lundi 29 octobre 2012 - par Surya

Chasser le mammouth

Quel est le nombre d’enseignants de l’Education Nationale qui démissionnent chaque année, se demande-t-on lorsqu’on prend connaissance de leurs difficultés ? Difficile de le savoir, mais cet article donne quelques estimations. Pourquoi démissionnent-ils ? Même des enseignants qui se disent passionnés par leur métier en viennent à démissionner !

Il y a des années, un documentaire télévisé exposant le quotidien d’enseignants dans des classes survoltées de collèges difficiles m’avait fait dresser les cheveux sur la tête. Classes impossibles à tenir, ados têtus, souvent arrogants, qui « répondent », manque total d’intérêt pour la discipline enseignée, walkman sur la tête en plein cours… (de nos jours on parle même du portable qui sonne en plein cours… et de l’élève qui prend l’appel !) insultes quand ça dérape, menaces aussi parfois, indifférence totale devant les sanctions. Des articles alertant sur la situation de l’Education Nationale et exposant les difficultés des enseignants m’ont donné envie d’en savoir plus. J’ai cherché des forums de discussion réservés aux enseignants, et j’ai lu… Et puis, le 24 octobre, un article de Rosemar au sujet du suicide d’une enseignante (un de plus, car si on suit l’actualité on voit que cela n’est pas le premier) m’a confortée dans ma décision d'écrire cet article pour contribuer à apporter aux enseignants le soutien qu’ils méritent, et que souvent ils ne trouvent pas. Ou plus exactement, qu’ils ne trouvent plus. Cet article est une tentative de synthèse de ce qu’on lit dans ces forums, à laquelle j’ai ajouté quelques opinions personnelles sur la place de l’enseignement dans notre société.

Les enseignants ne sont pas les seuls, loin de là, à mériter le soutien de la société, mais il semblerait qu’ils soient les seuls dont on n’accepte même pas d’écouter les plaintes, les revendications. Tout le monde s’accorde à dire que le métier de policier est dur, et on les plaint lorsqu’ils craquent. Tout le monde sait à quel point les agriculteurs en bavent, et on les plaint lorsqu’ils craquent. Tout le monde sait à quel point les cadres en bavent aussi, très souvent, on les comprend lorsqu’ils craquent et on blâme alors leur patron. Les enseignants en bavent, eux aussi, il suffit de lire leurs témoignages pour en être informés, mais personne ne les plaint quand ils craquent, pour l’unique raison qu’ils ont plus de jours de vacances que les autres !

Quand on se met à lire ces forums, on se rend compte de la gravité du problème. De plus, les problèmes que rencontrent les enseignants au quotidien, comme le manque de discipline des élèves, la violence au quotidien, qu’elle soit verbale ou même physique… ne sont plus, de nos jours, le fait des plus grands. Même les classes de maternelle ne sont plus épargnées ! Ce qu’on lit dans ces forums est parfois effrayant.

Il ressort également de ces lectures que la situation des enseignants, tant au niveau de leurs conditions de travail que de celui du comportement des enfants, s’est très fortement dégradée ces dernières années.

Bien entendu, il y a aussi des enseignants heureux. Tous ne finissent pas en dépression nerveuse, laminés, cassés par le métier. Il y a aussi sur les forums, heureusement, des enseignants qui viennent dire qu’ils sont très bien dans leur classe, et que tout se passe bien, que ce métier est pour eux une véritable passion et qu’ils le feront jusqu’à la retraite. C’est formidable d’être ainsi passionné par son métier, cependant ces enseignants ne sont pas plus méritants que les autres, ceux qui n’y parviennent pas, ou qui y parviennent mais en ont ras le bol. Les enseignants qui tiennent le coup et sont heureux dans leur métier semblent, si l’on se base sur ce qu’on lit dans leurs interventions, être soit ceux qui enseignent dans des conditions idéales, car cela existe (on a presque envie de dire cela existe « encore ») soit ceux qui acceptent de considérer leur métier comme un véritable « sacerdoce », un mot souvent prononcé dans ces forums, comme une mission pour laquelle ils doivent se donner corps et âme, qui acceptent de consacrer, en recherches, en préparations de cours, en corrections diverses, en travail administratif lié à l’école, la moindre minute de loisirs dont ils disposent, la totalité de leurs jours de congés et de leurs vacances, ces fameuses vacances que tant de non-enseignants leur envient et qu’on leur crache systématiquement à la figure comme la preuve que leurs revendications et leurs plaintes n’ont pas lieu d’être. Ces enseignants là se jettent à corps perdu dans le travail, et ne font plus que cela. Certains enseignants le reconnaissent. Est-ce une bonne chose ? Cela n’est-il pas, au final, tout aussi destructeur ?

Il semblerait que les enseignants ne peuvent s’en sortir que s’ils entrent totalement dans le moule. S’ils oublient qui ils sont pour revêtir le nouveau –et définitif- costume de « serviteur de l’Education Nationale ». Cela passe par l’intégration d’une sorte de novlangue propre à la profession, un exemple frappant étant le ballon, tout le monde sait ce qu’est un ballon, qu’ils sont supposés nommer le « référentiel rebondissant » ! On croit rêver ! Les élèves sont devenus des « apprenants », quant aux stylos, ce ne sont pas des stylos, mais des « outils scripteurs ». On ose à peine y croire… Ils en rigolent parfois sur les forums, où la lecture de certains messages peut cependant s’avérer difficile car remplis de jargon professionnel incompréhensible pour le profane et, pire encore, d’une quantité inouïe de sigles.

On comprend très vite que si demain, dans six mois ou cinq ans, les textes préconisent de nommer un ballon, un élève ou un stylo au moyen de nouveaux termes, les enseignants devront s’exécuter immédiatement et sans se poser de questions. Formatage du cerveau… Cela est symptomatique de la façon dont le « mammouth » (comme les enseignants, et pas seulement eux, appellent souvent leur employeur) semble traiter le corps enseignant, considéré comme de simples « pions » (beaucoup d’enseignants se plaignent dans les forums d’avoir le sentiment de n’être que des pions) censés appliquer docilement les derniers textes en vigueur, les dernières instructions pédagogiques venues de là-haut, même si elle contredisent radicalement tout ce qui avait été préconisé auparavant. L’exemple le plus souvent cité étant les problèmes liés à la méthode d’apprentissage de la lecture. Là haut, on discute, on débat. Syllabique ou globale ? On tranche, on pond un texte, les enseignants doivent appliquer. On change d’avis ? Les enseignants doivent s’exécuter. De même, lorsqu’ils racontent leurs inspections (car les enseignants sont inspectés, et de plus notés, comme des enfants) il apparait qu’on leur demande et qu’on leur reproche parfois tout et son contraire, suivant l’année et suivant la personne qui inspecte.

On a l’impression en lisant que ces forums sont le seul endroit où les enseignants peuvent vider leur sac. Certains enseignants parlent également de cette impression d’être toujours en représentation devant leurs élèves. Ils sont exposés, jetés sur le devant de la scène, jugés en permanence (même par les plus petits, en tout cas par les élèves en général, mais aussi les parents, la hiérarchie, jusqu’à la société dans son ensemble…), et en permanence aussi obligés de tenir leur classe, de ne rien laisser passer, ne rien lâcher s’ils veulent avoir une chance de pouvoir enseigner. Enseigner, tout simplement. Ils expriment alors avec lassitude l’épuisement supplémentaire que cela engendre.

Ce qui ressort aussi de tous les articles, commentaires et forums lus est le fossé abyssal qui sépare les enseignants des non-enseignants. L’agacement en raison des non-enseignants qui les accablent sans arrêt de reproches. Les non-enseignants ne comprennent pas comment une personne disposant de tant de temps libre et de la sécurité de l’emploi peut oser se plaindre, sans la moindre honte, devant ceux qui doivent se battre pour survivre lorsqu’ils perdent leur emploi, ceux qui bossent plus de trente-cinq heures par semaine, ceux qui ont un patron sur le dos qui leur crie dessus toute la journée et leur met constamment la pression pour qu’ils atteignent des objectifs impossibles à atteindre, ou leur impose des délais impossibles à tenir… Leur réaction est parfaitement compréhensible car le monde du privé est souvent très dur, et la compétition y est féroce. Beaucoup d’employés, d’ouvriers et de cadres craquent. Mais visiblement les enseignants subissent exactement la même chose, même si elle leur est présentée de façon différente, et travaillent également bien plus que les x heures officiellement annoncées dans les textes.

Question objectifs à tenir, celui qui montre que l’on prend vraiment les enseignants pour des imbéciles consiste à leur imposer la réussite de tous les élèves. En s’occupant individuellement de chacun, bien entendu. Certains parents reconnaissent ne pas avoir le temps de s’occuper correctement de leurs deux, trois… enfants, mais les enseignants, eux, sont supposés être en mesure de s’occuper individuellement de vingt-cinq, trente ou trente-cinq gamins. De plus, les enseignants ont, eux aussi, des comptes à rendre en permanence, pas à un patron comme dans le secteur privé non enseignant, mais des comptes à rendre à leur école elle-même, aux parents, à leur hiérarchie, et finalement à la société toute entière. Ca fait beaucoup, en effet.

Parfois, lorsqu’on lit certains posts dans les forums d’enseignants du primaire, et que l’on découvre de quoi exactement la personne se plaint, comme la visite de parents à quatre heures et demie, afin de discuter de choses diverses, on peut avoir du mal à comprendre pour quelle raison ils en font « tout un fromage » pour parler familièrement. Un entretien après la classe avec une mère de famille, pense-t-on au premier abord, n’est tout de même pas la mer à boire. Et puis on continue de lire, et on apprend que l’enseignant a passé la journée entière dans le bruit, car vingt-cinq, trente, voire plus, petits enfants de quatre ou cinq ans (ou pire, deux ans, mais c’est parait-il la mode de scolariser les enfants de deux ans et les jeter, si petits, dans des classes déjà surchargées…) ou trente ados font beaucoup de bruit, qu’ils sont difficiles à tenir, on apprend que l’enseignant vit en permanence dans un climat de stress et d’agitation, de tension nerveuse et de pression psychologique, qu’il est à ramasser à la petite cuillère le soir quand le dernier enfant est sorti de la classe, qu’il pensait avoir un moment bien à lui pour se « détendre » tout en s’attaquant à la montagne de travail nécessaire à la préparation de la classe du lendemain et finalement il voit « débouler » des parents qui pensent que la porte est toujours ouverte, qui ne prennent absolument pas la peine de demander un rendez-vous parce que de toute façon un instit ou un prof, c’est supposé être à leur entière disposition, que parfois ces parents ne parlent même pas de la scolarité de leur enfant, mais en viennent à confondre l’enseignant avec leur psychologue personnel, se mettant à relater leurs problèmes de couple, entre autres. On comprend mieux que ce n’est en fait que la goutte faisant déborder le vase d’une journée, une de plus, trop remplie et totalement harassante.

Parfois, on a du mal à saisir toute l’ampleur du malaise, de la fatigue des enseignants, de leur incroyable niveau de stress car certains posts sont trop courts et ne racontent pas avec suffisamment de détails leur vécu. Mais d’une part les enseignants se parlent entre eux, et se comprennent visiblement très bien sans avoir besoin de s’étendre, et d’autre part (certains s’excusent même de ce fait) avec le travail monumental de préparation qui les attend, ils n’ont pas le temps de faire plus long.

Autrement dit, ces forums nous apprennent que nous jugeons les enseignants au lieu d’essayer de les comprendre. Nous nous faisons une idée totalement erronée de leurs conditions de travail. Il est vrai que si nous n’avons jamais mis les pieds dans une classe, nous ne savons pas de quoi il en retourne. Pourtant, et bien que nous ne sachions pas, nous les accusons malgré tout d’exagérer, de se plaindre sans raison, sous prétexte qu’ils sont gratifiés de plus d’ heures de « loisirs », de jours de « repos » et de vacances… qu’ils utilisent, si toutefois ils répondent aux attentes de leur hiérarchie, et à celle des parents qui ne sont visiblement pas les derniers à leur coller la pression, à bosser, vacances y compris. Car plus ils bossent, plus ils sont performants en classe, et moins ils risquent de se laisser déborder. Surtout s’ils ont une classe difficile, avec des élèves en grande difficulté scolaire ou comportementale, ou des élèves relevant en fait de l’éducation spécialisée. Car, sous prétexte d’intégration, on met visiblement tous les enfants dans les mêmes classes. Des enseignants évoquent alors leurs difficultés avec tel enfant handicapé, dont ils n’ont absolument pas le temps de s’occuper, ni la formation nécessaire, ou avec celui-ci qui est autiste, etc… Finalement, ces enfants « intégrés » ne peuvent recevoir les soins et l’attention dont ils ont particulièrement besoin, et qu’ils trouveraient dans un milieu scolaire adapté à leur situation. Oui, mais voilà, ça coûte cher, et on n’a pas envie d’avoir les moyens.

Beaucoup d’enseignants annoncent un nombre d’heures de travail hebdomadaire, dont une grande partie non payées, celles consacrées aux préparations et aux corrections (mais aussi visiblement aux réunions et au travail administratif) qui ferait hurler bien des représentants syndicaux dans d’autres corps de métier.

Car, quelle personne travaillant dans le privé accepterait sans trouver cela anormal et sans protester de devoir ramener du travail à la maison absolument tous les soirs, de passer ses soirées entières à bosser, parfois jusqu’à tard dans la nuit ? Alors, si on accepte l’idée que c’est anormal pour quelqu’un du privé, assommé de travail par son patron, pourquoi critique-t-on les enseignants, pourquoi refuse-t-on de les écouter lorsqu’ils se plaignent de la même chose ? Est-ce parce que les enseignants sont considérés « à l’entière disposition » des enfants, des ados, de tout le monde, que personne ne les plaint lorsqu’ils n’ont plus un instant à eux pour se détendre, décompresser, fermer la porte de la vie professionnelle et ouvrir celle de leur vie privée et de leurs loisirs ?

Si l’on part d’une base de 24 heures de cours hebdomadaires (payées) pour un enseignant du primaire et du principe que pour chaque heure de cours il faut une heure (non payée) de préparations, de corrections… On en est déjà à 48 heures de travail hebdomadaires.

Je me souviens d’un autre reportage. On y voyait un plan montrant un couple d’enseignants de collège, assis un soir face à face à la table du salon. Tous deux étaient penchés sur une tonne de copies à corriger, des cours à préparer… La concentration indispensable à cette lourde tâche les empêchait de se parler, et même de se regarder. Un silence pesant régnait dans la pièce, seul le bruit des pages que l’on tourne venait animer la soirée, et elle passait ainsi, comme chaque soir, triste et monotone… Le reportage s’achevait sur la vision de ce jeune couple d’enseignants enfermés chacun de leur côté dans leur laborieuse solitude.

Beaucoup d’enseignants, sur les forums du primaire, se plaignent du côté trop accaparant de leur métier, devenu peu à peu une véritable obsession. Comme si l’école ou le collège leur parasitait le cerveau en permanence. Petit à petit, sans même s’en rendre compte, ils en sont venus à s’oublier, ne vivant plus que pour leur métier et n’existant plus qu’à travers lui. Sans doute parce que c’est ce qu’on attend d’eux : ils sont là pour répondre aux attentes, ils n’en font jamais assez leur fait-on comprendre. La pression psychologique semble permanente. A la fin, s’ils visitent un musée, au lieu de profiter de leur visite comme n’importe quel autre visiteur, et s’enrichir personnellement, le faire pour eux-mêmes, ils ne peuvent s’empêcher de penser durant toute leur visite à ce qu’ils peuvent en tirer pour l’élaboration d’une activité pédagogique. S’ils voient un objet, n’importe lequel, ils se mettent immédiatement à réfléchir à ce qu’ils pourraient bien en faire en classe avec les enfants…

Certains se plaignent même de rêver en permanence de l’école la nuit. « J’étais surinvestie et ma vie personnelle en a souffert, cela a été une de mes erreurs. En même temps, cela n’aurait pas été possible autrement : il fallait se jeter dedans. » (1)

Comment demander à un prof d’enseigner avec efficacité lorsqu’il se trouve devant une classe de trente, voire trente-cinq élèves, même chez les plus petits ? Toutes les classes ne sont pas surchargées, mais il existe bel et bien des classes de trente-cinq petits de trois ans. Beaucoup de non-enseignants répondent alors qu’autrefois les classes étaient bien plus chargées encore, et les enseignants s’en sortaient très bien. C’est tout à fait vrai, mais c’est oublier qu’autrefois, l’enseignant était un personnage respecté de la société, que le parent jouait son rôle de parent et éduquait l’enfant, que jamais un parent ne se serait permis de contester une punition donnée à son enfant, encore moins d’aller menacer l’enseignant (on entend même parler d’enseignants se faisant casser la figure à la sortie de l’école…), et puisque les parents respectaient l’enseignant, très naturellement les enfants imitaient le comportement de leurs aînés. Il n’y avait donc pas autant de problèmes de discipline à gérer, qui font dire à pas mal d’enseignants qu’ils en ont marre de passer leur temps à faire « le flic » en classe (ils disent aussi en avoir marre de faire également office, en plus de flic, de psychologue, scolaire ou pas, de travailleur social, de rééducateur spécialisé… J’ai même trouvé « gardien de zoo », cela semble dur et excessif en effet, mais que sait-on du quotidien de l’auteur du commentaire, à part qu’elle se fait frapper par un élève de CM1 en pleine crise ? C’est oublier aussi que nous vivons dorénavant dans une véritable culture du zapping, que les enfants, gavés d’informations brutes qu’on ne peut plus leur apprendre à trier et à analyser, du fait de la quantité à gérer, ne parviennent plus à se concentrer aussi facilement que ne le faisaient les générations précédentes. C’est oublier également que les modèles présentés aux enfants ne sont plus les personnes parties de rien et qui ont travaillé dur pour monter petit à petit les échelons de la société. On n’enseigne plus les vertus de l’effort, de la persévérance et de la patience. Les enfants ne comprennent donc plus l’intérêt de s’appliquer, de recommencer un travail bâclé. Ils ne reconnaissent plus en leur enseignant, toujours considéré dans certains pays, dans certaines cultures, comme un Maître à suivre, celui qui détient le savoir et la technique pour le transmettre. Il n’y a plus de relation de confiance.

Une société en crise, qui ne respecte plus ses enseignants, génère une jeunesse en crise qui ne respecte plus ses enseignants. Les parents le savent bien, et pourtant ceux qui ont parfois du mal à discipliner leurs deux ou trois gamins ne semblent pas comprendre pourquoi un enseignant peut avoir des difficultés à maîtriser, seul, une trentaine d’enfants ou d’adolescents.

Enfin, beaucoup d’enfants viennent de nos jours de foyers où le chômage a fait des ravages, où les difficultés sociales sont lourdes, et lorsqu’ils constatent qu’un diplôme ne suffit même plus pour assurer un emploi à la sortie, on comprend finalement leur désintérêt de l’école, et celui de leurs parents. L’école, de nos jours, ça ne paye plus. Il faudrait que l’enfant aille à l’école pour le seul plaisir d’apprendre, mais ce n’est sûrement qu’un doux rêve. La vraie utopie, la vraie société idéale, se situe peut-être là.

Une chose m’a frappée. Dans beaucoup de posts écrits par des enseignants envisageant la reconversion, s’exprime une vraie peur de démissionner en raison de la crainte de travailler dans le privé (pas l’enseignement privé, mais des emplois dans d’autres secteurs), et au-delà, l’angoisse face à l’inconnu, voire même pour ceux qui envisagent de devenirs indépendants, la peur de se lancer, de voler de ses propres ailes. C’est bien compréhensible. Beaucoup d’enseignants n’ont jamais travaillé dans le privé, n’ont jamais rédigé de CV ni passé d’entretien d’embauche. C’est un monde totalement nouveau et inconnu pour eux. Alors, pourquoi « Rédaction de CV », ou « Entretiens d’embauche » ne seraient-elles pas des matières enseignées à l’école ? Trop utilitariste ?

Ce qui semble retenir le plus les enseignants est la peur de perdre leur statut de fonctionnaire. Beaucoup cherchent apparemment à sortir de l’enseignement tout en restant dans la fonction publique. Beaucoup aussi se rendent compte qu’avec le type de diplôme qu’ils ont, et le peu d’expérience professionnelle dont ils disposent, ils auront du mal à faire autre chose. Parfois, ils ne savent tout simplement pas vers quoi s’orienter et paniquent à l’idée de devoir faire ce métier toute leur vie.

Plus inquiétant encore, beaucoup d’enseignants ressentent apparemment la honte d’avoir craqué, et une réelle culpabilité à l’idée de démissionner, s’ils peuvent et veulent le faire. Car plus que jamais, le mot « démissionner » contient le mot mission dès lors qu’il s’agit d’enseignants. Ils deviennent des ratés aux yeux de beaucoup, ou provoquent l’incompréhension, y compris de leur propre famille pour certains. Ils ont failli à leur mission, ils n’ont pas été à la hauteur, ils se sont dégonflés, ils n’ont pas suffisamment essayé, mais pire que tout ils ont laissé tomber les enfants... Ces enfants dont la société se fiche bien qu’ils aient accès à la violence à la télé, sur internet… Ces enfants qu’on dresse à devenir de parfaits petits consommateurs, à qui l’on nie parfois même le droit d’être des enfants, vulnérables et fragiles, deviennent tout à coup sacro-saints dès qu’un enseignant a osé avoir le culot de les « abandonner ». La pression psychologique semble décidément immense…

Enfin, les passerelles semblent quasi inexistantes pour les enseignants en désir de reconversion. Beaucoup de témoignages donnent l’impression que lorsqu’on a mis ne serait-ce qu’un pied à l’Education Nationale, c’est fini, il est très difficile de s’en sortir. Comme si l’on était tombé au beau milieu d’une mare pleine de sables mouvants. On peut parfois lire de véritables appels à l’aide pour trouver une solution de reconversion, une porte de sortie.

Il y a bien une sorte de « cellule mobilité  » à l’Education Nationale, et des « conseillers à la mobilité », mais il semblerait selon les témoignages qu’ils soient peu efficaces. Tout cela n’apporterait que peu d’aide aux personnes souhaitant se reconvertir à l’extérieur et changer complètement de métier. Lorsqu’on visite le portail internet mis en lien ci-dessus, on voit qu’il s’agit d’aider les enseignants à aller enseigner ailleurs, ou dans d’autres domaines, à devenir directeur/trice d’établissement (certains l’ont fait et disent l’avoir amèrement regretté, d’autant que, selon l’endroit où ils se trouvent, ils doivent assurer la direction de l’établissement en plus de leur mission d’enseignement !), il s’agit d’occuper d’autres postes, comme des postes administratifs, mais toujours au sein de l’Education Nationale… Visiblement, on ne chasse pas aussi facilement le mammouth de sa vie, et l’animal garde bien ses proies. Lorsqu’il est proposé une aide pour se diriger vers une autre fonction publique, cela passe toujours par le « détachement ». Mais ces détachements sont apparemment très durs à obtenir, ils dépendent d’une autorisation et ne sont pas définitifs. Les personnes détachées pour de courtes durées sont ensuite automatiquement rappelées à l’Education Nationale.

Quant à la partie « Créer ou reprendre une entreprise », elle ne donne que deux ou trois liens qui, certes, peuvent s’avérer utiles, mais dont on pense que l’enseignant est parfaitement capable de les trouver tout seul. Du reste, si l’enseignant crée son entreprise sans avoir au préalable donné sa démission, il entre alors dans le cadre du cumul d’emplois, et non seulement il doit alors demander l’autorisation de créer cette entreprise, mais cette autorisation ne lui sera de toute façon accordée que pour deux ans, renouvelable éventuellement pour une année supplémentaire. Alors, à quoi sert cette cellule mobilité, puisque la meilleure chose à faire pour un enseignant qui désire passer à autre chose est visiblement de donner en premier lieu sa démission, de « chasser le mammouth » ? Le problème, c’est que ce n’est souvent pas possible, financièrement parlant, de donner sa démission.

Il existe une « indemnité de départ volontaire » donnée sous certaines conditions aux enseignants démissionnaires, surtout s’ils créent une entreprise, mais les témoignages sur les forums montrent que l’obtenir est un véritable parcours du combattant face à une administration qui, de plus, n’accorderait pas toujours les sommes dûes.

Les enseignants qui ne souhaitent pas démissionner, par peur ou autre, essayent alors de se mettre en « disponibilité » pour tenter de trouver autre chose, mais là, ils ne perçoivent plus leur salaire non plus, et là aussi, cette mise en disponibilité dépend d’une autorisation. Alors certains (beaucoup ? Je n’ai aucun chiffre), ne voyant pas d’issue possible, ou d’autres trop accaparés par leur métier et ne voyant pas venir la crise, craquent, tombent en dépression, et n’ont plus d’autre choix que de se faire arrêter. Il est terrible de lire le récit de leurs crises d’angoisses à l’approche de la date fatidique de leur reprise d’activité, et beaucoup font tout ce qu’ils peuvent pour parvenir à faire prolonger leur arrêt maladie. Mais cela est identique bien sûr pour toute personne tombée en dépression. Les enseignants ne sont sans doute pas, à ce sujet, plus à plaindre que les autres.

Je pense qu’il serait une erreur de penser que les enseignants dépressifs étaient de toute façon au départ des êtres fragiles et vulnérables, ou des personnes sans autorité qui n’avaient rien à faire dans l’enseignement. Déjà, dire cela serait reconnaître que l’enseignement est un monde très dur, un monde où il faut tenir le coup, mais de toute façon il semble que c’est surtout un monde où même une personne psychologiquement solide et équilibrée au départ peut, au fil des mois ou des ans, perdre ses repères, se fragiliser psychologiquement et nerveusement, et finir un jour par craquer. Voire commettre l’irréparable.

Au-delà des difficultés dans l’exercice des fonctions d’enseignant exposées sur les forums, on est donc particulièrement frappé de lire les obstacles énormes qui se dressent devant les enseignants (et peut être tous les fonctionnaires ?) lorsque la décision de reconversion s’impose à eux. La démission elle-même dépend du bon vouloir de l’administration, et il y aurait visiblement des cas où elle serait refusée. (1)

Quant à la hiérarchie, elle ne semble pas soutenir du tout les enseignants. Ni dans leurs difficultés du quotidien, encore moins lorsqu’ils craquent, et pas vraiment lorsqu’ils essayent de s’en sortir. Très nombreux sont les témoignages au sujet de problèmes avec cette hiérarchie, racontant le manque de soutien (pas toujours évidemment, parfois on lit des cas où la hiérarchie a soutenu l’enseignant, notamment face à des parents agressifs), mais aussi des cas de harcèlement moral et d’acharnement. Beaucoup d’enseignants se plaignent également d’avoir été cassés, démolis pour des broutilles lors de leurs inspections. L’impression d’être infantilisé est aussi très souvent évoquée.

S’ils se soutiennent beaucoup, donnent des conseils, se remontent le moral dans les forums, si l’on y voit une réelle solidarité, basée bien sûr sur la compréhension, les enseignants, bien qu’ils vivent les mêmes galères au quotidien, n’encouragent pas, semble-t-il, leurs collègues à la démission. On lit parfois des réponses du genre : « tu ne vas tout de même pas démissionner ! Pour faire quoi après ? Au moins ici, nous avons la sécurité de l’emploi, et tu sais, en tant de crise… » La démission semble l’ultime recours, car la peur et l’angoisse de l’avenir sont très présentes.

Il est frappant aussi de voir la fréquence avec laquelle certaines expressions ou certains mots reviennent dans ces forums. Ceux que l’on rencontre le plus souvent sont (dans le désordre) : « en représentation », « boule au ventre », « crise d’angoisse », « dépression », « n’en peux plus », « sur les rotules », « usant », « plus de patience » ou « patience à bout », « stress », « bruit », « faire le flic », « se faire presser », « infantiliser », « mammouth », « soldat », « pion », « sacerdoce »…

Certains enseignants finissent par franchir le cap et se lancer tout de même dans un changement de métier, ou monter leur boîte. Beaucoup disent ne rien regretter. On se demande alors pourquoi tant de personnes fantasment à l’idée de devenir « maître » ou « maîtresse d’école », ou prof. Certains ont franchi le cap, dans l’autre sens, donc, laissant tomber un emploi qu’ils trouvaient trop prenant, une hiérarchie trop exigeante, croyant améliorer leur quotidien professionnel en passant les concours de recrutement de l’enseignement. On lit alors pas mal de témoignages d’amertume, de regret et de désillusion.

Il n’est donc pas étonnant que la profession attire de moins en moins de candidats. Quand y aura-t-il une véritable politique consistant à donner la priorité absolue à l’enseignement ? Les classes surchargées à une époque où elles ne devraient plus l’être, les fermetures de classes, y compris celles concernant les élèves en réelle difficulté… On dirait que tout est fait pour pousser les parents qui le peuvent à mettre leurs enfants dans le système éducatif privé, et pour ceux qui ne peuvent pas, pour les plus vulnérables, tant pis pour eux, qu’ils se débrouillent !

L’enseignement est la base de tout, c’est le principal pilier de la société, et tout repose sur lui. Sans enseignement de qualité, il n’y a pas d’avenir, et pas d’épanouissement possible pour la jeunesse d’un pays. Au-delà de l’avenir et du bien-être des élèves, c’est l’avenir du pays lui-même qui est en jeu. Si on laisse tomber l’enseignement, si on laisse tomber les élèves, celles et ceux qui feront la société de demain, si on laisse tomber les enseignants, qui choisissent ce métier difficile par amour du savoir et réelle envie de le transmettre, alors tous les systèmes politiques, qu’ils soient de droite, de gauche, du centre ou d’ailleurs, que l’on pourra mettre en place pour essayer ensuite de soigner les maux de notre société, n’y pourront rien changer. Quoi qu’aient fait les gouvernants pendant leur mandat, leur bilan se soldera toujours par un échec.

 

Notes, liens et références.

(1) (1) http://blogs.lexpress.fr/mammouth-mon-amour/2011/11/29/pourquoi-jai-demissionne-de-leducation-nationale/

 

Les captures d’écran mises en illustration proviennent de ce forum

Consulter aussi cette page sur cet autre forum. Et en général le contenu du forum. Je ne connais pas la fréquence à laquelle les incivilités ou agressions de professeurs ont lieu, mais la lecture des forums donne le sentiment qu’ils sont fréquents, et même de plus en plus fréquents. Il est en tout cas nécessaire d’avoir connaissance de ces faits, et de lire les commentaires qu’ils suscitent, afin de prendre toute la mesure du risque que constitue dorénavant ( !!) l’exercice du métier d’enseignant. 

J’ai découvert qu’il existe un forum spécialement dédié à ceux qui veulent quitter, ou qui ont quitté l’enseignement. Ce forum est lui aussi plein de témoignages édifiants de profs et d’instits. On y trouve également une courte revue de presse sur la reconversion des enseignants.

Il existe beaucoup d’autres forums de discussion pour le monde enseignant.

Lire cet article

A lire aussi, cet article sur le suicide d’une enseignante, et en général sur les conditions de travail des enseignants. 

L'image de mammouth provient de Wikipedia et est dans le domaine public.



101 réactions


    • Surya Surya 4 novembre 2012 13:15

      C’est vrai, vous avez parfaitement raison de rappeler que la généralisation empêche d’avoir un jugement objectif. Le fait que je sois entièrement de votre avis sur cette question ne m’empêche pas de généraliser moi aussi quand ça me prend. J’espère en ce qui me concerne ne pas l’avoir trop fait ici. Ca me fait penser que je n’aime pas quand j’entends quelqu’un dire : « oh, les gens sont comme si, les gens sont comme ça. » Non seulement c’est faire de la généralisation, mais de plus personne n’est extérieur à la société, nous faisons tous partie des « gens » pour les autres que nous mêmes.
      Bonne journée à vous.


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