France : la restauration traditionnelle est-elle menacée ?
C’est un fait que chacun de nous a pu constater au fil des ans : notre pays compte toujours plus d’enseignes de restauration rapide et d’établissements servant de la cuisine étrangère. Et cela au détriment des restaurants dédiés à la tradition culinaire française, toujours moins nombreux. Zoom sur le cas représentatif de Rennes…
Comme chacun le sait, la crise du Covid-19 a, malgré les aides de l’État, mis en difficulté de nombreux restaurants, pénalisés notamment par la désertion d’employés partis chercher dans d’autres secteurs d’activité du travail moins éprouvant. Ce n’est toutefois pas cette menace qui est évoquée ici, mais la multiplication dans nos villes des enseignes de restauration servant de la cuisine étrangère, souvent exotique, au détriment des établissements de cuisine traditionnelle de nos terroirs.
Le phénomène a pris de l’ampleur dans notre pays il y a plusieurs décennies dans deux types de lieux : les quartiers à forte vocation touristique et les villes de concentration des populations immigrées. Puis, à l’instar de ce qui s’est passé au-delà de nos frontières, il s’est progressivement étendu, non seulement à l’ensemble des métropoles et des villes moyennes, mais également aux petites localités de nos campagnes. D’où cette question que l’on peut légitimement se poser : la restauration traditionnelle française a-t-elle perdu la bataille ?
Manifestement non, du moins pas encore. Mais, pour étalée qu’elle ait été dans le temps, l’« invasion » n’en a pas moins été révélatrice de la mondialisation en marche. Un processus qui, à l’évidence, n’est pas terminé : pizzaïolos, rois du tajine, spécialistes en yakitori et autres experts de la cuisine tandoori continuent de s’implanter sur le territoire, et cela jusque dans de modestes bourgs où il n’est désormais pas rare de découvrir, en lieu et place d’une ancienne auberge traditionnelle, ici une enseigne chinoise, là un restaurant maghrébin, ailleurs un établissement indo-pakistanais.
Mais c’est évidemment dans les villes grandes et moyennes que le phénomène s’est développé de la manière la plus spectaculaire. De Lille à Marseille, de Brest à Grenoble, de Strasbourg à Bordeaux, quiconque voyage peut le constater. Que cette mutation sociétale ait d’abord pris naissance à Paris, rien d’étonnant, eu égard au caractère cosmopolite de la capitale française et au tropisme qu’elle a toujours exercé. Qu’elle ait atteint, ô surprise, la ville de Lyon, mondialement réputée pour sa gastronomie – dont le tablier de sapeur et la cervelle de canut sont emblématiques – est autrement plus surprenant. De là à penser qu’entre Rhône et Saône, l’on pousse le bouchon un peu loin aux yeux des tenants de la tradition, il n’y a qu’un pas.
L’omniprésente galette bretonne
Dans la ville de Rennes, l’on compte des dizaines de crêperies. Certes, nous sommes en Bretagne, mais force est de reconnaître que ce type de restauration bon marché et familial gagne chaque année plus de terrain, et pas seulement en terre armoricaine : on peut faire le même constat sur tout le territoire national. Y compris dans les stations de sports d’hiver, ainsi qu’au cœur de régions très réputées en matière de patrimoine gastronomique comme l’Auvergne, la Bourgogne ou la Gascogne. L’art et la manière d’utiliser la billig (plaque de cuisson) y sont désormais parfaitement maîtrisés. Une Auvergne où la galette de sarrasin, localement appelée bourriol, existait pourtant dans l’ouest du Cantal bien avant cette invasion de la krampouezenn (galette) bretonne. Le bourriol n’a pas pour autant disparu, mais sa notoriété ne dépasse guère les limites du département.
Les crêperies mises à part, la cuisine traditionnelle (prise au sens large) résiste bien dans la métropole rennaise, et cela malgré l’invasion des enseignes de restauration rapide de type fast-food, sandwicherie, kebab qui, rappelons-le, représentent en moyenne plus de 35 % de l’offre sur le territoire français ! Outre l’étoilé Michelin IMA, dirigé aux fourneaux par le chef Julien Lémarié, et son alter ego Racines, où s’exerce le talent créatif de la cheffe Virginie Giboire, la métropole bretonne compte de nombreux restaurants qui affichent dans leurs menus les plats classiques présents dans la majorité des régions de France. Mais pas seulement : sont également proposés sur les cartes, ici une cuisine de la mer, là de la restauration savoyarde ou alsacienne, ailleurs des spécialités du sud-ouest. Rennes compte même pour les amateurs de ripaille médiévale une auberge où l’on peut s’émoustiller la gargamelle de joues de porc et d’escargots flambés arrosés d’hypocras.
Une offre traditionnelle par conséquent solide mais fortement concurrencée par une impressionnante légion étrangère faite de cuisiniers ayant franchi montagnes et océans pour venir flatter nos papilles gustatives de leurs saveurs exotiques ou ayant inspiré des collègues français. Rennes compte en effet des dizaines d’établissements où sont servies des spécialités qui puisent leurs racines dans la tradition gastronomique de quatre continents. Seule l’Océanie est absente des tables rennaises, encore privées de filets de kangourou aux figues ou de banana bread (cake à la banane).
Un exotisme tempéré si l’on prend en compte la solide armada italienne constituée des inévitables pizzérias et autres restaurants transalpins. Avec une cinquantaine d’enseignes, i nostri amici italiani se taillent la part du lion de l’offre d’origine étrangère. Encore doit-on remarquer que sur ce plan, Rennes ne se démarque pas des autres métropoles régionales où pizza regina et spaghetti alla bolognese sont omniprésents, jusque dans la très bourgeoise Bordeaux, de plus en plus infidèle à ses entrecôtes « marchand de vin » ou à ses lamproies au sauternes.
Que sont nos plats traditionnels devenus ?
Et que dire de la cuisine originaire du continent asiatique ? Elle est présente dans une soixantaine d’établissements se répartissant entre indiens, chinois, thaïlandais, vietnamiens, japonais ou coréens. On trouve même un tibétain dont la patronne, soit dit pour l’anecdote, est très amie de celle du restaurant parisien Norbulinga, elle-même très proche avec son mari du Dalaï-Lama. Le monde est décidément très petit !
Cela dit, tous les Rennais qui souhaitent voyager le temps d’un repas n’aspirent pas à goûter la cuisine asiatique. Qu’à cela ne tienne, il leur reste de multiples autres possibilités dans les dizaines de restaurants restants. Et quelle variété ! Aux établissements précités s’ajoutent en effet des maghrébins, des libanais, des grecs et des turcs, des mexicains, des créoles et caribéens, des africains sub-sahariens et même un brésilien et un hongrois. De quoi, là aussi, se réveiller les papilles en dégustant un tiéboudienne de Casamance, une feijoada du Nordeste, un stifado du Péloponnèse ou un goulash de Transdanubie.
Comme on peut le constater, l’offre est très large et particulièrement variée dans la métropole bretonne. Il est vrai que Rennes est un important pôle universitaire dont près du quart de la population est constitué d’étudiants et de chercheurs. Parmi eux, de nombreux étrangers, ravis de retrouver ici ou là les saveurs de leur pays et de les faire découvrir à leurs amis et condisciples français.
Quoi qu’il en soit, une chose est avérée : universitaires ou pas, toutes les villes de notre pays connaissent aujourd’hui le même phénomène, à des degrés plus ou moins important. N’est-ce pas, amis strasbourgeois chez qui l’agneau tikka massala concurrence désormais le poulet au riesling ? Ou camarades clermontois plus familiers dorénavant du bœuf chop-suey que du coq au vin ?
La mondialisation est un fait irréfutable, et elle se vit non seulement dans la généralisation planétaire des enseignes de prêt à porter ou de matériel numérique, mais également dans nos assiettes. Personnellement, je n’y vois pas d’inconvénient, étant amateur de cuisine exotique et de saveurs nouvelles. Je n’en regrette pas moins, de temps à autre, la disparition presque totale des recettes de nos grand-mères sur les cartes des restaurants. Que sont nos petit salé lentilles, bœuf gros sel ou tête de veau ravigote devenus ? Il y aurait sur ce plan beaucoup à dire, de même que sur la qualité de la cuisine servie dont il faut bien reconnaître qu’elle n’est pas toujours à la hauteur de l’attente des clients. Mais comme dirait Kipling, ceci est une autre histoire…