L’amitié format « Que sais-je ? »
Quand les universitaires veulent faire entrer certains sujets dans leurs formats, cela donne de bien étranges objets. Il en est ainsi de l’amitié. Le thème est trop vaste pour être formaté, plus divers et plus ondoyant que l’amour. Jean Maisonneuve a plus raisonnablement réduit son précis à le seule Psychologie de l’amitié, (Que sais-je ? n°3707, PUF 2004).
Après une tentative de définition bien pâle, deux parties livrent « l’apport littéraire », puis « les recherches psychosociales ». Le lecteur mesure immédiatement combien réductrice est cette approche qui se contente de juxtaposer poésie des sentiments et enquêtes chiffrées. Il pèse aussi le préjugé scientiste qui part du « littéraire » pour aller vers le « dénombrable », comme si le second apportait des informations humaines meilleures que le premier. Mais nous ne voudrions pas être trop sévère pour cet impossible objet. Le format 127 pages, quel que soit le thème, ne saurait donner qu’un survol. L’attracteur étrange qu’est l’amitié est trop insaisissable pour être appréhendé dans sa totalité. L’approche contradictoire de l’auteur, malgré ses limites évidentes, nous en apprend quand même un peu.
L’amitié est une « affinité » : ce terme ancien n’est pas venu par hasard de l’alchimie. Il est passé en littérature pour désigner la proximité, la ressemblance et l’attrait « sans raison » de quelqu’un pour quelqu’un d’autre. L’amitié n’est pas sexuelle mais aborde d’autres dimensions, comme l’affection ou la tendresse. Plus que la sympathie, car durable, plus que la camaraderie issue des contacts sociaux obligés, plus que le lien communautaire toujours collectif, l’amitié arrache de façon profonde l’individu à sa solitude essentielle. Elle est communication, puis entraide, enfin fidélité.
L’histoire littéraire ne nous dit pas grand-chose, si l’on en croit ce formatage universitaire. Forte chez les Grecs (mais pourquoi ?), présente dans l’Evangile (mais dans quel but ?), elle est une forme privée d’humanisme chez les Romains, avant de renaître collectivement dans la chevalerie, en opposition au concept indifférencié de la charité d’église. Aux temps modernes, nul depuis Montaigne n’en a donné de meilleure définition : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi. » Ce disant, Montaigne recycle Aristote et l’on en revient au mystère grec qui reste inexpliqué.
Lorsque l’économie s’en mêle, l’utilitarisme anglais suscite la réaction du libéral Adam Smith. Il voit en l’amitié un lien gratuit et spirituel dans une société où la liberté des échanges fait croître l’individualisme. Comme quoi seuls les ignares assimilent « libéralisme » et « marchandisation ».
Le romantisme transforme l’amitié antique, devenue classique donc lucide et modérée, en aveuglement passionnel et en violence « amoureuse ». Les « orages désirés » font encourager par le XIXe siècle bourgeois les amitiés de jeunesse, de l’enfance campagnarde à la trouble sensibilité des collèges, par peur frigide de toute ébauche de sexualité entre garçons et filles. L’engrossement est une dévalorisation du bien social que constitue la fille, l’enfant légitime constitue un capital investi pour accumuler de l’héritage. Tout batifolage prémarital ne saurait donc être que péché. Chaque sexe doit trouver une soupape entre soi avant que la famille ne décide. Le journal intime devient donc, jusqu’à Gide, un exutoire de l’affectivité et un genre littéraire. Proust, par contraste (mais on sait pourquoi) est l’anti-amical par excellence, « lui imputant une sorte de médiocrité et de détournement de soi » (p.47). Trop narcissique pour partager, trop confus sexuellement pour ne pas mélanger les genres, trop hanté par le Grand oeuvre à sortir de soi, toute irruption de l’Autre ne peut être pour lui qu’une gêne. Sartre reprendra cette conception dans L’Etre et le Néant, les relations avec autrui « impliqueraient l’aliénation, l’illusion, l’incommunicabilité » (p.54). Sous la langue de bois philo-marxiste, on perçoit sans peine la sécheresse de coeur du petit moi bourgeois.
Le monde contemporain, bien que sentimental et narcissique, renoue avec l’éternel de l’amitié, un attachement affectif non sexuel. Les enquêtes psychosociales mettent en avant les cadres sociaux qui donnent naissance à l’amitié : la proximité spatiale et la similitude de statut. « En trente ans, 1960-1990, ni le nombre moyen d’amis ni les zones de fréquence n’ont sensiblement changé. Ils se situent entre trois et quatre amis intimes. » (p.69) L’urbanisation renforce le rôle de l’amitié qui se clive surtout par affinité d’âge et de sexe et, un peu à part, par le niveau de vie. L’ami se doit d’être gai, intelligent et compréhensif, critères clés de l’être sympathique aujourd’hui. Mais on exige surtout qu’il écoute et partage et l’on veut pouvoir compter sur lui. Pas inutile, au fond, cet étrange Que sais-je ?.