mercredi 23 février 2011 - par Garnier Denis

Le cadre, un enjeu, un homme seul !

Le XXIème siècle n’a de cesse que le morcèlement de toutes les formes de classe. Le cadre ne serait-il plus un salarié comme un autre ? Est-ce un relent du corporatisme historique ou l’avènement d’une classe intermédiaire dans l’organisation du système de production et de financiarisation de l’économie ? Le cadre fait l’objet de toutes les convoitises. Il devient le centre de tout, l’interface entre l’intérêt de l’entreprise et la production des salariés et pour certains d’entre eux, les mercenaires du pouvoir. Le masque se fissure. La prise de conscience portant sur ce nouveau rôle qu’ils doivent jouer dans le système de production fait progressivement son chemin. Leur rôle devient essentiel pour atteindre les objectifs de l’entreprise. Le relatif échec de l’intéressement collectif ou de la participation chère au Président De Gaulle, jusqu’au basculement économique des années soixante-dix, incitent les libéraux mondialisés à passer à la vitesse supérieure.

Ce sont les Etats-Unis qui lanceront l’offensive en rattachant la rémunération des cadres aux objectifs de l’entreprise. Les actions gratuites, les stocks options, les primes diverses seront autant de raisons de se détacher de cette classe « marxisante » à laquelle ils appartiennent tout en l’ignorant. Mais la posture du cadre ne suffit plus, elle ne doit plus simplement se contenter d’encadrer des hommes elle doit aussi entreprendre un nouveau rapport au travail. L’image est donc valorisée à l’extrême au point d’appeler cadre, tous les salariés d’une même entreprise dans certains secteurs activités, comme dans certaines sociétés de service ou start-up. Le cadre devient le travailleur unique d’un projet, le chargé de mission d’un objectif précis pour lequel il est le seul redevable, le seul responsable, le seul coupable du mauvais résultat. C’est un autre aspect de l’individualisation du travail. Le statut de cadre est une manière pour le patronat de créer une classe intermédiaire, dont les bases de rémunération doivent se différencier de celles des ouvriers. Ils doivent devenir partie intégrante de l’entreprise, comme les murs et les machines. Toutes les études sur l’évolution des rémunérations du travail font ressortir que les cadres s’en sortent mieux que les autres.

C’est donc avec intérêt et curiosité que j’ai lu le récit de deux d’entre eux[1]. Âgés de trente-cinq ans, futurs ex-cadres dynamiques diplômés de Sciences-Po, ils décrivent « tout ce que les jeunes cadres savent mais qu’ils taisent et donc que les autres ignorent : les nouvelles formes de violence, le diktat de la bonne humeur et de la convivialité, la fausse liberté qu’offre la flexibilité, le supplice du timesheet,[2] la folie de l’évaluation et de l’autoévaluation, le manque de reconnaissance, etc., etc. Nous sommes des ressources interchangeables ».

Ils expliquent le barbarisme du langage des cadres qui est formé d’abréviations, d’anglicismes et dont ils donnent en fin d’ouvrage un répertoire très complet. Le TTU est le plus tôt possible, le N+1 le boss, etc. Ils inventent des mots comme « aspirationnel » anglicisme hideux qui signifie susciter le rêve d’une cible, d’une génération en jouant sur ses aspirations. Le cadre devient le pourfendeur des gaspillages et l’optimisateur de la marge. « On va les défoncer. Le client faut le violer. Mettons les tripes sur la table ! » « Une belle allégorie du libéralisme » écrivent-ils. Le N+1 encourage : « Je voulais te féliciter pour ton rate[3] qui est très bon. T’as cent vingt jours de facturés pour cinquante six de consommés ».

Comment s’étonner dans ces conditions que le syndicalisme des cadres est pour ainsi dire inexistant dans ces entreprises nouvelles, ces « start-up » dans lesquelles la conscience collective n’est utile que pour décrocher le résultat. Toutes les énergies sont concentrées sur l’identité de l’entreprise, sur la défense de « la boîte » dont la seule finalité est de réaliser les objectifs assignés et qui sont toujours plus élevés. Ces ex-cadres témoins de première ligne expliquent un fait nouveau prometteur. « Les cadres commencent à prendre leur RTT. Ils refusent une promotion pensant que la vraie vie est ailleurs, privilégiant une autre vie, la famille, le loisir, le repos. »

Leur « marginalisation » est un pur produit de la nouvelle économie mondialisée, du libre échange, de la course au profit. La prise de conscience pour de nouvelles formes d’existence, de management et d’objectifs réalistes est une évolution encourageante.

A l’hôpital, un monde que je connais bien, les enjeux du nouveau management des hommes et des objectifs ne sont pas différents même si le produit fini n’est pas de même nature.

Le cadre est une interface entre la financiarisation de l’économie et le travailleur duquel on veut le détacher. Le rôle et le niveau de responsabilité de chacun sont différents. Mais comment peut-on penser un seul instant que les uns s’en sortiront sans les autres ? C’est une absurdité lorsque l’on sait que le résultat, d’une entreprise, d’un hôpital, ne repose que sur un collectif de travail. 

Je vous laisse rédiger la suite.



[1] Alexandre des Isnards et Thomas Zuber : « L’open space m’a tuer » Hachette littérature 2008

[2] Timssheet : pointeuse moderne. Feuille de présence ou les cadres « autonomes » répartissent leurs heures en fonction de leurs différents dossiers.

[3] Le rate est le rapport entre le nombre de jours/hommes vendus et le nombre de jours/hommes consommés pour un projet.

 



1 réactions


  • Sancho 23 février 2011 19:01

    Le cadre espère que son activité est à l’abri de la robotisation et de la délocalisation, fatalistes fléaux anoncés du « travailleur ». Toutes les énergies sont concentrées sur son réseau et ses objectifs assignés, et se désengagent du collectif et du terrain.

    Même si c’est louable par ailleurs, ce n’est malheureusement pas en « refusant une promotion », ou « privilégiant une autre vie, la famille, le loisir, le repos » qu’il rétabliera ce lien.

    Une approche peu répendue vise à mener des cadres sur un périmètre d’activité de l’entreprise, à participer et à observer. Je ne sais quels bilans on a pu tirer de ces méthodes. 


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