Le culte du travail
Depuis la fin des Trente Glorieuses, un chômage structurel s'est implanté dans les pays développés. A l'heure où j'écris ces lignes, le taux de chômage avoisine les 10% en France, et est en constante progression ; d'ailleurs, la méthode de calcul étant biaisée, ce chiffre est en réalité plus élevé. Depuis des décennies, des gouvernements se succèdent, de droite comme de gauche, sans jamais parvenir à enrayer cette irrésistible ascension de ce qui est présenté comme le mal principal de nos sociétés. Les hommes politiques expliquent qu'il faut créer de l'emploi, et ce en favorisant l'innovation, la création d'entreprises, et l'embauche. Mais ne serait-il pas judicieux, après 40 ans d'échec, d'envisager la problématique sous un angle nouveau ? Ne faut-il pas ré-envisager les fondements mêmes de ce qu'on appelle "travail" ?
La première chose à prendre en considération est la suivante : de toutes les années de la longue chronologie de l'histoire de l'humanité, les cent dernières sont celles où on travaille le plus. Des scientifiques ont pu démontrer que pendant la préhistoire, trois ou quatre heures "d'efforts physiques" par jour suffisaient à un individu et au groupe pour subsister (cueillette, chasse, confection d'outils, etc.). Pendant l'Antiquité, le travail était méprisé. Dans la cité de Sparte, par exemple, les citoyens ne travaillaient tout simplement pas. Les travaux agricoles étaient assurés par les hilotes, des sortes d'esclaves appartenant à la cité ; les citoyens, eux, consacraient leur vie à la guerre et à la politique. La sacralisation du travail a en réalité commencé au Moyen-Âge, avec l'idéologie chrétienne. Mais, pendant cette période très marquée par la religion, près de la moitié des jours de l'année étaient chômés ou partiellement chômés. A l'époque moderne, et avec la découverte de l'Amérique, les métaux précieux affluent en grandes quantités vers l'Espagne et le Portugal. Certains se sont alors largement enrichis, et le travail retrouva sa connotation négative dans la société : être obligé de travailler pour vivre signifiait avoir raté sa vie. Le grand changement de paradigme, paradigme qui est le même aujourd'hui, quoique ayant quelque peu muté, se situe au XVIIIe siècle, et surtout au XIXe, au moment de la révolution industrielle. La noblesse, toujours présente, a perdu ses privilèges de naissance, tandis que la bourgeoisie se hisse au sommet de la société. L'argent est devenu l'indicateur de la réussite sociale : plus on est riche, plus on a réussi. Le profit est devenu l'unique objectif des bourgeois ; l'essence même de leur condition veut qu'ils essaient d'être toujours plus fortunés. Et pour être plus fortuné, il faut vendre plus, et donc produire plus. Et pour produire plus, les bourgeois comptaient sur le labeur des ouvriers. Nous connaissons tous les conditions de travail au XIXe siècle : des journées de 12 heures, des enfants à l'usine ou dans les mines, pas de congé, pas de jour non-travaillé, et des salaires dérisoires. Pour parvenir à faire accepter cette pseudo-nécessité, le fait de devoir passer sa vie à travailler dans des conditions déplorables, les élites ont créé le culte du travail. Le travail est devenu libérateur, le moyen pour l'homme de s'accomplir, et d'un jour, s'il bosse assez dur, accéder à l'étroite caste de la bourgeoisie capitaliste (vous noterez au passage que les bourgeois, ce sont ceux qui vivent dans l'opulence sans avoir besoin de travailler). Ce culte, on le retrouvait tout particulièrement chez les nazis : à l'entrée des camps de concentration était inscrite la formule "Le travail rend libre".
En réaction à ce nouveau paradigme, des voix dissonantes se sont fait entendre : Marx, Proudhon, et d'autres, proposèrent une critique de la société capitaliste, des critiques cristallisées dans des syndicats et dans des partis politiques. Les capitalistes ont évidemment tout fait pour étouffer ces alternatives, si bien qu'aucune d'entre elle n'a pu être menée à bien. En France, la Commune de Paris fut proche du succès, mais finalement violemment réprimée pendant la semaine sanglante, qui fit des milliers de morts. Malgré ces échecs systématiques dans les tentatives de changement de modèle économique et social, il y eut des conquêtes : la journée de huit heures, la semaine de six jours, l'interdiction du travail des enfants, ou encore les congés payés. La journée de huit heures, par exemple, était une revendication ancienne des travailleurs ("Huit heures de travail, huit heures de sommeil, huit heures de loisirs"), mais celle-ci fut longtemps considérée comme utopique par les bourgeois qui expliquaient qu'une baisse du temps de travail provoquerait l'effondrement de la production. Finalement, cette journée de huit heures fut bien mise en place en 1919, et ne posa pas de problème. La raison en est simple : plus les technologies sont performantes, moins le travail humain devient nécessaire. C'est exactement le même problème aujourd'hui.
Toute la problématique du chômage structurel tient dans son nom : il est structurel, c'est à dire normal, logique. Il faut retourner la question : le problème n'est pas qu'il y a trop de chômeurs, mais bien qu'il n'y a pas assez d'emplois. C'est un fait : il n'y a pas assez d'emplois pour toute la population française (et c'est la même chose dans les autres pays). D'où vient cette pénurie de travail ? De la révolution industrielle, qui est d'abord une révolution technologique. Et nous sommes toujours dans cette phase de progrès techniques. Les capitalistes, dans leur souci de maximisation des profits, ont mis en place des machines, des robots, des outils plus performants que l'Homme pour diverses tâches. Par exemple, aujourd'hui, il existe des caisses automatiques dans les supermarchés, qui nécessitent un agent pour quatre caisses, alors qu'avant il fallait un caissier par caisse : le travail diminue, les machines nous remplacent pour des tâches de plus en plus nombreuses, et ce phénomène est exponentiel. La baisse constante et profonde des emplois en France depuis presque un demi-siècle devrait pourtant nous ouvrir les yeux : le travail se meurt, et le chômage n'est pas une anomalie, mais un symptôme de l'évolution naturelle apportée par la technologie. Nous sommes à l'aube de l'obsolescence du travail humain. Si le chômage augmente, c'est parce que les robots, l'informatique, etc., sont de plus en plus performants, et dépassent parfois les compétences humaines. Le patron qui constate qu'une machine produit à elle seule autant que 50 ouvriers n'hésitera pas une seconde : il installera cette machine et se débarrassera de ses ouvriers. Ce phénomène existe depuis le XIXe siècle : il était fréquent de voir les ouvriers détruire les machines qui les remplaçaient (luddisme), accusant la technologie de leur voler leur travail. Aujourd'hui, c'est toujours la même chose.
Le chômage a augmenté en même temps que la technologie s'est modernisée, mais cette réalité est masquée par ce qu'on peut appeler les "jobs à la con" : des jobs sans aucun intérêt qui n'ont pour finalité que de maintenir l'illusion d'une activité intense dans la société (http://www.liberation.fr/societe/2013/08/28/y-a-t-il-un-phenomene-des-jo...(link is external)). Déjà au XIXe siècle, face à la montée du chômage, le gouvernement avait créé les ateliers nationaux : en échange d'un salaire dérisoire, les ouvriers au chômage effectuaient des travaux inutiles. Ces ateliers existaient dans le seul but de maintenir les chômeurs actifs. C'est un peu ce qu'on fait aujourd'hui, dans le but de maintenir un chômage fort, mais stable. Car en réalité, le chômage est quelque chose de voulu, il est nécessaire au capitalisme. Le culte de la valeur travail (qui ne date, comme je le disais, que du XIXe siècle), fait qu'un chômeur est dans une situation anormale qu'il a vocation à résoudre par la recherche active d'un emploi. Les chômeurs sont culpabilisés pour deux raisons : d'un côté pour que les travailleurs chérissent leur emploi, et travaillent le mieux possible pour le conserver, de l'autre pour que les chômeurs, ayant besoin de travailler pour survivre, soient immédiatement disponibles quand le capital décide de les employer (et ce même si c'est pour un travail dur, précaire, et mal payé). Voilà l'utilité du chômage, voilà pourquoi on ne veut pas le résoudre : les politiques ne font rien pour le chômage, présentent seulement quelques fausses mesures qui ne l'influencent pas, mais qui donnent l'impression que le gouvernement le combat activement. Tout se joue sur de microscopiques variations : si le chômage baisse de 0,1%, le gouvernement sera triomphant ; s'il augmente de 0,1%, c'est un échec. Pourtant, regardons la réalité en face : le gouvernement n'y est pour rien, ce sont juste d'infimes variations du marché du travail tout à fait normales.
La seule solution juste est le partage du travail restant. Au lieu de maintenir une frange de la population dans l'exclusion sociale, jalousant le labeur des autres, le tout pour la pérennité d'un système qui n'arrange qu'une poignée d'inactifs, des vrais, c'est à dire les possédants, il est urgent de rééquilibrer la balance pour assainir la société toute entière. Il faut tendre vers l'abolition du travail, évidement de manière progressive. Cette question de la diminution du temps de travail est presque absente des débats, même chez les partis les plus à gauche. Le plus souvent, on revendique une hausse de salaire, sans jamais évoquer la question centrale du temps. Pourtant, réduire le travail de quelques heures par semaines, à salaire égal, de manière à assurer un plein emploi, permettrait de sortir les chômeurs de l'exclusion, de rendre le travail plus humain, et de donner du temps aux gens pour s'occuper de leur vie, parce que le travail n'est pas la vie. Le travail permet de gagner sa vie, certes, mais ne doit pas en être la composante principale. Ce temps libéré favoriserait le milieu associatif, l'implication citoyenne dans les affaires publiques, et tout simplement, cela permettrait de prendre du temps pour soi, pour ce qu'on aime et pour ceux qu'on aime. Baisser, puis à long terme supprimer le travail favoriserait la démocratie, la vraie. Les élites disposent de diverses stratégies afin de détourner les peuples des affaires politiques, notamment par l’utilisation d’un jargon très technique. Mais la plus efficace de ces stratégies est sans doute le travail. Sept ou huit heures par jour, cinq jours sur sept, quarante-sept semaines par ans et ce pendant plus de quarante ans, l’individu sera en train de travailler. Il effectuera le plus souvent des tâches pénibles, répétitives, inintéressantes, qui lui demanderont néanmoins toute son attention. Dans ses rares moments de temps-libre, le travailleur veut profiter au maximum de sa prétendue liberté, et ne va donc que rarement s’intéresser au sujet, présenté comme rasoir, qu’est la politique – ou en tout cas, il l’abordera rarement en profondeur. Vous noterez que j’ai parlé de « temps-libre », mot utilisé pour désigner le temps entre deux journées de travail. Cela signifie que dans la vie, l’anomalie n’est pas le travail, mais bien la maigre liberté dont on peut occasionnellement jouir entre deux journées à l'usine ou ailleurs. Le vocabulaire de la société capitaliste est finalement très proche de celui de l’univers carcéral, et la raison en est très simple : le travail s'apparente à une prison, la seule différence étant qu'on a, en théorie, le droit de choisir son geôlier.
L’abaissement du temps de travail n’est donc pas seulement une proposition économique : elle est éminemment sociale et politique, elle est un vœu de démocratie réelle. C’est un choix de civilisation qui conditionnera l’évolution de l’humanité toute entière, et qui est à mettre en relation avec une question bien plus large, qui est au fondement même du problème : ce millénaire sera-t-il celui de l’humain, ou de l'argent ?
Wilouf
Pour creuser un peu plus sur le sujet, je vous conseille les débats et conférences de Paul Ariès, facilement trouvables sur Internet. Vous pouvez aussi jeter un œil sur les deux vidéos de Mr Mondialisation, "Le travail, pourquoi ?", ainsi que sur le film "De la servitude moderne" (tout est sur Youtube).