Le livret de compétences masque la baisse du niveau scolaire

Un très bon article de Mara Goyet, une collègue d’histoire-géographie qui a déjà enseigné 10 ans dans un collège en zone d’éducation prioritaire, et qui ne peut donc pas être soupçonnée de ne pas connaître les réalités de l’enseignement dans ces structures, est paru au journal Le Monde du 7 octobre 2012.
Il met en particulier l’accent sur la question du niveau scolaire, sur l’inanité des items du livret de compétence (par exemple : « gestes quotidiens sans risquer de se faire mal ») et sur la dérive conséquente que toutes les innovations pédagogiques stériles font peser sur le travail du professeur quand celui-ci est tenu de renseigner et de noter à tout bout de champ dans une frénésie pathétique : cahiers de textes, appel et cahier de texte en ligne en temps réel (à remplir en classe sur son laptop ou sa tablette pour avoir l’incomparable joie de renseigner immédiatement l’administration sur les absences et sur ce qui a été fait ou prévu de faire en classe, compter 10 minutes de perte de temps par heure d’enseignement), notes en ligne pour les bulletins trimestriels, validations d’items de l’incomparable et inénarrable livret personnel de compétences…
Comme le dit l’auteur, il n’y a plus aucune réaction dans les salles de professeurs. L’encéphalogramme devient plat après le matraquage des réformes déstructurantes à répétition de ces dernières années. Le mot d’ordre est à la « survie dans son coin ». Les enseignants du terrain n’ont plus le temps de se battre ou de se poser des questions : il faut refaire son cours en suivant des programmes tout neufs et impossibles à appliquer (du moins pour les mathématiques au lycée, domaine que je connais bien et où je peux apprécier la nature des objectifs fixés, les méthodes imposées et les horaires officiels) en accueillant des élèves de plus en plus perdus qui disposent de moins en moins de moyens dans des classes qui continuent d’être surchargées (même si la rénovation de l’éducation annoncée l’été 2012 devrait changer quelque chose sur ce dernier point).
Comment ne pas remarquer que le tout nouveau programme déstructurant de mathématiques qui vient d’être imposé, et qui sera changé sans doute tous les deux ou trois ans, est censé être déversé sur nos apprentis en appliquant tout un ensemble d’instructions fantaisistes concernant l’utilisation des technologies numériques, l’omniprésence de la calculatrice comme « oracle de vérité », et l’interdiction répétée de proposer un cours structuré sur une notion donnée à un moment donné, ce qui nous ferait évidemment retourner à l’époque maudite des cours magistraux. On imagine alors tout un ensemble de galériens en train de ramer dans des suites d’activités sans fin et parfois loufoques, visant à faire apprendre par eux-mêmes des notions difficiles qu’il aurait été plus simple de présenter en commençant pas le « bon bout » et sans créer des difficultés qui n’existaient pas. Bref, les élèves et leurs professeurs tentent de survivre dans leur coin, et on ne leur en voudra pas !
Que vient faire le livret de compétences dans tout cela ? Laissons à César ce qui appartient à César, et à Mara Goyet les lignes qui suivent, où elle cerne excellemment le rapport entre la valorisation de compétences banales et la mise en veilleuse des compétences disciplinaires fondamentales :
« Depuis quelques années, le ministère a trouvé la parade ultime pour gagner en efficacité et en finir une fois pour toutes avec l'indiscipline généralisée (des enseignants, des élèves, des parents, du réel). Il a traité l'école comme on le ferait d'un déchet nucléaire, en la coulant sous une chape de béton et en l'envoyant au fond des eaux.
Prenons la question du niveau des élèves, angoissante et pénible, cruciale et pourtant délaissée. Plutôt que de la considérer en face, de face, elle a été ensevelie et étouffée par le nouveau système d'évaluation en vogue à l'école, un outil soi-disant moderne, objectif, clair, européen et juste. De quoi satisfaire la droite et la gauche. Bien vu. Il s'agit du livret personnel de compétences qui est une longue litanie hétéroclite et rassurante d'items (mini-compétences) que les élèves doivent valider - c'est la loi - tout au long de leur scolarité.
Cela peut aller de « répondre à une question par une phrase complète à l'écrit » à « se déplacer en s'adaptant à l'environnement », en passant par « respecter tous les autres, et notamment appliquer les principes de l'égalité des filles et des garçons ». Il conduit les professeurs à adopter une forme de pédagogie moléculaire et chirurgicale qui évite soigneusement les civils, c'est-à-dire les élèves qui ne sont pas, aux dernières nouvelles, un assortiment varié de compétences mais des individus. Il est vrai qu'en mettant sur le même plan l'expression écrite et l'accomplissement de « gestes quotidiens sans risquer de se faire mal », il est facile d'arriver à des conclusions rassurantes.
Marcel Proust écrivait certes bien, mais qui sait s'il n'aurait pas eu tendance à se coincer les doigts dans le tambour du lave-linge ? Le petit Lucas, lui, est peut-être illettré mais plutôt prudent dans la vie de tous les jours. Ce qui n'est pas si mal en 4e. Cela permet de relativiser les talents des uns et des autres. Et de se rassurer à bon compte. »
Avec de telles réflexions, on se trouve vraiment dans le vif du sujet et on comprend mieux ce qu’on est en train de vivre. Qui peut lutter contre ces sornettes ? Le jeu n’en vaut pas la chandelle : quand tout le monde danse, il vaut mieux danser tranquillement dans son coin. Cela explique peut-être le manque de riposte de la part des enseignants : à quoi bon ? Chacun y va de son credo sur l’école, et il n’y a pas d’autre perspective que de voir l’esquif balloté sur les flots grondants d’une onde terrible. Pour acte. Et le professeur se contentera de cocher des cases :
« Le professeur, dans cette perspective, ne doit plus se contenter d'enseigner. Il doit aussi, et surtout, renseigner. A tout bout de champ : cahier de textes, notes en lignes, validation des items. Le bon enseignant, c'est celui qui fait des diagrammes, des progressions, remplit des fiches, monte des projets, se lance dans le tout-numérique, remplit des cases, fait des synthèses, des appels d'offres, fait remonter l'info, connaît les protocoles, obéit aux chefs...
Il devient, avant tout, l'administrateur de son enseignement. L'air de rien, la bureaucratie que l'on croyait terrassée revient hanter le quotidien des professeurs sous la forme d'un contrôle a posteriori. Après tout, cela débarrasse le corps enseignant d'un sentiment de culpabilité qui le taraude et dont il ne sait que faire : le niveau des élèves, c'est à la fois de notre ressort et hors de notre portée. La technocratisation contribue à dissimuler l'état des classes. Les protestations sont molles. Qui voudrait mourir pour trois formulaires insipides ? »
Et de continuer avec cette comparaison qui a le mérite de bien nous faire réfléchir :
« Imaginons l'équivalent dans le domaine de la santé : un ministre vantant les vertus oubliées du clystère et de la saignée, un ministre s'enthousiasmant parce que nombre de malades du cancer n'ont pas de cors aux pieds et jettent l'emballage de leurs médicaments dans la poubelle à papier, un ministre qui ferme les hôpitaux et se réjouit, du coup, du faible pourcentage de patients hospitalisés dans son pays, signe des progrès de la médecine. C'est, à sa manière, ce que l'école subit. Ce n'est pas létal. Mais brutal. »
Ces lubies éducatives sont imposées d’en haut, comme le livret de compétences, et le professeur lambda n’a pas les moyens de les remettre en cause puisqu’un fonctionnaire est tenu d’appliquer les textes.
Qui diable impose de telles orientations ? Il semblerait que ce soit tout le monde et n’importe qui. Surtout n’importe qui, puisqu’en matière d’éducation tout le monde se veut compétent. Les personnes dont les parcours étaient administratifs et/ou politiques seront les premiers à prendre position et à parler. Quant aux enseignants, on ne leur demande rien car on estime qu’ils sont les derniers à savoir quoi que ce soit en matière d’éducation.
C’est encore plus pathétique quand il s’agit de définir quel enseignement des sciences on proposera à nos bambins, car au-delà des affrontements idéologiques on ne demandera jamais l’avis des scientifiques. Peut-on imaginer un programme de mathématiques et des instructions sur la façon dont il faut l’enseigner, donnés par des littéraires, des sociologues, des psychologues et des journalistes ?
Après les rencontres d’été 2012 liées à la refondation de l’école, le quatuor chargé d’orchestrer les concertations présente un rapport contenant dix orientations. Au-delà des propositions arrêtées, qui demeurent critiquables et restent à analyser très précisément, on remarquera qu’aucun enseignant ni aucun scientifique[1] ne figure parmi les quatre personnalités responsables de ce travail si important de concertation et de production d’un rapport qui engage l’avenir. On compte une sociologue, une journaliste, l’administrateur général du CNAM (conservatoire national des arts et métiers) et un président de région
Quant à l’enseignement des sciences, j’imagine que le thème n’a pas été abordé. En tout cas je n’ai rien entendu à ce sujet, si ce n’est certains qui répétaient comme une ritournelle « qu’il faut faire plus de place au numérique » en sautant comme des cabris, comme s’ils imaginaient que cela allait changer quelque chose.
[1] La sociologie est une discipline scientifique qui n’a rien à voir avec les sciences exactes. Par « scientifique » je pense ici avant tout aux sciences exactes comme les mathématiques ou les sciences physiques qui sont les grandes perdantes de toutes les réformes entreprises depuis 1983. Un acharnement terrible qui commence malheureusement à porter ses fruits…
Goyet, Mara. 2012. A l'école des bureaucrates. Le Monde du 6 octobre 2012. [En ligne] 6 octobre 2012.
Battaglia, Mattea et Collas, Aurélie. 2012. La boîte à idées sur la refondation de l'école attend sa déclinaison politique. Le Monde du 6 octobre 2012. [En ligne] 6 octobre 2012.