Le prochain du bout du monde
Il fut un temps où l’on était Berrichon, Poméranien, Aragonais. Puis, on est devenu Français, Allemand ou Espagnol et on a cru que, l’ayant affirmé, on s’était élargi à tout ce qu’on on était et que l’on avait vraiment tout dit.
C’était une époque simple...
C’était une époque simple, quand chacun ressemblait plus à son voisin qu’au quidam du village d’à côté, mais bien plus à ce dernier qu’à l’étranger venu d’ailleurs. Les variables étaient solidement liées et l’on était normalement, tout ensemble, blond, Suédois et Luthérien ou, en Espagne, comme disait Franco, « catholique ou rien ». On se reconnaissait et on n’avait vraiment à accepter comme prochain que ceux dont on était proche. L’appartenance allait de soi.
Ce n’est plus le cas, bien sûr. Allez donc vous « reconnaître » sur le Boulevard Saint-Michel à Paris ou sur la rue Saint-Laurent à Montréal ! Il faut maintenant aimer un prochain qui est là tout proche, en effet, mais qui garde ses distances, encore étranger, parfois étrange…. alors que le prochain qui nous ressemble peut être loin, ailleurs… L’identification au voisin ne va plus de soi. Ce qui ne veut pas dire qu’on n’a plus besoin d’appartenance, mais le prochain qu’on veut est parfois éloigné.
Ceux qui nous ressemblent sont au bout du monde, mais, l’essor des communications aidant, ils ne sont jamais qu’à un « clic » d’être rejoints. On a donc remplacé la réalité concrète du voisinage – qui imposait le contact quotidien avec un « autre » qu’on devait accepter comme un tout – par des relations sélectives et discontinues avec des individus qu’on ne veut connaître que par cette facette de leur personnalité qui s’ajuste à la nôtre.
Les amis pour la vie, qu’on conservait pour le meilleur ou pour le pire, ont été remplacés par des « partenaires de bridge », des « compagnons de voyage » des gens qui s’intéressent comme nous à la philatélie ou à l’art étrusque.., ou qui partagent avec nous un phantasme sexuel qui peut être d’autant mieux ciblé qu’augmente le bassin de population au sein duquel on peut chercher une « âme soeur ».
On n’établit plus des liens d’appartenance avec des groupes composés d’êtres humains dans toute leur complexité, mais avec des « groupes d’affinité », des groupes d’aficionados qui, pour les fins de leur appartenance au groupe, se définissent entièrement par un seul critère : un intérêt commun ou une idée qu’ils partagent.
Ce qui est bien gratifiant. Il est bien agréable de s’associer avec un prochain qui partage une même passion ou qui, pour le moins, bat le rythme à la même mesure que soi. Tout ça a commencé quand l’individu a mis à profit les facilités de transport que lui offrait la société industrielle pour échapper à la contrainte de la proximité et se créer une vie qui débordait de son voisinage. A l’impermanence des relations que lui imposait le déracinement et la mobilité industrielle, l’individu a répondu en se créant des appartenances distinctes, liées telle à son habitat, telle à son travail, à sa famille, à son éducation. Des « groupes de pairs » souvent étanches, au sein desquels il pouvait donner libre cours à divers aspects parfois contradictoires de sa personnalité.
Puis est venu l’Internet. Ce n’est pas l’Internet qui a permis qu’on soit sergent-major la semaine et chasseur de papillons le dimanche, mais c’est certainement l’Internet qui permet le plein épanouissement de cette tendance. Sur le Web, on trouve facilement où se reconnaître. Trop facilement car, sur certains forums du Web – qui prétendent pourtant brasser des idées – on ne se parle souvent plus qu’entre croyants ; on ne discute pas, on renchérit et on surenchérit.
On a si bien exclu les contestataires et les sceptiques, qu’il ne s’y manie plus que le dithyrambe et qu’on croit parfois entendre un choeur « revival » répondre « amen ! » en contrepoint, quand l’un des participants trouve une façon ingénieuse de dire, encore une fois autrement, qu’il aime bien ce qu’ils adorent tous. Très gratifiant.
Et quand l’internaute s’est rassasié de partager avec des inconnus une passion commune pour les vieilles bagnoles ou un soutien inconditionnel aux idées de Sartre, l’anonymat du Web permet à tous les vieux Césars de se prétendre Marius, aventuriers et séducteurs… ou pourquoi pas Fanny et de parler chiffon ! L’individu a découvert le plaisir de porter des masques et ne plus s’identifier comme un élément d’un seul ensemble, mais plutôt comme l’intersection de plusieurs ensembles. Il a développé une multiple appartenance.
L’identification de l’individu à un groupe et un seul, basé sur la proximité, était une impérieuse exigence de la défense en commun quand le danger était partout. Maintenant, ce danger n’est plus là ; l’instinct grégaire n’est pas disparu, mais n’est plus une nécessité, seulement un choix aussi discriminant qu’on peut le souhaiter : il y en a pour tous les goûts. C’est l’identification à un seul groupe, laquelle nie son caractère unique – et, comme un uniforme, le rend interchangeable – qui apparaît à l’individu comme un danger : celui de son asservissement à une volonté autre que la sienne alors qu’il peut désormais être plus libre. Unique.
Dégagé de la contrainte de l’adhésion inconditionnelle à un seul groupe, l’individu optimise sa liberté nouvellement acquise en accordant sa loyauté temporaire à divers groupements qui, bien souvent, n’existent plus tant pour orienter sa volonté d’action au service d’une cause que pour lui offrir des services. Il leur accorde cette loyauté en se gardant précieusement le pouvoir de la leur retirer, de sorte que, même si il se réfère encore à « ses appartenances » – il en a désormais plusieurs – il ne leur « appartient » plus vraiment ; il considère plutôt ces groupes d’affinité comme sa propriété : ils font partie de son patrimoine.
Ainsi, la société devient un réseau multi-dimensionnel d’appartenances multiples se manifestant à travers des groupes d’affinités. Ce réseau existe déjà ; il ne reste qu’à le laisser grandir. Il grandira, parce que c’est ce que l’individu veut… Mais il y a des conséquences parfois perverses et mal comprises à cette évolution. Nous en parlerons la semaine prochaine.
Pierre JC Allard