Le suicide en entreprise
C’est passé presqu’inaperçu tant le focal de l’actualité reste bloqué sur l’affaire Bettencourt et ses remous judiciaires. Pourtant le directeur général de France Télécom a admis contre l’avis de l’IGAS qu’un de ses salariés s’était bien suicidé consécutivement à des problèmes professionnels au sein de l’entreprise. Cela équivaut de fait, à classer son décès dans la catégorie des accidents de travail.
Il aura fallu tout de même plus de 30 suicides entre 2008 et 2009 et 17 pour la moitié de l’année 2010 pour que la direction de France Telecom en admettre officiellement un seul et convoque la presse.

Stéphane Richard prend donc le risque que sa décision soit comprise comme un geste politique envers les salariés et les syndicats de l’entreprise plutôt que comme un geste d’humanité ou un remord. C’est vrai que le nouveau directeur n’était pas comptable de cette affaire puisque c’était à l’époque, Didier Lombard qui assurait la direction générale de l’entreprise. Le même Didier Lombard qui fut contraint de démissionner ; le même Didier Lombard qui a du parapher la décision de son nouveau directeur, puisque cette décision doit avoir l’aval du président du conseil d’administration ; ce que Didier Lombard est devenu après coup.
Si on entre un peu plus dans le détail de l’affaire, on s’aperçoit aussi que cet employé marseillais s’était donné la mort après avoir laissé une lettre accusant sa hiérarchie de pratiquer « un management de la terreur ». C’était moralement difficile de ne pas en tenir compte. Enfin ce n’était pas le décès le plus couteux pour l’entreprise puisque cet homme vivait apparemment seul, sans conjoint, ni enfant. France Telecom n’aura donc pas, pour le coup, à verser de pension aux ayants droits.
Je peux sembler assez cynique dans mon rappel des faits, mais j’observe depuis plusieurs années dans le monde du travail, que des hommes et des femmes de plus en plus nombreux, souffrent socialement. Et qu’un même cynisme médiatique entoure leur désarroi jusqu’à ce qu’ils décident d’en finir avec la vie. On ne parle au fond que très peu et très mal de ces actes isolés qu’on étouffe ensuite très rapidement en les classant à la rubrique des faits divers.
Malgré tout, on est beaucoup à avoir accompagné jusqu’au cimetière, des connaissances, collègues ou amis qui soient passés à l’acte. Et je ne trouve pas beaucoup d’intellectuels, de politiques ni même de sociologues pour commenter ou réfléchir à la raison pour laquelle nous en sommes arrivés là !
Plus de 50 suicides pour la seule entreprise France Telecom en même pas trois ans ! Je trouve cela très inquiétant et pas du tout anecdotique.
Pourtant l’hypothèse qu’on peut facilement émettre serait d’affirmer que le système économique soit devenu totalement incontrôlable. Que dans cette crise éthique que nous traversons, accentuée par la crise économique et financière, les salariés sont perpétuellement acculés à nier certains fondamentaux qui ont construit leur moi social.
Chaque jour, parce qu’ils n’ont pas d’autres choix que d’aller travailler, ils rejoignent un monde du travail qui renie leur statut, qui casse leur idéal de métier et qui n’assure plus la fameuse promotion sociale liée à une certaine méritocratie.
En désavouant les principes qui régissaient ce monde du travail, on observe un nombre toujours plus important de suicides au sein de l’entreprise.
Les travaux de Christophe Dejours, fondateur de la spychodynamique du travail sont sans réserve à ce sujet. Ce psychanalyste est certain que ces suicides parlent moins d’une problématique de vulnérabilité personnelle que d’une problématique de vulnérabilité du système. Un système qui serait en train de devenir fou et de dysfonctionner.
Cette société serait malade, au bord de l’explosion sociale, traversée par une première crise invisible qui ne serait pas prise en compte par les économistes et qui expliquerait l’augmentation inquiétante des suicides.
Au fond, dans cette première étape d’observation, les individus au lieu de faire exploser le système, préfèreraient pour le moment imploser sur le lieu symbolique de leur activité professionnelle en mettant fin à leurs jours.
Christophe Dejours va plus loin, en affirmant que si habituellement le suicide est lié à une vulnérabilité de la psyché personnelle, il serait lié ici à une vulnérabilité de la structure économique. Ce qui revient à dire que ceux qui se suicident sur leur lieu de travail ou à cause des conditions insupportables liées à leurs conditions de travail, ne seraient pas ceux qui seraient les moins bien intégrés. Au contraire, ils font partie de ceux qui sont bien souvent extraordinairement bien intégrés au système ; des cadres pour la plupart qui rejetteraient la déraison de celui-ci. Il s’agit d’un constat réalisé à la fois sur le terrain de l’activité professionnelle et le terrain individuel.
Quand le manque de sens est si flagrant et qu’il faut chaque jour adhérer à ce manque de sens, on est dans un phénomène d’érosion du sujet qui peut conduire jusqu’à la mort individuelle ; enfin dans cette première étape.
C’est passé presqu’inaperçu tant le focal de l’actualité reste bloqué sur l’affaire Bettencourt et ses remous judiciaires. Pourtant le directeur général de France Télécom a admis contre l’avis de l’IGAS qu’un de ses salariés s’était bien suicidé consécutivement à des problèmes professionnels au sein de l’entreprise. Cela équivaut de fait, à classer son décès dans la catégorie des accidents de travail.
Il aura fallu tout de même plus de 30 suicides entre 2008 et 2009 et 17 pour la moitié de l’année 2010 pour que la direction de France Telecom en admettre officiellement un seul et convoque la presse.