Magique et anthropologique : un été aux thermes sociaux
"Quamdiu ad aquas fuit, nunquam est mortuus" (Cicéron)
Tant qu'on va aux eaux, on n'est pas mort.
A travers la vitre opaque du train Corail, les éoliennes géantes scintillent dans le ciel de Sologne et les brumes des étangs se subliment dans un coin du jour qui se lève. Ma compagne de wagon-lit ronronne doucement. Il va falloir tenter de vivre loin des douceurs aqueuses de la balnéothérapie montagnarde, relents inconscients de bonheur parfait, flottements de béatitude amniotique, nostalgie retrouvée d’une idyllique vie néo-natale.
Et grand merci à ce soldat de Pompée qui, sûrement inspiré par Ilixon, déesse des eaux, eut l’idée géniale et obstinée d’immerger quotidiennement jusqu’à complète guérison son bras malade dans une source jaillissante, ce qui nous vaut aujourd’hui 21 jours de cure bénéfique : depuis cette découverte plus que doublement millénaire, Luchon a bien saisi et capturé « l’esprit de l’eau » dans sa quintessence et sa bienfaisance !
Le XIX ème siècle vit son heure de gloire. Après Loulou, fils d’Eugénie et de Badinguet qui y fut soigné tout en mettant à mal, semble-t-il, la patience et le calme légendaires des pyrénéens, l’engouement fut total : Lamartine, Hérédia, Flaubert, Maupassant, rien moins – sans oublier bien sûr Henri Russell, seigneur du Vignemale qui, tel une marmotte infatigable, creusa sept grottes dans la région, conquit entre autres l’Aneto et y écrivit ses « Souvenirs d’un montagnard ». Et si Rostand y rédigea quelques scènes de Cyrano, ne craignez rien, votre nez ne s’y allongera pas – à moins que vous ne détestiez vraiment la moindre odeur de soufre !
Les « bains onésiens » ne furent jusqu’en 1945 qu’un luxe réservé aux plus riches, mais le Conseil National de la Résistance abolit ce privilège en permettant à tous les assurés sociaux de prendre les eaux. Nous voilà donc des milliers chaque année à cumuler les bienfaits de boues apaisantes aux actifs reconnus, bains de vapeur naturels, jets hydro-massants, douches tonifiantes, lits à bulles, cascades ruisselantes de bien-être, le tout enrobé de chromathérapie où le décor raffiné et les jeux de lumière ajoutent aux bénéfices médicaux un soupçon de volupté… Dans la chaleur humide et douceâtre de l’atmosphère sulfurée, les muscles se relaxent, les toxines s’éliminent, la peau se purifie, les tensions s’apaisent en une décontraction totale – et surtout le corps se soigne naturellement sans le recours aux agressions chimiques et sans enrichir outrageusement les labos pharmaceutiques.
Le charme absolu d’une ville d’eau surannée que ne désavouerait pas Patrick Modiano, toute de marbre blanc de Saint-Béat, d’encorbellements travaillés, d’architectures courbes façon Second Empire et Modern Style, agit par-delà les bénéfices aquatiques comme un philtre magique qui délie les langues et libère l’inconscient : dans les piscines et sur les bancs des parcs fleuris aux multiples statues immaculées autant que déshabillées, tout le monde parle à tout le monde, se raconte, s’épanche, échange idées, souvenirs, histoires, projets… Luchon agit dans une douce folie comme un catalyseur de rencontres et un désinhibiteur d’émotions, tout en déclinant une joie de vivre inhérente et un sens de l’humour obligatoire.
Ce sacré Georges même pas cloné de notre expresso quotidien d’après cure conseille à un couple étique de n’occuper qu’un siège pour deux. Ma lumineuse amie Badia improvise sans le vouloir un remake d’Intouchables en demandant gentiment à un jeune vendeur privé de bras de bien vouloir nous faire un paquet-cadeau. Notre anar franc-maçon préféré redoute, au milieu des bains bouillonnants, l’arrivée prochaine de sa gendarmette qui doit venir remettre un peu d’ordre dans sa vie de curiste solitaire (je rétorque qu’il ne faut rien exagérer, ici c’est Histoire d’Eaux et pas Histoire d’Ô !). Le vieux monsieur de la Croix-Rouge, œil bleu profond comme de lac d’Ôo (désolée…) nous cède pour un euro symbolique les résidus griffés des curistes friquées en nous assurant que nous sommes très belles. Dans ce tourbillon loufoque et tendre, les dames de La Bibliothèque pour Tous perdent les t(h)ermes de leur catalogue ainsi que le maniement élémentaire d’Internet. J’affirme sans rougir au beau milieu d’un trottoir que j’adore la solitude mais avec plein de monde autour. Un conférencier-psychanalyste nous vend 2o euros un livre sur les mythes grecs qu’il avait déjà offert et dédicacé à sa sœur. Dans le kiosque à musique, de jeunes déesses tout de blanc vêtues nous font découvrir sous leurs archets déliés un compositeur hongrois indignement oublié. Côté panem et circenses, Thomas Voeckler, maître des cols, nous gratifie d’une victoire aussi écrasante que le soleil de Juillet et où, à l’arrivée, les petits pois sont rouges (l’humour est au niveau du design consternant des camions de la caravane publicitaire !).
Et chaque matin, dans la chaleur tropicale du Vaporarium, seul hammam naturel d’Europe aux airs de fouilles archéologiques, et bien que le silence y soit strictement recommandé, on papote, on bavarde, on jacasse comme des pies saôulées d’un excès de pureté liquide !
Mais, me direz-vous, la médaille, même romaine, doit bien avoir son revers ? Hélas, trois fois hélas… Les thermes ne sont plus ce qu’ils étaient. La fréquentation est en baisse. Les emplois s’en ressentent, le commerce et le tourisme aussi. Certaines mines un peu grises peuvent s’expliquer ainsi. La faute à la crise, à la prise en charge moins importante de la totalité de la cure, à la désaffection croissante pour les médecines douces, à l’éloignement de la capitale quand les économies d’énergie sont de mise ? Un peu de tout cela sûrement.
Alors vous, n’hésitez plus, pyrénez-vous ! Le comble du bien-être vous y attend entre serviettes chaudes, eaux vives et vapeurs tendres : tout le monde y trouvera son compte. C’est remboursé par la Sécu – enfin presque, si vous avez une bonne mutuelle…