Marseille crie AC le feu ! Mais trop tard...
Ça fait maintenant quinze jours que les rédactions de tous les grands médias envoient leurs journalistes-décrypteurs-de-malaise à la « chasse au facies » dans les banlieues « sensibles ». Leur mission : ramener des images qui collent au plus près à celles de Mouloud et de son copain black aux Guignols de l’info. Avec un casting soigneusement ciblé du « négro-basané à capuche », des décors signés par les lauréats de la décrépitude en barre, et des costumes choisis par le profileur attitré des cages d’escalier sponsorisées par Décathlon. Véritables intermittents du spectacle, mal payés et sans points de retraite, ces figurants des JT ont servi complaisamment la soupe de l’indigence à des « correspondants de la guerre-qui-couve », de ceux qui vont en banlieue comme on va chercher de quoi se réchauffer le ventre à la péniche de l’Armée du salut, les nuits d’hiver, quand la Seine claque un peu trop fort du clapotis verglaçant...
La nuit des banlieues n’est plus la nuit des villes. Elle rampe chaque jour un peu plus entre les tours vers des temps qu’on croyait révolus, les temps de la Cour des miracles, des coupe-gorge et des bas-fonds. C’est la nuit des néons blafards, des abribus éclatés, des trottoirs squattés par la misère, des bus qui brûlent chaque soir comme des bougies sur un gâteau que l’on voulait « d’anniversaire » et qu’il va falloir aller déguster au chevet d’une jeune fille qui lutte contre la mort à l’hôpital. Et en écoutant la radio le matin, nous prenons connaissance du palmarès : un bus à Grigny... rien à signaler à Clichy-sous-Bois... nuit « relativement calme »... quelques flics caillassés... une quarantaine d’interpellations... Pourtant la « compet » continue, et le score s’affiche d’un portable à l’autre, avec vidéo à l’appui...
Et puis, dimanche matin, stop ! Machine arrière toute !... On laisse tomber les capuches et le « malaise » ; on rengaine les micros, les gros plans sur les coups de menton et les index provocants. Le malaise vient brusquement de changer de camp car les médias viennent de réaliser brutalement qu’on pourrait leur reprocher d’être allés trop loin.
Ça s’est passé à Marseille... Un soir de « samedi soir sur la terre »... Une jeune femme de vingt-six ans a été brûlée vive par des barbares tout aussi barbares que ceux qui s’en étaient pris à Ian Halimi parce qu’ils l’avaient jaugé comme un nanti... Alors aujourd’hui Marseille crie la douleur de la France entière. Et comment ne pas entendre en écho la gueulante de Colette Renard : « Marseille... Tais-toi, Marseille ! Tu cries trop fort ! Je n’entends pas claquer les voiles dans le port ! » Marseille crie toujours trop fort et les voiles dans le port ne « parlent plus de voyage ». Elles racontent des histoires de sauvagerie et de haine. Des histoires d’enfants assassins, d’enfants racketteurs, d’enfants violeurs... Le problème n’est plus de savoir comment nous en sommes arrivés là, ni quel pourcentage de la population est atteint par ce mal de la déshumanisation, mais de nous interroger d’urgence pour tenter d’évaluer combien de temps nos sociétés pourront encore nourrir en leur sein un tel venin, sans que l’ensemble du corps social ne soit tétanisé.
Le collectif « AC le feu » vient de publier un cahier de doléances. L’initiative est intéressante mais le résultat se présente ouvertement comme un recueil de droits sans aucune contrepartie de devoirs. Un grand nombre des revendications qui sont énumérées dans le document publié sur le site du collectif servent d’épine dorsale aux altermondialistes depuis plus de quinze ans. D’autres sont portées plus spécifiquement par la LCR ou les Verts. Mais, sans risque de se tromper, on peut dire que les deux tiers pourraient être reprises par le PS, l’UMP, l’UDF ou PC, quand elles ne figurent pas déjà dans leurs programmes respectifs. Personne n’a le « monopole » des bonnes intentions. La « démocratie participative » se sert comme tout le monde au supermarché de la revendication déjà bien ciblée.
Par contre, certaines « doléances » présentent ouvertement une forte connotation identitaire. Dans la masse des revendications (on en compte plus de 140), aucune ne prend en compte la lutte contre le communautarisme, qui est pourtant clairement identifiée par tous les responsables politiques sur le terrain comme étant un objectif prioritaire pour tenter de sauver ce qui peut l’être encore dans un tissu social en charpie. Au contraire, certaines tombent dans la victimisation à outrance et elles ne peuvent qu’exacerber les incompréhensions. Il en va ainsi de la totalité du paragraphe 4 consacré à la justice. On y trouve treize requêtes qui abordent exclusivement les problèmes liés à la prison et à l’accès aux tribunaux... Comme si la justice n’était pas, avant toute autre considération, la garantie par la loi du respect que les individus se doivent les uns aux autres... Assimiler la justice à la prison et aux tribunaux ne servira pas à mettre de l’ordre dans la tête d’enfants « déstructurés », comme on dit du côté de Sarcelles...
Cahier de doléances ou compil d’injonctions à forte connotation identitaire ? Loin de brosser un axe de développement dans lequel l’ensemble du peuple français pourrait se reconnaître, le texte risque d’accentuer le découpage de la population en fractions et sous-fractions, comme les ethnologues classaient autrefois les tribus.
D’autant qu’au détour de ce qui ressemble parfois à un recueil de droit coutumier, on trouve un paragraphe intitulé « religion », mais qui est exclusivement consacré à l’islam, et dans lequel on peut lire : « L’islam est sali par les médias, des personnalités "intellectuelles" ou politiques. » (Les guillemets sur le mot intellectuelles ciblant clairement Redeker et tous ceux qui voudraient s’aventurer sur ses traces). Suivent quatre « doléances », dont une concerne la demande faite à l’Etat de « favoriser les moments d’informations et d’échanges sur les religions, les actions œcuméniques afin de faire connaître les points de convergence et surtout de lutter contre les amalgames, en particulier dans les médias. » Ainsi l’Etat se devrait de pallier la catéchèse d’un enseignement religieux défaillant... Etrange affirmation qui suscitera une vague d’incompréhension chez tous ceux qui tiennent à maintenir le religieux dans la sphère privée. Sans parler de l’aveu qu’il recèle de la difficulté de l’islam à pouvoir intégrer sereinement la République... Surtout quand une autre « doléance » stipule qu’il faut « appliquer strictement la loi de 1905, qui garantit parfaitement la liberté de culte et protège l’espace public et les athées ». Protéger les athées... C’est le monde à l’envers... Avant de les ghettoïser peut-être, de les zooïfier comme des espèces tôt ou tard condamnées... Sans compter que pour les rédacteurs de ce collectif censé représenter l’ensemble d’un territoire qui affiche la laïcité dans sa constitution, l’Etat se devrait de « lutter contre les obstacles multiples mis à l’acquisition des terrains nécessaires à la construction de mosquées, d’établissements scolaires religieux, et contre la rétention de permis de construire et des autorisations d’ouvrir ». Chassez le naturel, il revient au galop...
Dimanche soir, à l’émission « Ripostes », la porte-parole du mouvement est venue étaler ses multiples ressentiments avec toute la véhémence d’une jeunesse qui vit ses désillusions comme une carte de visite. Quelle main a-t-elle tendue aux acteurs politiques présents sur le plateau qui se coltinent tous les jours avec la réalité ? Rien, ou plutôt la morgue, le dénigrement, parfois l’insulte sous-jacente. Coupant la parole à ceux qui ne sont pas de son « bord » et réclamant toujours plus d’attention pour elle-même, elle n’a jamais gratifié « l’autre » d’un minimum d’écoute... Sans parler d’Azzouz Begag qui était là pour faire sa pub, celle de Villepin et faire la chasse aux socialistes qui (mystère du monde moatinien) étaient absents du plateau...
Nous vivons sur un capital de « haine » qui s’est constitué en vingt-cinq ans et qui n’en finit pas d’accumuler des intérêts qui ne prennent pas le chemin des fonds de pension mais ceux de l’économie souterraine. Depuis que Mathieu Kassovitz en a fait une idole, un totem, les mots n’ont plus de sens. Et on voudrait continuer à nous faire croire qu’il n’y a pas de conflit culturel entre une France qui se ruine en antirides revitalisants et en antidépresseurs, et une France qui n’a que la violence pour se maquiller le matin devant son miroir ? Entre une France qui consomme « équitable » et une France qui bouffe du « Père Dodu » ? Entre une France qui redécouvre les sentes de chèvres ou les chemins de Compostelle et celle qui rêve d’aller tourner pendant des heures autour d’un bout de météorite enfermé dans une boîte noire et qu’il est strictement interdit de prendre en photo pour ne pas nuire aux intérêts d’une ville marchande ?
En regardant brûler la Rome éternelle qu’il venait de faire incendier, Néron rêvait d’une « ville nouvelle »... Au-dessus du brasier, il jouait de la lyre... Et je ne sais pas pourquoi cette image me fait penser à Joe Starr, petit empereur-rappeur passionné comme lui de baston, de tout ce qui peut secouer la gent féminine, et de lyrisme concasseur. Rangé du caillassage et de la torgnole intempestive depuis quelques mois, on dirait qu’il commence à craindre que les jeunes qu’il a chauffées à blanc pendant des années n’osent s’en prendre inconsidérément aux palaces dans lesquels il a désormais ses habitudes comme tout bon rappeur qui se respecte, et aux ministères dans lesquels Doc Gyneco a ses entrées. Et si, poussés par un fort mouvement de citoyenneté participative, il en profitait pour rejoindre le collectif AC le feu et organiser avec eux une marche contre les incendies de bus, qu’il y ait ou non des figurants... Le soir, en rentrant dorloter sa progéniture, il pourrait même en faire un tube...
Patrick Adam