jeudi 4 avril 2019 - par Sylvain Rakotoarison

Maurice Bellet, cruauté et tendresse, dans La Voie

 

« L’écrit s’en va. S’il trouve des lecteurs, mon vœu est qu’ils y entendent ce qui les éveillera à leur propre parole. » (Maurice Bellet).



Cela fait déjà un an que Maurice Bellet, grand penseur chrétien, est mort à l’âge de 94 ans. C’était le 5 avril 2018 et il travaillait encore sur des livres et participait à des rencontres quelques jours auparavant. Probablement parce qu’il a été à la confluence de la philosophie, de la théologie, de la psychanalyse, de la sociologie et même de la poésie, il est "inclassable". La disparition du prêtre, pourtant auteur de plus d’une soixantaine d’ouvrages très denses, a eu très peu d’échos médiatiques en dehors de médias plus ou moins "spécialisés" (notamment les médias chrétiens).

Car il était difficile de définir Maurice Bellet : prêtre ? pas porteur pour les bouffe-curés ! philosophe ? on ne va rien comprendre ! psychanalyste ? cela peut faire peur et faire fuir ! etc. En plus d’une pensée très originale, incisive et profonde, souvent complexe, il maniait un style parfois très poétique qui pouvait déconcerter, et rendre encore plus difficile sa compréhension. Il était d’abord le témoin d’une désespérance, à l’écoute des détresses humaines parfois les plus sordides. Il connaissait le mal mais il voyait aussi le bien. Toute sa vie, finalement, a été consacrée à cette impossible équation de Dieu : Dieu est tout puissant, Dieu est bon et le Mal existe. La clef, c’est la liberté de l’humain. Cette liberté peut être sa détresse.

Heureusement, on sait que sa pensée ne restera pas inerte malgré sa disparition. Son œuvre, gigantesque, restera vivante et beaucoup aujourd’hui comptent l’animer, la faire vivre, la rendre vivante. Car Maurice Bellet fut avant tout un précurseur. Jean-Jacques Guillebaud a écrit : « Maurice Bellet a jeté les fondements d’un autre christianisme. ». Un christianisme qui soit à l’écoute des gens, qui s’adapte à eux, à leur vie, à leur mode de vie. Cela ne veut pas dire un christianisme qui renonce à ce qui fait le christianisme, mais un christianisme qui soit traduit à notre époque, à notre époque moderne et déchristianisée. Il y a des paroles qui ne sont plus audibles aujourd’hui, il faut les renouveler, les adapter. Des évêques français ont demandé en 2016 à des enfants et à des jeunes ce qu’ils proposeraient pour améliorer l’Église et l’une des choses qui revenait fréquemment, c’était d’adapter son langage. C’était une partie du travail de Maurice Bellet.

Collaboratrice de Maurice Bellet, Myriam Tonus a publié ces dernières semaines, le 2 janvier 2019 chez Albin Michel, un livre intitulé "Ouvrir l’espace du christianisme" avec pour sous-titre : "Introduction à l’œuvre pionnière de Maurice Bellet" : « Oui, la pensée de ce théologien hors norme (…) est véritablement pionnière. (…) Ce livre (…) veut offrir des portes d’entrée et de lecture accessibles vers une œuvre qui ouvre tout grand l’espace d’un christianisme de grand souffle, vraie bonne nouvelle pour la vie de chaque humain. ». Je n’ai pas lu ce livre et je ne peux rien en dire de plus sinon qu’il était le fruit d’une demande tant de l’éditeur que de nombreux lecteurs de Maurice Bellet.

D’un point de vue éditorial, le début de l’année 2019 fut marqué par la publication le 16 janvier 2019 chez Bayard du dernier manuscrit de Maurice Bellet, qui était déjà achevé à sa disparition, et qui est intitulé : "Le Messie crucifié", sous-titré : "Scandale et folie", reprenant cette phrase de saint Paul : « Nous, nous proclamons un Messie crucifié, scandale pour les Juifs, folie pour les nations. ». L’éditeur indique : « Pour Maurice Bellet, on peut sauver le monde du chaos et l’homme de la misère si l’on aime Dieu par la seule force de l’esprit critique. ». Comme ses précédents ouvrages, cet ultime livre est difficile à lire, il faut prendre son temps, relire, méditer certaines phrases.

Parallèlement, chez Albin Michel, a été réédité le 2 janvier 2019 son ouvrage "La Voie" en deux tomes ("I. En quête de haute tendresse" ; "II. Traversée vers l’éveil") dont le texte a été aéré, disposé d’une manière plus légère et intelligible que précédemment. Sa première édition date de 1982. En 2018, l’éditeur (Jean Mouttapa) explique : « Il était devenu le livre de chevet pour des milliers de ses amis et de ses lecteurs, qui étaient souvent les mêmes. Il a accompagné des vies, il en a peut-être sauvé. Il était posé sur l’autel lors de l’enterrement du théologien-poète. ». Et l’éditeur de justifier cette réédition ainsi : « Il nous a semblé que son propos totalement adogmatique, d’une simplicité puisée au plus profond de l’expérience, répondait de manière prophétique à ce qui était depuis toujours le rêve de son auteur : donner à entendre une parole audible par tous. ».

Ces deux ouvrages, parce qu’ils sont "d’actualité" (éditoriale), sont facilement "trouvables" (disponibles) dans les (bonnes) librairies. Il faut préciser qu’en dehors de ces ouvrages, il est plutôt difficile de trouver ses autres ouvrages (dont certains sont "épuisés") sans commander à des librairies particulières, parce qu’il n’a jamais voulu tomber dans le show-business médiatique des paillettes.

Je ne jetterai donc pas de paillettes, mais je propose de "picorer". Dans les deux tomes de "La Voie", ouvrage de référence, je propose en effet de prendre quelques citations de Maurice Bellet qui m’interpellent ou me font sens et de les présenter, sans forcément reprendre la cohérence de son ouvrage qu’un simple article ne suffirait pas à exposer (et je ne me sentirais pas non plus capable de le faire), afin de faire vivre la citation mise en début d’article.

Ces "textes picorés", je les propose ici sans volonté de cohérence, un peu comme un touriste de la pensée intellectuelle, pour le plaisir des mots et des réflexions immédiates, au hasard de ses lectures, un peu comme mettre une petite graine dans un pot de yaourt sous du coton, graine qui pourra peut-être pousser, ou pas, et aussi pour donner un "échantillon" de la belle écriture de Maurice Bellet qui pourrait, qui sait ?, donner envie de le lire, conduire à lui.


La cruauté

Dans "La Voie I", Maurice Bellet parle de la cruauté : « La cruauté de la faim garde quelque chose d’honnête : le besoin crie, l’autre gêne, on l’ôte pour passer ou pour prendre. C’est dur et net. ». Aussi d’une autre cruauté : « Mais l’absence de faim fait sortir une autre cruauté. C’est une cruauté d’indifférence : elle ne sait pas, elle est aveugle, elle anéantit sans savoir. ». Et de s’expliquer : « L’homme riche n’a aucune idée de ce qu’est la vie pauvre, il n’en imagine rien, il n’y songe pas. Il a plutôt souci de ce qu’il croit lui manquer encore ; et son avidité enfle férocement les conflits bien au-delà de ce que provoque la concurrence des besoins. De tous ce que les riches, peuples et individus, accaparent, que faut-il à la faim stricte et à même au goût de la fête ? Fort peu. Le reste est fausse faim, qui instaure le règne de la cruauté. Mais c’est un règne invisible à ceux-là même qui sont au cœur. ».

En quelques phrases, Maurice Bellet sait mettre des mots sur des pans entiers de l’humanité, plutôt la face immonde. Il poursuit ainsi : « L’étouffement de la faim d’amour engendre une extrême et inconsciente dureté. Comment comprendre autrement la férocité sans mesure de tant d’éducations, y compris libérales ou avancées ? (…) Par-dessous, divague un désir, rendu fou. ».

En introduction, il a des mots terribles pour décrire des détresses : « Il y a pire que la faim : c’est de ne plus avoir faim. (…) La faim d’amour aussi peut mourir. Ca donne ce que notre monde appelle, avec son humour si particulier, des "maladies mentales". L’enfant se retire hors de la trop grande douleur, du refus qu’il ne peut supporter, vers cet en dedans qui est hors la vie, hors l’amour, hors tout ; plus tard, l’enfant en l’homme répète la détresse initiale. Ou bien, le manque délire, la faim d’amour ne sait plus son nom, elle se fait obsession persécutrice, théâtre fou, pouvoir de la cruauté, dénaturation des rapports humains. La faim d’amour devenue folle cherche sa voie insensée parmi les décombres et les cris de terreur et dans le silence étouffant de ce qui aurait dû être dit et ne le fut pas. ».

Puis, il parle de cette mystérieuse "Voie" qui fait le titre de son ouvrage : « Quant à celui qui n’a pas faim de la Voie (…), celui-là est prêt pour la cruauté majeure. Il ne le sait pas encore, peut-être, il est encore dans l’illusion de ses bons sentiments, de sa culture, de sa moralité. Il suffira d’un choc, peut-être léger, d’un glissement, d’un écart imprévu. ». En lisant cela, j’imaginais tout de suite la période de l’Occupation. En période normale, on peut être neutre, indifférent, mais quand il y a à sauver ou à dénoncer, la neutralité n’existe plus, c’est ce "glissement" qui m’évoque cette situation : on peut alors devenir un héros (un "Juste") ou alors, un "salaud" (un "collabo", un délateur).

Le théologien continue : « Car il est prêt : fruit bon à cueillir par le premier démon qui imposera, à cet homme vide, sa loi de fer. Et quant à cette grande faim devenue dévoyée et pervertie, est-il nécessaire de rappeler ce qu’elle a engendré de fanatismes et fureurs, inquisitions, massacres et horreurs en tous genres ? ».

Ensuite, Maurice Bellet poursuit son escalade de la cruauté. Son troisième degré : « Faim de la faim de l’autre : elle se nourrit et se repaît directement de la détresse d’autrui. ». Dans le genre sadique : « Quelques héros démoniaques, du genre nazi, ou quelques grands libertins donnent une image de cette faim de mort, de la mort active, infligée, jouie. Mais elle erre un peu partout. À sa cruauté nue s’ajoutent la complicité et la complaisance : fascination de l’horreur et de l’abjection, admiration pour la sombre grandeur, cela aussi est détresse. ».

Quatrième degré de la cruauté, « de l’ordre du mensonge » : « Elle aveugle : c’est sa tâche première. Elle brouille, confond, détourne. (…) Elle veut que l’autre y soit trompé, qu’il prenne son mal absolu pour le bonheur. (…) Elle est essentiellement perversion. (…) Cette cruauté-là est dérision. Elle achève la tragédie de la cruauté dans une sorte de comédie abjecte, absolument sans gaieté. ».


La tendresse

Ce premier tome de "La Voie", Maurice Bellet l’a consacré à la "haute tendresse". En particulier : « La tendresse est étrange au savoir. Le savoir doute. Comment, dit-il, la tendresse serait-elle plus, au mieux, que le tendre refuge des humains, leur chaleur minuscule perdue au sein de l’univers froid ? Comme sa fermeté et sa hauteur seraient-elles plus que ce qui se joue entre les hommes, pour leur assurer une vie un peu habitable, tandis que la mort, déjà victorieuse, précède et suite ? ».

Il propose : « L’homme tient à être justifié d’être en sa détresse, il veut avoir pour lui, tel qu’il est, l’évidence. Même la culpabilité est, à cet égard, satisfaction : elle donne à la tristesse de quoi se loger. Or la haute tendresse déloge abruptement de ce lieu-là. Elle ne dit pas seulement que le moi ou que l’homme ne sont pas le centre de tout : elle dit que notre monde et notre tout ne sont pas le tout et que nous ne pouvons même pas nous fier à notre condition humaine. Elle inaugure l’ailleurs de tout. ».

Notion de décentrement : « Pensée impensable, décentrement si dur qu’il semble condamner toute puissance et toute science. Or c’est l’inverse : départ d’une science et d’une efficience inespérée, puisque le décentrement est extrême et que l’homme y devient attentif à ce qui surgit hors du monde qu’il s’est fait. (…) La pensée doute : où est la preuve ? La tendresse est sans preuve, sans autre preuve qu’elle-même en son fruit : la toute primitive présence, où se défait le nœud absolu de la détresse. ».

Affichage : « La tendresse est cachée. (…) C’est donc bien mauvais signe lorsque, en son nom, il y a étalage et prétention. C’est pourquoi (…) beaucoup seront, sur la haute tendresse, d’une discrétion extrême. Ils seront sévères et railleurs pour tout ce qui discourt d’amour, de fraternité ou de communication ; le mot "tendresse" ne leur plaira pas davantage, ou beaucoup moins. (…) Elle habitera ce silence, en deçà de tout ce qui serait déclaration et conscience. Ce qui paraîtra d’elle aura l’air d’être son contraire ; ce sera critique, distance, pensée froide, activité sévère et efficace. ».

Quelques "définitions" de la tendresse : « C’est le visage du monde, la mémoire, le rêve et le poids des jours. (…) C’est la lumière entre les arbres, au commencement du matin. C’est le souffle profond, quand vient l’heure du soulagement et de la vérité. C’est le corps aimant, c’est la marche au bord de la mer, c’est la veillée à la maison, c’est le premier jour et la cent millième fois. C’est la foule et le solitaire, c’est le travail, c’est la douleur, c’est la détresse elle-même : car la tendresse sauve tout. ».

Le don : « Le don n’a rien à voir avec cet exercice de la moralité ou de la ferveur qui "appelle" ou "exige", en sorte que l’homme ou la femme sont vidés d’eux-mêmes, pompés, saignés, au profit de fait de quelque doctrine ou parti. (…) La haute tendresse se méfie souverainement de ce désintéressement-là. Il est impossible à l’homme de ne pas être attaché à lui-même. La volonté de faire du bien par pur devoir ou par amour est encore une contrainte intérieure et voulue : c’est-à-dire, en vérité, une dépendance qui ne se connaît pas. ».

Et Maurice Bellet continue immédiatement avec ce verbe lucide et franc : « Elle est encore tristesse et ce qu’elle donne, à travers ses activités et ses œuvres, est encore en fin de tout la tristesse (sinon pourquoi tant de vies vouées à de justes causes collent-elles si bien la mort à ceux qu’elles touchent ?). Ou bien le désintéressement réclame en secret : il a son salaire dans l’orgueil, la domination, le droit à la reconnaissance. Mieux vaut l’homme qui, donné à lui-même, n’a pas à extorquer de quoi être. ».



Pas de retour d’ascenseur attendu avec la tendresse : « [La tendresse] donne, non point pour avoir en retour le juste équivalent, mais parce qu’elle donne : c’est sa nature. Il n’est pas étonnant qu’elle soit suspecte, qu’elle paraisse fuyante, ou folle, ou abusée, et il est vrai qu’on peut en faire le prétexte à la pire injustice, envers soi-même ou envers autrui (…). Ainsi, par rapport aux arrangements raisonnables et aux usages commodes, la douce tendresse est-elle sauvage. Elle pousse et bouscule les règles admises du bien vivre, comme la végétation de la jungle pousse et écarte les vieux temples. (…) La tendresse est une communion brutale avec toute faim. La voilà sans repos. (…) Qui donne se nourrit de donner, faim apaisée et renaissante. ».

Aspect quasi-écologique et créatif : « La tendresse s’adresse à tout. Elle ne sépare pas l’homme de ce qui donne à l’homme sa demeure ; elle n’oppose pas l’homme et le reste. Elle est amour des bêtes (…). Elle est amour de la terre et de la mer, du ciel et des au-delà immenses. L’espace infini ne l’effraie pas. Elle jubile de la science qui ouvre sa voie vers l’inconnu. Elle aime ainsi par goût et non par principe (…). Elle est odeur et toucher, saveur et musique. (…) La tendresse, bondissante, est l’allégresse violente de toute la création. ».


Le retour de la détresse

Dans le second tome de "La Voie", Maurice Bellet parvient à mettre des mots sur des angoisses indicibles : « Rien ne m’assure que la détresse ne reviendra pas, imprévisible, hors de toute raison et de tout espoir, et jusqu’à ma mort. La détresse est comme les vagues de la mer : assaut indéfini, toujours renouvelé, d’une eau en réalité immobile. Visions suffocantes. ».

Par exemple, le deuil d’un être cher : « Ce visage que j’aime, un jour ne sera plus qu’os et dents, sans chair et sans regard. Ceci n’est pas un fantasme ou une terreur d’enfant ; c’est une chose sûre et qui vient. Puis-je encore regarder le visage aimé ? ».

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Depuis ma propre mort : « Ma propre fin, je n’en ai aucune idée, sauf ce ressenti parfois : toutes choses s’éloignent, et les autres, et même le visage aimé, ils sont sur l’autre rive, la rive des vivants, me laissant seul m’enfoncer dans l’inconnu. Et cette séparation est odieuse et épouvantable. ».

Jusqu’à la mort de tout mon monde : « Le soleil sera mort dans quelques centaines de millions d’années. Toute vie cessera sur la terre ; et la terre elle-même, sans doute, disparaîtra dans un gouffre stellaire. Et le monde où nous sommes, sa démence ! Le chemin de fait de toute vie conduit vers la mort. ».


La révolte violente contre l’organisation du monde

Le diagnostic social de Maurice Bellet est d’une rudesse à toute épreuve, fustigeant « la bêtise, la cruauté bassement bête, aveugle, insensible et irréformable » : « Elle est plus forte même que l’intérêt. Ah, si seulement les hommes étaient égoïstes ! Même pas ; ils appellent "réalisme" leur démangeaison suicidaire et leur imbécillité. (…) L’immense gâchis humain ! ».

Et de constater en particulier : « L’intelligence même est corrompue. D’honnêtes savants travaillent consciencieusement à fabriquer de quoi détruire plusieurs fois l’humanité. Je suppose qu’ils ont des justifications rationnelles à leur activité. ».

Condamnation du pouvoir administratif : « La figure la plus achevée de cette basse et cruelle bêtise est le bureaucrate tortionnaire, qui réduit des hommes et des femmes au désespoir simplement parce qu’il exige que ses formulaires soient remplis. Il ne sait même pas qu’il torture. Mais, tout de même, il en jouit ! Abjection. ».

La faim dans le monde : « La terre abîmée. L’avenir perdu. Le règne hurlant de la faim. La faim du corps, chez des centaines de millions d’hommes ; et chez les mieux nourris, l’autre faim, tellement inassouvie et égarée qu’il se peut qu’elle cesse, et alors s’ouvre l’espace terrifiant de la tristesse pure. Quels monstres ne peuvent-ils pas sortir de cette nuit ? (Nous devrions pourtant être avertis ; il n’est pas si loin de nous, le prophète à la croix gammée !). ».

Le gâchis humain : « Dans les pays riches, tant d’hommes et de femmes enroulés serrés autour du nœud indéfaisable ; vies de détresse pure, de désespoir goutte à goutte, ennui exaspéré, solitude, dessèchement, peurs, errances forcenées ; l’incurable, l’immonde gâchis humain ! Et tout ça pour le délire de pouvoirs imbéciles, la jouissance sotte et maladive de l’argent, de l’appareil bureaucratique, des faux savoirs. ».

La faute à qui ? À tous : « Si seulement nous étions innocents ! Mais l’aberrant demeure et persiste par le soutien et la complicité de presque tous. Le désir des masses n’est pas si beau que l’ont imaginé les révolutionnaires. En face de cette toute-puissance de la bassesse-bêtise-cruauté, la tendresse paraît niaise, c’est une cantilène d’enfants sages, alors que les fauves déments organisent le monde. ».

Que faire ? « Écœurante humanité. Oui, tout pourrait être différent. Il faudrait un peu de largeur, un peu d’esprit, de l’invention, du généreux, du gratuit, du libre, un peu du feu léger et vif de l’immortelle gaieté ! Mais ces qualités légères et rares sont anéanties sous le béton des organisations, des compétences et des envies. ».

Le texte a été publié en 1982, mais il pourrait par exemple rester d’actualité avec la crise des gilets jaunes : « Ne nous reste-t-il qu’à entretenir le feu de la fureur, comme le dernier refuge de notre dignité ? (…) À qui a bu l’eau et le sang de la tendresse, ce retour à la paix altière (…) n’est plus possible. (…) La douleur du monde égaré le transperce comme une lame. ».


Toute voie est bonne : l’éveil

Il n’y a pas un chemin particulier : « L’âme de la connaissance est la haute tendresse, et non la volonté de dominer, ou la curiosité avide, ou la froideur détachée, ou la frénésie secrète du moi-sujet qui veut s’approprier la place divine. Toute voie est bonne, qui connaît sa propre mort ; qui sait, quand sa puissance est à l’extrême, que sa puissance va lui manquer, pour qu’elle connaisse enfin la tendresse comme tendresse, don éclatant, plus dur que la plus dure pensée. ».

Une parole lucidement décapante : « Toute critique est bonne. Et ce qui paraît le plus sûr et le plus admis est précisément ce qui doit être le plus durement travaillé par le doute, l’absence, le vide. Il n’y a pas de situation privilégiée. Tout est donc bienvenu, qui sert au nettoyage. Vive la critique, sous toutes ses formes ! Vive le décapage et la purge sans pitié du "religieux", du "philosophique", et tout autant du "révolutionnaire", du "scientifique", de "l’analytique". Car tout mérite, en cette affaire, la dure clarté d’une raison qui ne passe rien. ».

Jusqu’où aller dans sa révolution intérieure ? « Le seul reproche qu’on puisse y faire à la critique, le seul, c’est de ne pas aller assez loin, c’est de s’empêtrer un peu en route dans ses propres certitudes, c’est de ne pas avoir l’audace sans réserve de descendre au fond de la tristesse. ».


Lucide et dérangeant

J’avais averti. J’ai picoré. J’ai grignoté quelques paroles de Maurice Bellet, très profondes et, en même temps, ce qui n’est pas un inconvénient, très bien écrites. Quelques phrases parmi tant d’autres. Des phrases chocs, des mots éveillés, un sursaut de conscience, un bousculement des neurones et des sens.

Maurice Bellet ne peut pas laisser indifférent car il parle au plus profond de chaque être, au cœur, aux entrailles, au regard, disons-le, puisque c’est le mot, à "l’âme" (« Qu’est-ce que l’âme, sinon tout l’homme, entendu, vu et goûté selon sa hauteur, et non d’avance rabaissé et contraint ? »). Ses ouvrages vont rester, durer, vont mûrir, être mûris par des générations de lecteurs, de nouvelles générations. Le verbe si clair, si lucide, si visionnaire…


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (30 mars 2019)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Site officiel de Maurice Bellet.
Maurice Bellet, cruauté et tendresse, dans La Voie.
Maurice Bellet, en pleine immersion dans son temps.
La disparition de Maurice Bellet.
Quelques citations de Maurice Bellet.
Eugène Ionesco.
Robert Merle.
"Soumission" de Michel Houellebecq.
Vivons tristes en attendant la mort !
"Sérotonine" de Michel Houellebecq.
Sérotonine, c’est ma copine !
Alexandre Soljenitsyne.
François de Closets.
Noam Chomsky.
Joseph Joffo.
Ivan Tourgueniev.
Guillaume Apolinaire.
René de Obaldia.
Raymond Aron.
Jean Paulhan.
René Rémond.
Marceline Loridan-Ivens.
François Flohic.
Françoise Dolto.
Lucette Destouches.
Paul Claudel.
Louis-Ferdinand Céline.
Georges Bernanos.
Jean-Jacques Rousseau.
Daniel Cordier.
Philip Roth.
Voltaire.
Jean d’Alembert.
Victor Hugo.
Karl Marx.
Charles Maurras.
Barbe Acarie.
Le philosophe Alain.
Marguerite Yourcenar.
Albert Camus.
Jean d’Ormesson.
Les 90 ans de Jean d’O.

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1 réactions


  • Gollum Gollum 4 avril 2019 13:45

    En plus d’une pensée très originale


    Ah bon ?


    Dieu est tout puissant, Dieu est bon et le Mal existe. La clef, c’est la liberté de l’humain.


    Ah oui quelle originalité en effet... La théologie classique. smiley


    J’ai lu le reste. Pas de quoi fouetter un chat. De la révolte contre le monde tel qu’il est. C’est en effet original. Il partage au moins cela avec les GJ la révolte contre le monde tel qu’il est..


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