lundi 21 mai 2012 - par jlhuss

Méfiez vous des imitations

Jérôme Panicault vérifia le bon fonctionnement de ses lentilles. Elles avaient coûté cher, très cher même, mais elles en valaient la peine. Pas pour le côté gadget. Il y avait, bien sûr, quelque chose d’amusant à faire changer la couleur de ses yeux ; Un effleurement de l’ongle du pouce sur le haut du majeur, là où était implanté l’émetteur microscopique qui commandait l’ensemble, et l’iris passait du brun au bleu, au gris ou au noir sans parler du rouge, du jaune, ou de l’orange indispensables pour les soirées un peu déjantées. Mais l’intérêt de ses lentilles était ailleurs, dans leur très sophistiqué système de reconnaissance permettant d’identifier sans erreur presque toutes les personnes qu’il rencontrait. Tout avait commencé dans les premières années du XXI° siècle. En utilisant les innombrables photos laissées sur le net via les réseaux sociaux, des informaticiens avaient mis au point des logiciels de plus en plus performants. Pour commencer, ils avaient su différencier les hommes des femmes, puis les jeunes des vieux. Très vite, on était arrivé à reconnaître les individus. Ensuite tout s’était accéléré. Maintenant, il suffisait que quelqu’un, vous ou un de vos amis ait laissé un seul cliché de vous traîner sur un blog ou une page d’un réseau social et c’en était fait de votre anonymat. Grâce aux images transmises par la caméra de surveillance branchée en permanence à l’entrée et à ses connexions avec les banques de données accumulées par des sociétés spécialisées et l’employé de l’agence dans laquelle vous veniez d’entrer pour la première fois, pouvait vous appeler par votre nom et vous demander si vous étiez content de la voiture hydrogénique achetée d’occasion avec le prêt souscrit deux mois plus tôt.

Naturellement, il y avait des lois et même des traités internationaux interdisant la communication d’informations pouvant mettre en danger la vie privée des citoyens. Ils étaient peu et mal appliqués. Pour qui voulait les contourner, rien n’était plus facile que de s’installer dans un pays où les dirigeants peu sûrs de leur avenir politique, profitaient de leur passage au pouvoir pour épargner de quoi passer une retraite confortable dans une contrée à fiscalité souple. L’entreprise qui avait fourni ses lentilles à Jérôme Panicault avait des filiales dans chacune de ces contrées. Elle avait commencé par le plus facile : détourner les données collectées par les banques, les entreprises de e. commerce et les sociétés d’assurances auprès de leurs clients, par les partis politiques de toutes les tendances et les églises de toutes les religions auprès de leurs militants et de leurs fidèles et par les associations sportives, humanitaires et culturelles auprès de leurs adhérents. Ensuite elle avait fait mieux, ou pire. Utilisant le chantage, la menace et la corruption, elle s’était procuré les fiches accumulées dans tous les pays, par les services de police et de renseignement qu’ils soient officiels ou officieux.

C’est ainsi que Jérôme Panicault avait appris que le vigile qui filtrait les clients à l’entrée de la boîte de nuit où il venait d’entrer, se nommait Jacques Desmartin. Trente deux ans, des études technologiques de base, engagé cinq ans dans les forces spéciales, deux participations à des opérations ayant entraîné l’anéantissement des cibles en même temps que l’envoi ad patres de quelques dommages collatéraux, un retour tumultueux à la vie civile avec passage par la case prison, puis un mariage et trois adultères dont le dernier, toujours en cours, avec une certaine Emily Z. dont Jérôme avait murmuré les noms, prénoms et adresses à l’oreille du cerbère qui, du coup, l’avait laissé entrer sans même le fouiller. Dans la boîte la foule se trémoussait avec plus ou moins de bonheur sur des hurlements lasérisés qui tenaient lieu de musique. Régulièrement des danseurs quittaient la piste pour aller au bar, s’envoyer des bouffées de M2M, l’aérosol à la mode, un combiné explosif de substances diverses et pas toutes licites dont les effets sur le métabolisme humain en général et l’appareil reproducteur des individus des deux sexes en particulier, expliquait le succès. Jérôme s’accouda à côté d’une brune. Elle tourna la tête et lui sourit. Sa combinaison de Chomtil noir contenait mal une poitrine agressive et des hanches qui ne l’étaient pas moins. Elle lui tendit le tuyau qu’elle venait de reposer sur le comptoir : « Une bouffée ? » Il fit non de la tête n’ayant aucune envie de suçoter l’embout sur lequel avait bavé Cindy Garnoutel, quarante huit ans aux prunes, six opérations de chirurgie esthétique, employée d’assurance le jour, prostituée occasionnelle la nuit et un mari maquereau, passé maître dans l’art d’entôler les michetons. La fille haussa les épaules et se détourna en quête d’une autre proie. Jérôme regarda la salle. Rien d’extraordinaire et en tous cas pas ce qu’il était venu chercher. Il soupira. Bien la peine de se coucher tard pour voir Linda Yu (en fait Annick Lequerronec, mère vietnamienne, père morbihannais, se faisant passer pour une chinoise du Se Chouan dans la boîte où elle était adjointe au responsable du design), se forcer à sourire en écoutant Paul-Adrien Lestrat du Tesy, son PDG, deux fois son âge, amateur de véhicules rapides et de beautés orientales, deux affaires de mœurs classées pour services rendus aux éminences du Grand Conseil, des intérêts dans l’entreprise productrice du M2M dont il était un consommateur plus que régulier et membre fondateur de la LRVVa (Ligue pour la Restauration des Vraies Valeurs) . Et le reste à l’avenant, traders à bonus, actrices à petits rôles, journalistes à scoop et sportifs à médaille bref l’habituelle population de ce genre d’endroit dans toute son affligeante banalité. Une fille passa devant lui. Il leva les yeux « Merde ! Clignotant rouge ! Adriana Coltrani, agent spé… » Elle le regarda tituber en souriant. Encore un qui s’était fait avoir. On pouvait dire ce qu’on voulait mais les petits malins qui copiaient les produits du Centre auraient toujours un temps de retard. Jérôme s’écroula. Elle se pencha sur lui. Un geste pour récupérer les lentilles, un autre pour désactiver l’émetteur. Ses assistants fendaient déjà la foule, dans une minute, ils seraient là. Pratique comme tout d’avoir infiltrés les services sanitaires d’urgence. Quand l’autre andouille se réveillerait, il lui manquerait deux ou trois souvenirs et son appareillage serait en cours d’examen dans les locaux du Centre. Dans deux jours, au plus tard, ils auraient identifié l’endroit où on fabriquait ces contrefaçons et, dans l’heure qui suivrait, il y aurait un accident industriel inexpliqué dans une banlieue de Hanoï, de Pittsburg ou de Barcelone. Le Président l’avait déclaré en prenant ses fonctions : « Le piratage intellectuel et commercial menace les intérêts vitaux du Centre. Je veux lui faire une guerre sans merci ! « Et il avait ajouté « Cette guerre c’est la poursuite de la concurrence libre et non faussée par d’autres moyens ! J’entends la mener jusqu’à la victoire ! » En sortant de la boîte Adriana se connecta au videur « Bien joué ! Désactive Desmartins et passe en Losturneux, on nous attend au stade ! »

Chambolle




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