mardi 10 avril 2012 - par Thomas Cattiaux

Musique électronique et société

On considère souvent les nouvelles musiques, en particulier les musiques électroniques, comme des musiques de nature moins artistiques qu'auparavant. Qu'en est-il ? Qu'est-ce que ces musiques ont apportés à la société, et en quoi ont-elles changé notre rapport à la musique ?

DEMOCRATISATION DE LA MUSIQUE

Si l’avènement de l’ère numérique a conduit à une révolution musicale, l’ordinateur étant le vecteur de nouvelles créations sonores, il a également conduit à des changements sociétaux profonds dans notre rapport à la musique.

Bien sûr, l’ordinateur nous a permis d’accéder plus facilement au répertoire musical dans sa globalité, l’ensemble des créations musicales devenant accessible en seulement quelques clics, mais c’est bien plus dans sa dimension d’instrument de musique qu’il a révolutionné notre approche de la musique.

En effet, si la musique pouvait être perçue comme un art complexe, parce que nécessitant un apprentissage long et difficile afin de maîtriser complétement l’instrument de musique choisi et de pouvoir créer librement ses propres œuvres (exemple du violon dont on ne peut tirer que quelques sons discordants lors des premiers essais), et parce qu’il semble impossible de maîtriser tous les instruments créateurs de musique, l’ordinateur a permis une certaine « démocratisation » de la musique, permettant à chacun de devenir compositeur. La large diffusion de l’ordinateur dans les sociétés occidentales, la facilité d’initiation et d’adaptation des nouvelles générations à l’instrument en lui-même ont facilité cette évolution. Mais c’est surtout la possibilité de pouvoir recréer facilement le son de n’importe quel autre instrument de musique, et celle de créer des sons nouveaux au travers de la machine, permettant à n’importe qui de se libérer de la contrainte collective pour former son propre « groupe » de musique à lui tout seul, qui ont conduit à ce qu’Umberto Eco appelle « un univers sonore inexploré, une matière nouvelle et provocante » dans son essai sur La musique et la machine.

Si tout un chacun peut devenir à son tour un compositeur, cela n’est pas sans conséquence pour la vision que l’on se fait du compositeur : si celui-ci était considéré comme un virtuose auparavant, un véritable artiste créateur, cette notion disparaît de plus en plus et le compositeur devient plutôt dans l’imaginaire collectif un ingénieur du son, « un homme connaissant les mathématiques et la physique » pour Umberto Eco, et travaillant sur des schémas scientifiques pour réaliser ses compositions : l’éternelle opposition entre la passion et la raison aurait-elle basculé du côté de la rationalité ? La musique électronique contemporaine ne serait donc qu’une application scientifique de schémas prédéfinis qui permettrait à n’importe quel ingénieur de devenir un compositeur renommé ?

Il ne faut pas oublier malgré tout que la musique classique considérée aujourd’hui comme l’œuvre de véritables génies était elle aussi construite sur des schémas très précis, que « l'univers sonore de la musique classique était fondé sur une série de conventions auxquelles l'oreille était habituée depuis des siècles » selon Eco. Pour s’en convaincre, il suffit de se remémorer le tollé que provoqua l’opéra Don Giovanni de Mozart, critiquée par un bon nombre de puristes de l’époque parce qu’elle ne respectait pas les codes classiques. L’instrument de musique qu’est l’ordinateur, par l’apparition de nouveaux sons, amène une plus-value à la créativité musicale. Si certains de ces nouveaux compositeurs ne resteront que des ingénieurs, d’autres en repoussant les limites de la création musicale deviennent de véritables artistes.

CHANGEMENT DU RAPPORT A LA MUSIQUE

Si l’apparition de l’ordinateur comme instrument de musique a changé notre vision du compositeur, elle a également fondamentalement changé notre rapport à la musique. Si la musique classique était écrite sur des partitions concrètes, où aucune note, aucune nuance ne pouvait être modifiée sans risquer de faire du tort au compositeur, qui trouvait lui-même sa composition parfaite, la musique électronique est, elle, malléable, au regard du fait qu’il n’existe pas forcément de partitions concrètes, et qu’il devient extrêmement aisé de modifier à loisir, et soi-même, les compositions des autres. Ceci découle à la fois du support de la musique (partitions précises pour la musique classique, partitions bien moins régies par des codes pour la musique créée par ordinateur) mais également de la démocratisation de la musique évoquée plus tôt, qui rend chacun compositeur : si personne ne pouvait égaler le génie de Mozart à son époque, et donc n’osait modifier ces opéras ou pièces, ceci n’a plus cours dans notre société actuelle ou chacun se donne le droit de modifier le morceau de l’autre parce qu’il pense être aussi bon que lui, ou pouvoir apporter quelque chose de nouveau au morceau : il n’y a qu’à voir le nombre de morceaux « remixés », passés à l’intérieur de la machine ordinateur pour leur donner une nouvelle sonorité musicale, pour se convaincre de ce fait. La musique est devenue le domaine de chacun.

Le support d’écriture de la musique, et la démocratisation de celle-ci induisent également un grand changement au niveau de la consommation et de la mémoire de la musique : les œuvres classiques sont encore connues aujourd’hui, et jouées de la façon dont les compositeurs les avaient imaginées à leur époque dans les salles d’orchestre contemporaines, alors que selon Eco, « la musique électronique jouirait d'une existence d'environ dix ans, elle serait éphémère comme le sont les improvisations de la musique de jazz ou les jeux d'eaux ». En allant plus loin, on pourrait dire que ce nouveau type de musique induit par l’apparition de l’ordinateur serait le reflet de notre société du tout éphémère, et qu’ « elle apparaîtrait donc comme le produit type d'une civilisation de consommation qui est fondée sur la succession rapide des formes ». Qui, en effet, se rappellera dans cent ans des musiques composées et jouées à l’aube du troisième millénaire ?

 L’ordinateur induit un dernier changement de notre rapport à la musique, par la façon dont il change notre manière de consommer la musique : « la situation typique du concert meurt avec elle » pour Umberto Eco. Alors que la musique s’était toujours vécue comme un échange entre des musiciens et des spectateurs, l’apparition de l’ordinateur a bouleversé cette idée reçue que la musique se transmettait par le concert : en devenant à la fois un moyen de support et d’expression musical, mais surtout un instrument de musique, qui n’est pas adaptée à une exposition en direct devant un public. En effet, un concert de musique électronique ne peut se résumer qu’à la lecture d’une bande sonore, sans laisser la place à l’émotion et à la libre interprétation d’un instrument par l’artiste en direct. Qu’amène de plus un concert de cette musique créée par ordinateur plutôt qu’un simple CD ? Une nouvelle forme d’écoute de la musique, sur support numérique et en privé, pourrait donc être envisagée, ce qui correspondrait à un changement majeur dans notre façon d’appréhender l’œuvre musicale.

 L’ordinateur en tant qu’instrument de musique a donc fondamentalement modifié notre rapport à la musique, en changeant la notion de compositeur, la durée de vie des œuvres musicales et la manière d’écouter et de consommer la musique. Cette évolution peut sembler néfaste, mais n’est en réalité ni mauvaise ni bonne : elle ne fait que suivre l’évolution de la société.



6 réactions


    • Thomas Cattiaux 10 avril 2012 12:27

      C’est exactement ce que j’ai voulu dire en écrivant :

       " L’instrument de musique qu’est l’ordinateur, par l’apparition de nouveaux sons, amène une plus-value à la créativité musicale. Si certains de ces nouveaux compositeurs ne resteront que des ingénieurs, d’autres en repoussant les limites de la création musicale deviennent de véritables artistes."

      Je ne critique d’ailleurs pas la musique électronique, mais me contente de dresser le bilan de l’impact de cette nouvelle sorte de musique sur notre vision du musicien et de la musique en général.


    • Thomas Cattiaux 10 avril 2012 18:06

      Bien sûr on peut trouver des violons 1er prix aux alentours de 100 euros... Mais les vrais violonistes utilisent des violons qui vont plutôt chercher dans les 2000 euros, ce qui est plus cher qu’un ordinateur. Et même un ordinateur 1er prix (dans les 400 euros) peut être utilisé par les plus grands compositeurs de musique électronique puisque ce n’est pas la qualité de l’ordinateur en lui-même mais des logiciels qui va importer.

      Le terme de démocratisation ne fait pas tant référence au fait qu’il est plus aisé de s’acheter un ordinateur qu’un violon (même si vous me l’accorderez, on trouve généralement plus d’ordinateurs que de violons chez les gens...), mais au fait que la création musicale devient l’œuvre d’un plus grand nombre. C’est surtout le fait que le regard sur le compositeur en lui-même ait changé qui m’intéressait.

      La formation musicale reste essentielle dans les musiques électroniques, mais c’est la phase d’apprentissage qui, par son approche plus ludique et plus facile que pour les instruments « classiques », permet de ne pas rebuter les nouveaux apprenants.


  • Pyrathome Pyrathome 10 avril 2012 16:51

    Bonjour l’auteur,

    Il serait injurieux de ne pas parler du grand Vangelis...


  • Nums Nums 10 avril 2012 17:53

    Quelques erreurs dans votre article :


    « Mais c’est surtout la possibilité de pouvoir recréer facilement le son de n’importe quel autre instrument de musique »

    Merci de me citer un seul synthétiseur capable d’une telle prouesse. A part les lecteurs d’échantillons qui se basent sur des instruments réels.

    « Il ne faut pas oublier malgré tout que la musique classique considérée aujourd’hui comme l’œuvre de véritables génies. » 

    Oui mais parce qu’on a retenu qu’eux. Combien de merdes à l’époque de ces génies ont été composées ? La proportion de daubes composées à l’époque du classique est semblable à celle de l’époque moderne.

    « mais surtout un instrument de musique, qui n’est pas adaptée à une exposition en direct devant un public. En effet, un concert de musique électronique ne peut se résumer qu’à la lecture d’une bande sonore, sans laisser la place à l’émotion et à la libre interprétation d’un instrument par l’artiste en direct. »

    Etes-vous déjà allé à un concert de musique électronique ? Il y a bien du jeu en direct. Les possibilités de variations du son en plus de la mélodie sont conséquentes. J’épargnerai au lecteur une liste exhaustive de possibilités techniques au service du jeu en temps réel.

    Pour le reste, je suis d’accord avec l’article. Quoique affirmer que dans cent ans on ne se rappellera plus de ce qui a été composé aujourd’hui ? Franchement, ça se discute.

    Ensuite, je rejoins le propos d’Alain Collignon. Pour pouvoir produire de la bonne musique, il faut une formation musicale solide. Quel que soit le genre dans lequel on officie ou l’instrument que l’on joue.

    Enfin, qu’a permis l’ordinateur ? De disposer, pour quelques centaines d’euros, d’un studio d’enregistrement de grande qualité. Pour moi, l’ordinateur est avant tout un formidable enregistreur multi-pistes à la portée de quasiment toutes les bourses. 

    Enfin-bis, plus que l’ordinateur, je pense que la musique électronique doit avant tout sa percée grâce au synthétiseur. Prenez un piano, jouez en, vous ne pourrez obtenir qu’un son de piano. Prenez un synthétiseur un minimum complexe et là s’ouvre à vous des palettes et des univers sonores particulièrement vastes.

    • Nums Nums 10 avril 2012 17:55

      Je précise que j’ai quand même plussé votre article et merci de l’avoir écrit. Ca nous change des articles qui tournent autour de la politique.


  • epicure 10 avril 2012 22:02

    Les questions du rapport entre la machine et la musique datent en fait de la fin des années 60 avec les premiers synthétiseurs, créant des sons électroniques.
    Dés le début la musique électronique a été décriée, a eu ses détracteurs.
    Mais au début c’était une affaire de passionnés, de vrais musiciens, d’artistes découvrant un nouvel univers musical. C’est un peu l’âge d’or de la musique électronique.
    Dés cette époque nombreux sont ceux qui ont cherché à résoudre la problématique de la scène, chacun à leur façon, Jarre a été celui qui a poussé la question le plus loin en créant un spectacle total, en utilisant des instruments propres à la scène, comme la harpe laser.

    C’est entre la deuxième moitié des années 70 et la première partie des années 80 que s’est posé vraiment le problème de al démocratisation totale de la musique par la musique électronique et l’ordinateur.
    Mais au final avec le temps, qu’en ressort il ?
    il y a des vagues de jeunes qui partent à partir de rien, qui pianotent sur leur clavier ou leur ordinateur sans connaissance technique musicale.
    Beaucoup reprennent des gimmicks des autres faute de véritable personnalité artistique, et finiront oubliés une fois la mode passée.
    Certains arrivent à faire un tube.
    A la fin, le temps ne retient que les artistes, ceux qui arrivent à mettre de la valeur ajoutée dans leur bip, boing, ziup, woaa etc.....

    Donc du coup on a des cycles de musique électronique, où chaque vague repose sur certains gimmicks, certaines influences, l’effet de mode s’essouffle et lasse le public, seul restent les vrais artistes qui continuent leur carrière, parfois pour explorer d’autres voies.


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