Ô vieillesse ennemie !
La démographie, tendance lourde des sociétés, donne peut-être le fin mot des changements à l’oeuvre en notre douce France. Elle permet de mieux cerner l’évolution cyclique des valeurs.
La génération du baby-boom (1945-1965) est arrivée à la jeunesse dès 1965 et jusqu’en 1985. Ce furent des années dynamiques et optimistes dans tout le monde occidental. Les années de boom économique et de réformes morales. 1962 : Vatican II, 1963 : la marche pour les droits civiques des Noirs américains, 1968 : la libération des moeurs et le Printemps de Prague, 1969 : le premier homme sur la lune, 1971 : la création de Médecins sans Frontières, 1973 : le premier micro-ordinateur, 1974 : le droit au divorce, à l’avortement, la majorité à 18 ans en France, 1981 : la gauche au pouvoir, et la confrontation de l’utopie à la réalité.
Les prémisses du basculement mental de l’optimisme aux tendances dépressives datent de la maturation de cette jeunesse, autour des années 1985 et après. Les déclencheurs en ont sans doute été la découverte du SIDA en 1983, de la vache folle et du trou dans la couche d’ozone en 1985. Cette déprime a peut-être culminé avec les grandes grèves de 1995, mais nous n’en sommes pas sortis en France, tant le président Chirac a le don de lénifier tout tragique, de sa voix inimitable.
Les années 2000 d’après bulle technologique, hyper-terrorisme, guerre américaine en Irak et refus d’Europe, ressemblent de plus en plus aux années 1930. L’histoire ne se répète jamais, mais elle bégaie - car les êtres humains restent, au fond, les mêmes. L’après Krach de 1929 conduisit au dirigisme et à l’autoritarisme, du New Deal économico-social aux États-Unis (version soft), à l’élection du chancelier Hitler dans une Allemagne ravagée par la défaite (version hard), avec les versions « molles » du pétainisme et du franquisme. Cela s’est effectué dans un contexte de perte des repères traditionnels, les révolutions, soviétique puis chinoise, les découvertes scientifiques qui changent les mentalités (1929 : l’univers en expansion, 1931 : découverte de l’anti-matière), et la littérature qui fait écho à ces désarrois (1930 : L’homme sans qualité de Musil, 1932 : Voyage au bout de la nuit de Céline, 1933 : La condition humaine de Malraux).
C’est en 1901 que le nombre de naissances a été le plus élevé en France métropolitaine, 920 000. Il baisse ensuite jusque dans les années trente, la saignée de la guerre de 1914 faisant de la France d’entre-deux guerres un « pays de vieux » : le recensement de 1946 montre qu’elle comptait moins d’habitants que lors du recensement de 1936 ! L’avancée en âge des générations très nombreuses du baby-boom, nées entre 1945 et 1965, rend le vieillissement pérenne. En 2030, une personne sur trois aura 60 ans ou plus, contre une sur cinq en 2000. De 20,6 % de la population totale en 2000, la catégorie passerait à 31,2 % en 2030 sous l’hypothèse de fécondité de 1,8 enfant par femme. Ce vieillissement sera inégalement réparti sur le territoire, les métropoles régionales restant plus jeunes que les « déserts » peu urbanisés. La part des habitants de 60 ans ou plus variera de 23 % en Île-de-France à 47 % dans le Cantal.
Même si avoir 60 ans aujourd’hui, c’est être sans doute mentalement "plus jeune" que dans les années 1930, je crains qu’avec ce vieillissement dans tous les pays développés (en France moins qu’en Allemagne, mais plus qu’aux États-Unis), une propension au conservatisme de plus en plus « réactionnaire » ne se fasse jour - à droite comme à gauche - poussant lentement vers un « fascisme volontaire ». On le voit en Allemagne avec la sortie du chancelier Schöder ; on le voit aux États-Unis avec la réélection sécuritaire de George W. Busch, malgré ses mensonges d’État. C’est une période de "réaction" (terme non polémique, désignant la réponse à un stimulus, par extension la volonté politique de revenir à un état antérieur considéré comme meilleur). Elle pourrait s’amplifier, et serait imposée non par un leader particulièrement charismatique, ni par des circonstances exceptionnelles, mais, après une lente immersion dans la confusion des choses et des êtres de ces derniers vingt ans, par un sursaut réflexe (où la réflexion aurait peu de part). Jacques Attali évoque un social-nationalisme qui naît, dans L’Express du 24 mai 2005. La France y est particulièrement sensible, ayant l’amertume d’être ex-grand pays jusqu’à la fin des années de Gaulle. Elle voudrait que le monde l’écoute comme avant, mais si la Révolution de 1789 a eu un tel retentissement dans le monde, c’est aussi parce que la France, à cette date et depuis Louis XIV, était le pays le plus peuplé de l’Europe, Russie incluse ! Ce n’est pas sa population d’aujourd’hui qui lui permettra de faire flamboyer ses idées ni son « modèle »...
Suzanne et les vieillards, Allori :
Paris nous offre par exemple, en ses expositions d’automne, de l’incertain ou du nostalgique. L’incertain, c’est « La Mélancolie, génie et folie » au Grand Palais, « Dada ou la subversion de l’art dans les années 20 » à Beaubourg, « Girodet, un classique subversif » au Louvre, le « Procès de Nuremberg » au Mémorial de la Shoah. Des problèmes, des doutes, des interrogations. La nostalgie d’un âge d’or, c’est « Jules Verne » au CNAM, « Boire et manger quand Paris était Lutèce » à la Crypte Notre-Dame, « La Science quand elle était arabe » à l’IMA, « L’art russe fin XIXe » à Orsay. Références obsolètes, ou sables mouvants d’une raison qui vacille, tel est l’air du temps. Autre signes des temps - très significatifs ! - les seules expositions tournées vers l’avenir viennent des pays anglo-saxons, avec « Star Wars » venue des États-Unis à la Cité des sciences, ou le « Festin des dinosaures, paléontologie animée », venue de Londres au Palais de la découverte. Qui se rend compte de ce décalage d’optimisme ?
Le retour d’autorité « désiré » par les Français soulagerait l’angoisse, aiderait à sortir du cocooning maternant d’un État mou et irresponsable, au profit d’une figure de Père qui délimite les valeurs, les siennes, pas celles du temps, qui tranche et dise ce qu’il veut. Dans ce cas, « droite » et « gauche » se recomposeraient différemment, le réflexe pavlovien des étiquettes laissant la place au ralliement qui rassure. Le charisme reprendrait ses droits sur la compétence, le olitique sur le technicien, les liens féodaux sur les liens d’intérêts. La droite suscite plus d’individus de ce type que la gauche, en général. Qu’en sera-t-il, dans les années à venir ?