jeudi 20 janvier 2011 - par Bernard Dugué

Shoah transcendantale ? Du monde pré-sensé au monde insensé

Osons une méditation sur les âges du sens. Les sociétés primitives ne vivent pas dans un horizon d’attente (irrésolue) mais dans l’instant vécu et pensé comme une sorte de jeu interactif avec les âmes végétales, le milieu naturel marqué par une géographie et le climat, les esprits animaux. Le temps est réglé sur la base des rythmes naturels. L’existence est conduite selon les principes de la technique humaine, calquée sur les techniques végétales et animales, dans un espace encadré. L’homme invente une seconde nature qui lui est propre mais n’a rien d’artificiel, avec des signaux pour communiquer, des rituels, des inventions formelles, des techniques de chasse. Néanmoins, l’écriture organisée comme suite de symboles est absente. Ces peuplades ne sont pas entrées dans l’histoire. Pas d’horizon de sens, d’élargissement de la conscience, mais un sentiment de permanence. La communication est orale ; le langage étant d’une redoutable précision pour désigner les choses naturelles. On retrouve cette précision chez les esquimaux qui disposent de plus d’une dizaine de mots pour désigner le type de neige qu’ils rencontrent. Ce qui traduit en plus un sens développé de la perception, avec des nuances qui nous échappent car nous sommes dans un autre type de société.

Les civilisations de l’écrit ont été déterminantes, inscrivant l’humanité dans un monde historique, quoique, à l’époque de la haute Egypte, de l’Inde védique ou de Sumer, nous devrions employer l’idée d’une époque presque historique. C’est sans doute pendant la période axiale que s’ouvre réellement une conscience nouvelle, marquée par l’ouverture d’un horizon de sens avec les dieux, le temps, les mesures chiffrées, les arrières mondes intelligibles. Les Mayas ont imaginé un sens historique concevant la fin de leur monde (ou du monde) après une durée limitée. C’est bien là le signe d’une civilisation douée d’une conscience historique. A l’inverse, dans les peuplades a-historiques, l’idée d’une nature qui prend fin est complètement absurde, tout comme celle d’une transformation historique menant au progrès. D’autres civilisations ont ouvert le temps au lieu de le fermer. En fait, le sens s’est ouvert sur trois directions transcendantes. D’abord l’espace. Ce qui a conduit à la formation des premiers empires, en Chine, avec Alexandre, en Perse, puis le plus fameux des empires, celui de Rome, qui dura plusieurs siècles et s’étendit sur un vaste territoire couvrant la Méditerranée. La transcendance temporelle est née dans les Ecritures. Avec l’idée d’une terre promise, d’un royaume à venir, avec la participation de Dieu. L’idéologie moderne du progrès représente la version profane du royaume promis par Dieu, étant entendu que le progrès est une promesse conçue avec la raison et la foi dans le travail appliqué des hommes. Troisième transcendance, celle des dieux puis du Dieu. L’homme ouvre un horizon de sens à des instances supra-humaines avec lesquelles il parle avec le langage des hommes, et du reste, Dieu leur répond aussi en langue humaine par la voix des prophètes. L’ère menant du VIème siècle av. J.-C. aux années 1960 peut être considérée comme celle du sens et de l’Histoire. Plusieurs dispositifs se sont succédés, se chevauchant souvent, se complétant parfois, afin de livrer du sens aux hommes insérés dans une société à une période de l’histoire. De plus, les hommes étaient en attente de sens. Ils espéraient que l’avenir, les événements, les écrits, les héros historiques, les écrivains, les prêtres, leur indique quels horizons espérer, quel sens attendre de l’existence personnelle et collective.

L’étonnement philosophique nous amène à interroger cette quête de sens, sur les différents dispositifs herméneutiques ayant été proposés pour livrer un sens, parfois strictement encadré et d’autre fois indéterminé, ouvert, offert à la création et aux inventions existentielles. Il existe deux sortes d’expériences. Les unes sont techniques, le résultat est objectif et lorsqu’il est quantifiable, alors la science le met à profit. Les autres sont psychiques. La conscience est aussi un résultat. Hegel en a fait le centre de sa phénoménologie. L’expérience humaine se cristallise en mémoire, intuitions, contenus de conscience et réciproquement, à partir des représentations de la conscience se dessinent des horizons du sens. Ces horizons sont au-delà du temps, car le passé interprété est entrelacé avec un avenir non élucidé mais orienté vers la résolution d’une attente. La voie est le chemin conduisant au centre du labyrinthe. Là, il se trouve un miroir, celui qui du plus profond de la conscience synthétise le temps et projette les contenus du sens. L’existence est alors résolue, ou bien replacée sur la voie et le chemin dans le labyrinthe se poursuit. A noter que cette vision de l’existence renvoie plus spécialement à la période romantique et au sacre du Sujet. A d’autres époques, la voie était tracée par les instances religieuses puis les héros historiques ont aussi montré des directions guidant non pas tant le sujet que le peuple. Après les critiques émises par les apôtres du soupçon (Nietzsche, Freud…) le Sujet, autant que les héros de l’histoire, furent recadrés pour ainsi dire dans un sens critique ou bien problématique.

Il existe en fait deux types de langage. Premièrement, la langue du savoir-faire, du savoir jouer, de la technique. Cette langue domine actuellement le champ des communications, noie le sens, obère l’horizon, place l’individu dans un univers du désir et du fétichisme de l’instant, de l’occupation du temps. Deuxièmement, la langue du savoir-être et exister est en mesure de livrer du sens, de transmettre des contenus herméneutiques. Les œuvres d’art non littéraire également. Architecture, peinture et surtout musique. Y aurait-il deux langages, l’un pour organiser les choses techniques et matérielles, l’autre pour éclairer, enrichir et transmettre les choses spirituelles ? Auquel cas, le sens jaillit des œuvres de l’esprit, il est produit par la pensée qui ouvre des mondes et des horizons. La technique a-t-elle un sens ? Sans doute pas. Son seul dessein est l’efficacité et sa transformation est guidée par l’accroissement des performances. Toujours plus de rendement, de vitesse, de précision. Dans les mouvements et dans le calcul. Ainsi va le cours assuré de la Technique, entraînant dans sa course folle les âmes humaines.

Maintenant, nous pouvons réfléchir à cette question du sens. Dont l’origine fut double, à la foi transcendante, avec les prophètes, et spirituelle, avec les poètes et autres artistes. Que ce soit un poète qui s’exprime, ou un Dieu à travers les prophètes, il est toujours question d’un message adressé à l’homme, dans une langue qu’il a façonnée, avec des conventions de sens et de symbole. Les écrits prophétiques et poétiques, les œuvres d’art, remplissent l’esprit en attente de sens, d’horizon, y compris lorsque l’indétermination est de la partie, livrant les hommes aux inquiétudes millénaristes autant qu’aux espérances utopiques liées à quelque avènement. Depuis la période axiale, le sens s’est ouvert ; il semble se refermer actuellement. Les causes sont certainement connues. L’agitation, la satisfaction des désirs effrénés, la cupidité, la passion pour le profit et la manipulation des objets et des hommes. Un nouvel âge primitif s’est mis en place avec l’usage des techniques hypermodernes. Le technocosme est devenu le milieu naturel. L’homme ne joue plus avec la Nature mais avec les instruments qui prolongent ses sens, lui conférant même le sentiment d’être dans un univers tout aussi magique et féerique que celui des esprits animaux et des végétaux pour les peuplades a-historiques. L’homme contemporain est pour ainsi dire en osmose artificielle avec le technocosme. La plupart de ses perceptions sont entachées d’artifices, que ce soit en évoluant dans les milieux techniques, voire en se servant d’interfaces technologiques comme peuvent l’être les médias conventionnels, les smart phones et autres tablettes numériques, sans parler du Net et des jeux vidéo. L’homme du technocosme est aussi celui de la vidéosphère comme aurait pu le dire Régis Debray dont on reprendra la notion de logosphère et de graphosphère pour signaler des époques révolues riches de sens, d’enchantement et de transcendance. Quel que soit le divulgateur de sens, une origine herméneutique repose toujours sur un vécu, un contenu de la conscience consécutif à un ensemble d’expériences suscitant des intuitions d’ordre éthique, esthétique ou intellectique. Autrement dit, les expériences du beau, du bien et du vrai. Auxquelles ont peut ajouter quelques autres contenus comme par exemple le sublime, la puissance, l’ataraxie… Et d’une manière générale, toutes les « saveurs » que peut produire le psychisme au contact des expériences de la (supra ?) conscience et de l’action dans le monde naturel et surtout social. 

La Civilisation contemporaine est devenue hyper technique. Le technocosme artificiel nécessite un langage spécifique qui présente quelques traits avec celui des peuplades a-historique, sauf que la nature a été supplantée par un vidéocosme submergeant par sa profusion de signaux, ensorcelant, parfois inquiétant, investissant le psychisme qui de ce fait, est complètement barré et donc, serait-ce la fin du sens ? La dissolution de l’horizon dans la langage performatif et voué à l’efficacité d’un jeu existentiel pratiqué avec les technologies modernes dans un monde devenu fermé sur la technique avec l’appui des médias et de l’hyper communication. La novlangue liée aux instruments et dispositifs technologique est elle aussi précise, tout autant que celle des peuplades primitives lorsqu’elle est appliquée à la connaissance de la nature, de la flore, la faune, de l’état climatique et l’environnement géographique. Le sens fuit le monde. Les esprits se ferment en s’aliénant dans le vidéocosme. Le monde tend à devenir insensé en conjuguant l’aliénation technocosmique au langage performatif. L’existence tend à devenir un jeu où il faut gagner et ne pas perdre et où l’intégralité du système perceptif est mobilisé pour gagner des points, obtenir satisfaction, parvenir là où les désirs artificiels et implantés par la propagande conduisent. En une formule, le système nous rend dépositaires de désirs qui, en nous appartenant, en devenant notre, font que nous ne nous appartenons plus, nous ne sommes plus nous-mêmes. Croyant posséder le monde, nous sommes possédés par le monde.

(Une parenthèse un peu provocatrice. Le propre de la « Shoah transcendantale »*** est de faire participer l’homme à sa propre déshumanisation. Le système a épousé les technologies du nazisme mais sans en emprunter les formes idéologiques et raciales virulentes, ni les contours politiques violents, car il agit avec la complicité des individus se vautrant dans ce camp de concentration assez plaisant qu’est l’univers du jeu et du parcours dans le centre globalisé où les âmes sont asservies moyennant quelque salut consumériste. Le monde est devenu une Shoah technocosmique, un immense camp de concentration ludique offrant à chacun le loisir de s’abîmer dans un doux sommeil de l’esprit en se divertissant avec des partenaires occasionnels. La grande machine désirante engloutit les masses humaines instrumentalisées. La guerre économique fait de l’humain une chair à profit, comme en d’autres temps la grande guerre se servait de chair à canon. Fin de parenthèse)

Celui qui est possédé par le monde est pourvu d’œillères fixant le regard qui se porte là où l’agir encadré lui suggère de focaliser son attention, ses perceptions. Cette attention soutenue est requise dans le monde du travail où elle est parfaitement légitime car utile à une tâche à accomplir dans l’usine, le bureau, sur le chantier, dans la motrice, sur le terrain, dans un milieu professionnel. Par contre, l’homme n’est pas voué à percevoir avec des œillères lorsqu’il quitte le monde professionnel. Il a le choix entre s’ouvrir un horizon de sens, se donner une voie, une destination librement choisie, inventée, vécue avec une intensité toute particulière, perçue et conçue accompagnée de saveurs spéciale ; ou alors s’aliéner et s’abandonner au jeu du marché autant qu’au marché du jeu, papillonnant dans l’univers des gadgets, des publicités, du paraître, du consommer instantané, des jeux éphémères ne menant nulle part sauf vers la fuite de soi, l’abandon de la quête de sens et des chemins vers la liberté. Le monde du jeu est un prolongement du monde technique professionnel. L’individu s’y applique avec sérieux, le regard fixé sur le résultat, que ce soit en courant après les soldes ou dans un parc à thème. Seul le monde rétrécit du divertissement capte son attente et l’univers du sens lui est barré. L’homme de l’hyper modernité a perdu le contact avec les émotions transcendantale, les avènements, le dépassement de son milieu, même si en changeant de milieu comme de chemise, il croit parcourir le monde en le dévorant d’heures en heures. La condition du nouveau primitif n’est pas l’absence de temps mais la soumission au temps qui devient omniprésent, interdisant l’accueil d’une temporalité avènementielle liée au mystère de la découverte et à la découverte des mystères. Bref, là où surgit le sens. Et pour que le sens jaillisse dans la conscience, il faut que celle-ci soit en attente et non pas fixée sur le cours ordonné du jeu et du marché. Insensé que ce culte des célébrités dont le seul mérite est de savoir se donner en spectacle et gagner au jeu de la concurrence du paraître, non sans déployer quelque talent de comédien ou de chanteur. Insensé que cette course au mimétisme de ces fans emplissant les stades pour entendre leur idole et se dire, j’y étais. Insensé que ce théâtre politique où l’on joue à jauger ses adversaires et l’on cherche à exister dans les médias.

*** La Shoah transcendantale est conçue comme une idée transcendantale au sens kantien, autrement dit une notion à usage régulateur censée réguler l’usage de la raison et unifier des données produites par l’entendement. Cette notion est tout aussi provocatrice et approximative que l’idée du pétainisme transcendantal employée par Alain Badiou à propos du sarkozysme.



4 réactions


  • Lisa SION 2 Lisa SION 2 20 janvier 2011 11:32

    Bonjour Bernard,

    « Le monde est devenu une Shoah technocosmique, un immense camp de concentration ludique  » en 70, le groupe canadien Harmonium chantait dans l’une de ses chansons que je n’arrive pas à retrouver comment son environnement lui faisait penser à un grand asile...

    Quand on sait que la télécommande a été inventée pour les handicapés, et qu’elle est entre routes les mains aujourd’hui...

    Bien sur les prophéties Incas sont discutables mais les hommes qui y croient dur comme fer aujourd’hui sont légion, et même en haut lieu parmi nos dominants : http://www.priceminister.com/offer/buy/1150837/Jumel-Sylvie-La-Sorcellerie-Au-Coeur-De-La-Republique-Livre.html#info . Mais le pire est qu’ils ont les moyens d’organiser artificiellement la fin d’un monde, une extinction de masse dont d’ailleurs je crois qu’ils la préparent avec l’aide de Bill Gates, Monsanto et tutti quanti...

    Voulez que je vous dise Bernard, la Shoa c’ést le club Med à coté de ce qui se prépare !


  • Kalki Kalki 20 janvier 2011 12:05

    La shoah transcendantale touche à sa fin

    L’humain est terminé, les vieilles reliques, le vieux monde, sont terminés

    Soit la nouvelle génération cybernétique se réveille à temps, qu’elle se réveille, et qu’elle dévore leurs parents soit

    c’est terminé pour beaucoup de monde


  • Francis, agnotologue JL 20 janvier 2011 13:20

    Voyons ce que dit, sous forme de question qui n’attend pas de réponse, l’auteur : « Il existe en fait deux types de langage ... l’un pour organiser les choses techniques et matérielles, l’autre pour éclairer, enrichir et transmettre les choses spirituelles . »


    Puis il écrit : « Maintenant, nous pouvons réfléchir à cette question du sens. Dont l’origine fut double, à la foi transcendante, avec les prophètes, et spirituelle, avec les poètes et autres artistes. Que ce soit un poète qui s’exprime, ou un Dieu à travers les prophètes, il est toujours question d’un message adressé à l’homme, dans une langue qu’il a façonnée, avec des conventions de sens et de symbole. »

    Autrement dit, nous voici englués dans sa pensée binaire : d’un coté les méchants rationalistes, de l’autre les mystiques. Je voudrais savoir où il classe la langue de coton !

    Je veux dire ici que l’opposé des dogmatisme c’est le cartésianisme, et en conséquence, l’inverse d’un déiste ce n’est pas un athée mais un rationaliste cartésien.

    Le clivage entre les deux est le rapport au principe de non contradiction :

    « La croyance s’affranchit très aisément du principe de non-contradiction » (Frédéric Pierru)

    « Jeter le bébé pour garder l’eau du bain ? Petit bréviaire du croyant néolibéral par temps d’apocalypse capitaliste, par Frédéric Pierru »

    On comprendra aisément pourquoi le néolibéralisme s’accomode aussi bien avec les déistes, et pourquoi ses pires ennemis sont les cartésiens,.

    L’on comprendra aussi pourquoi cette expression au sujet du 21ème siècle et dess religions attribuée à tort peut-être à Malraux - mais les religieuix ne s’y arrêtent pas - a fait florès !

    Ce qu’il aurait fallu dire c’est que les guerres du 21ème siècle seront religieuses ou ne seront pas : en fait de guerres, on assisterait bien plutôt à une guerre des dogmes, y compris le dogme néolibéral contre la raison.

    Rien de nouveau sous le soleil, donc.


  • geo63 21 janvier 2011 09:53

    Texte remarquable. Du grand Dugué pour moi, mais toujours la même « vision » sombre ...curieusement presque indulgente pour le sarkozysme qui réunit pourtant toutes les aberrations énoncées plus haut.


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