jeudi 26 juillet 2007 - par Iceman75

Suicides dans l’automobile : un amalgame dangereux

Cette semaine, un homme a été retrouvé mort dans un atelier de l’usine PSA de Mulhouse. Sans même connaître la raison du geste de ce malheureux salarié, beaucoup (médias, syndicats...) se sont empressés de faire l’amalgame avec d’autres suicides dans d’autres usines automobiles. Quels sont les dangers d’une telle analyse ?

L’année dernière, plusieurs suicides au technocentre de Guyancourt avaient fortement terni l’image de Renault, ceux-ci ayant eu lieu en même temps qu’un plan de redressement. Cette année, alors qu’un autre plan de redressement est lancé chez PSA, des suicides se produisent également dans les usines du groupe. Doit-on forcément y voir une relation de cause à effet ? Certains pensent que oui puisqu’ils n’ont pas hésité à s’engouffrer dans la brèche et dénoncer les conditions de travail dans les deux groupes. C’est cette version qui a le plus souvent été mise en avant par les médias.

Pourtant, un suicide est un acte bien plus complexe qu’il n’y paraît. Dans les suicides chez Renault, des causes différentes ont été données : pression hiérarchique, drame personnel, problèmes sentimentaux. Chacun des cas était différent et, dans au moins un des cas, l’aspect hiérarchique n’a pas été mis en cause. Selon les premiers résultats de l’enquête sur le suicide de cette semaine, la cause serait d’ordre privé. Peut on incriminer l’employeur pour ce type de cas ? Est que l’entreprise doit assurer un rôle pour soutenir ses salariés fragilisés par des éléments extérieur ? Là se pose le débat avec le choix de considérer ces suicides comme des accidents du travail. L’entreprise aurait le rôle de détecter les facteurs du suicide. Mais ce sujet a-t-il été abordé par la presse ? Pas exactement. Parallèlement à cela, la médecine du travail a depuis longtemps tiré la sonnette d’alarme sur son rôle dans l’entreprise et l’écoute qu’elle peut recevoir. Car si l’on parle de suicides, on pourrait tout aussi bien parler des préconisations sur les conditions de travail qu’indiquent les médecins du travail et qui ne sont pas suivis d’actes. De la même manière, fait-on un procès aux professeurs dont un des élèves s’est suicidé, ou encore aux parents de ces même élèves ?

Alors pourquoi cette étrange coïncidence : cinq suicides en quelques mois dans une même usine ? Pour l’entourage d’une victime, c’est un choc. Cela vaut également pour son entourage professionnel. Le parallèle peut être fait avec ce qui se passe pour le suicide ou la mort de certaines "stars" : la mort de Rudolf Valentino a provoqué le suicide de quelques-unes de ses fans, le suicide d’une célèbre starlette japonaise en a fait autant parmi ses fans adolescentes, certaines allant même jusqu’à "reproduire" le suicide sur le même lieu. Et pourtant elles n’avaient pas la même raison de le faire que leur idole. Mais là, les victimes sont des "anonymes". Même une personne dans un entourage lointain va se sentir interpellée par cet acte. Certaines plus fragiles vont être amenées à se poser de nouvelles questions sur leur vie. Et c’est là que le lien se crée. Le lien entre la situation Renault et la situation PSA est l’incertitude que vivaient les salariés des deux sociétés avec l’approche de plans sociaux et la pression hiérarchique, tout du moins comme ils la percevaient. A cela s’ajoutait la forme de l’acte et l’impact qu’il a eu. Ainsi, avec le battage fait autour des premiers suicides, certains pouvaient y voir un moyen de se faire entendre, définitivement. A l’intérieur de la société, le lien peut changer et passer du type "anomique" au type "fataliste", tel que décrit par Emile Durkheim, considéré comme fondateur de la sociologie. (Une typologie remise en cause, certes, mais qui, en première approximation, permet de voir les changements qui s’opèrent.) Voyant ce signal envoyé, la future victime peut décider d’envoyer elle aussi un signal identique pour un cas tout à fait différent. Elle est jusqu’ici spectatrice de la réaction de son entourage
professionnel suite au premier suicide d’un collègue. Mais cette réaction peut renforcer la conviction que cet acte est justifié, et donc que son propre acte serait justifié.

Il y a 11 000 suicides par an en France dont 8 000 hommes avec une prépondérance entre 35 et 54 ans, la population active donc. Et il y a 160 000 tentatives de suicides par an. Des chiffres énormes face à ces six cas et qui montrent une énorme disparité. Focaliser ainsi sur ces cas d’une seule entreprise a des effets pervers. L’image de l’entreprise, dont la responsabilité n’est pas prouvée, est écornée. Et si la société est touchée, ses membres le sont aussi. Le fait de montrer du doigt cette société va créer au sein de celle-ci un malaise propice à d’autres actes de suicide. Il n’y a pas qu’une seule raison au suicide, mais un ensemble de phénomènes dont un déclencheur, qui fera passer à l’acte. Le média doit prendre conscience qu’il devient un phénomène actif chez certains individus déjà fragilisés. Cet effet sera d’autant plus fort qu’il se contente d’être factuel : une personne X s’est suicidée chez Y. Le fait non précisé laisse une large part à l’interprétation de chacun et donc aux rumeurs, aux élucubrations de toutes sortes.

Le rôle du journalisme est d’énoncer des faits. Mais toute la difficulté avec l’abondance d’information est d’en mesurer la portée. Des centres d’assistance ont été mis en place dans les entreprises touchées afin de prévenir ces cas. Indépendants des entreprises, ils seront confrontés à la mise en place des actions d’accompagnement des "patients". Les "appelants" seront-ils mis en arrêt maladie pour ne pas créer de risque d’autres suicides au sein de l’entreprise ? Certains le croient déjà.



25 réactions


  • Foudebassan Foudebassan 26 juillet 2007 21:09

    Comme à chaque fois qu’un drame se produit, les média râclent les fonds de tiroir pour nous dénicher des évenéments équivalents. Tout ça pour nous vendre leur torchon.


  • lyago2003 lyago2003 26 juillet 2007 21:18

    Ce qui est troublant tout de même c’est le nombre et le même lieu de tous ces suicides.

    je ne crois pas au hasard ni à la fatalité.

    Pression trop forte avec sûrement des problèmes personnels ?


    • Iceman75 Iceman75 26 juillet 2007 21:41

      Une chose est sure : à Mulhouse ce n’est pas la joie dans l’encadrement des personnes concernées. Tout le monde se sent coupable, proche ou non proche. Et qui sait ce que la culpabilité peut amener après...


  • Oliver Trets Oliver Trets 27 juillet 2007 08:51

    Quand un suicide se produit aprés une rupture amoureuse, quand c’est une adolescente qui se défenestre, etc, les causes sont simples. Par contre, quand c’est sur le lieu de travail, comme par enchantement, les causes sont plus complexes : on se demande pourquoi.

    Tout d’abord, se suicider sur son lieu de travail, ça garde quand même une forte signification et dans ces circonstances, je n’ai qu’une certititude : les conditions dans lesquels est exercée l’activité professionelle de celui qui s’y suicide ne peuvent pas être totalement étrangère à cet acte. En tout cas, il va falloir faire preuve d’une puissante réthorique pour me faire croire le contraire et le complot dénoncé par cet article n’y parvient pas.

    Ensuite, le problème que pointe du doigt cet article, c’est la crainte d’une mise en cause d’une cerataine stabilité sociale : quand un opérateur se suicide, on s’en fout, par contre, si c’est un cadre (ce qui est le cas en l’occurence), ça commence à sentir le roussi. Si les « cadres sup » dont les autres employés envie la position « supérieure » commencent à se donner la mort au même titre qu’une autre tâche de travail, le « travailler plus pour mourir plus » reprend tout son sens.

    La pression hiérarchique (du résultat à tout prix) et sociale (de l’ambition adulée) sont des causes comme d’autres de suicide : le nier, c’est prendre le risque de moins bien le voir venir la prochaine fois.


    • Iceman75 Iceman75 27 juillet 2007 10:39

      Justement, l’erreur est de croire que la rupture amoureuse ou autre est la seule raison du suicide. Elle est la raison principale, le déclencheur. Ici il n’est pas question de nier l’impact de l’ambiance du travail sur les suicides. Il est avéré que dans au moins un des cas il est un déclencheur. Il ne s’agit pas non plus de dénoncer un complot (de viser par exemple la CGT qui reprend à son compte l’affaire sans même attendre la moindre enquète). Comme je le dis, le fait même qu’il y ait un premier suicide(qui d’ailleurs est celui du aux conditions de travail si je ne me trompe) crée un changement dans l’ambiance générale de l’entreprise, une ambiance qui ajoute une « raison » aux personnes déjà affectée par quelquechose (problème amoureux, financier, pression hiérarchique, etc....). C’est cette raison qui peut faire basculer.


  • Vilain petit canard Vilain petit canard 27 juillet 2007 10:35

    Avec les publications de suicides, on est toujours un peu gêné : si on en parle, on peut aider à faire mettre en place des aides, des mesures préventives, etc. Mais on sait également que l’on peut inciter d’autres personnes à se suicider (il existe des épidémies de suicides).

    D’un autre côté, si on n’en parle pas, on se condamne en quelque sorte à faire le sourd à la douleur de l’autre.

    Là, je pense que ça vaut le coup d’en faire débat : deux entreprises comparables (qui sont deux leaders sur leur marché en France, donc très connues du public), et justement, on ne peut se contenter de la méthode habituelle qui consiste à évoquer d’autres explications dès lors qu’il s’agit d’un suicide au travail. Comme le fait remarquer justement Oliver, si c’est une rupture sentimentale qui précède le geste, on dit que « c’est simple », mais si on suspecte le travail, c’est tout de suite « beaucoup plus compliqué ».

    Dans cette « épidémie » il est peut-être encore un peu tôt pour utiliser ce terme), il y a surtout une forte charge symbolique dans ces événements : la bagnole, dernier refuge de la fierté nationale, le bien indispensable à la survie du Français moyen. En face, le salarié, statut de 80% d’entre nous, et soumis à la pression hiérarchique, soit 75% des salariés : on n’a pas de mal à s’y reconnaître. Enfin, des cadres (dits « supérieurs »), pour lesquels on s’accorde à dire qu’ils sont « aisés » et « à l’abri du besoin », ils ont des belles bagnoles, des maisons à la campagne, enfin, tout le rêve des parents devant leur enfant studieux. Et enfin, ce slogan imbécile « travailler plus pour gagner plus », dont on nous rebat les oreilles depuis un an.

    Mis bout à bout, tout cela fait une charge symbolique plutôt explosive. Un peu comme il y a dix ans, l’épidémie de suicides dans la police (en uniforme et avec armes de service).

    Même si ça comporte des risques, je crois qu’il y a plus d’avantages à mettre ces suicides sur la place publique que des les cacher, ou de les relativiser (version bénigne du déni).


  • Iceman75 Iceman75 27 juillet 2007 10:58

    Et si justement on ne parlait pas des « bons »(pardonnez moi l’expression) suicides. On ne parle que d’un pourcentage minime de ceux là en ciblant 2 entreprises. Hors des cas se sont produit dans d’autres entreprises hors automobile. Hors des cas de suicide pour pression hiérarchique, et autres raisons professionnelles ont lieu chaque année en grand nombre. Je suis bien d’accord qu’en parler permet aussi d’élargir le sujet mais là, la tendance est à cibler un constructeur et sur un site qui est loin d’être le pire du groupe. Avec les problèmes des équipementiers du secteur, les conditions de travail en fonderie, on pourrait plutôt penser que cela se produirait chez eux. Et non. En prenant de mauvais exemples, on se trompe de cible, ou ou tape un peu à coté.


  • Forest Ent Forest Ent 27 juillet 2007 11:44

    Article équilibré.

    Le sujet grave, c’est la détérioration constante des conditions de travail depuis 10/15 ans dont rend fortement compte la médecine du travail. Le taux de suicide au travail est par ailleurs en augmentation globale constante.


  • ZEN ZEN 27 juillet 2007 11:53

    Depuis de nombreuses années, le psychosociologue Christophe Dejours a analysé le problème des causes et des effets de la souffrance au travail en France, qui tient certainement une grande place dans les cas de suicides qui ont défrayé la chronique et de ceux dont on ne parle pas...

    http://1libertaire.free.fr/Dejours01.html


    • Vilain petit canard Vilain petit canard 27 juillet 2007 12:15

      Excellente intervention, Zen, ce livre est une référence incontournable pour qui s’intéresse au sujet.


    • ZEN ZEN 27 juillet 2007 12:17

      @VPC

      Merci, Canard, vive nous !


    • Cosmic Dancer Cosmic Dancer 27 juillet 2007 14:53

      Suicides au travail.

      Sur le sujet (merci pour la référence, Zen), à voir : le polar social de Fabienne Godet, « Sauf le respect que je vous dois » (http://www.cinemovies.fr/fiche_film.php?IDfilm=9745).

      Un peu hors sujet, je tiens quand même à signaler que ce problème intervient également dans la fonction publique,pour avoir interrogé récemment deux personnes : un professeur de technologie tellement harcelé par son supérieur hiérarchique que le rectorat auquel il est attaché l’a mis en congé longue maladie (province) ; un professeur d’histoire tellement malmenée par ses collègues et sa hiérarchie qu’elle a fait une TS et est en dépression (Paris). Cette dernière, qui a exercé pendant plus de dix ans dans une ZEP du « 9-3 », est pourtant psychologiquement très solide.


  • Next-up organisation Next-up organisation 27 juillet 2007 16:06

    « ...un suicide est un acte bien plus complexe qu’il n’y paraît ...Il n’y a pas qu’une seule raison au suicide, mais un ensemble de phénomènes dont un déclencheur, qui fera passer à l’acte ... » Effectivement un suicide est une conjonction d’éléments tous « issus » ... des glandes neuroendocrines... Qui le sait ? Qui en parle ? Le sujet serait-il tabou ? http://next-up.org/pdf/LeSyndromedesMicroOndesVersion012007Fr.pdf

    Pour comprendre il est donc nécessaire d’étudier l’environnement non seulement social ou professionnel, mais aussi physique du suicidé. En ce qui concerne ceux du Technocentre Renault les constatations sont accablantes, il suffit seulement d’ouvrir les yeux. Malheureusement ces constatations ne « plaisent » ni au DRH de Renault, ni aux syndicats et encore moins à ceux qui instruisent le dossier judiciaire, seul les parties civiles se posent des questions par l’intermédiaire des avocats, qui sont par contre eux très bien informés. Le dossier en cours de montage étayer de constatations troublantes in situ déplaira forcement à toutes ces personnes. Renault devra notamment s’expliquer sur des constatations matérielles post-suicides qui ne sont malheureusement pas passées inaperçues à certains.


  • haddock 27 juillet 2007 16:37

    Sans mettre en cause les commentaires plus haut , je connais au moins deux personnes , ayant une vie apparemment très bien comme il faut , belle femme , beaux enfants , un s’ est pendu ( salut Pierrot ) l’ autre jeté sous un train . Les deux ne travaillaient pas . ( épouse ayant une bonne profession ).

    La déprime est un truc dégueulasse .


  • masuyer masuyer 27 juillet 2007 22:49

    Article équilibré,

    je ne pense pas qu’Iceman essaye ici de dédouaner PSA ou Renault, mais dénonce plutôt cette tentation de l’explication trop simple, type 1 cause= 1 effet.

    Ca ne veut surement pas dire que la vie est idyllique dans les entreprises

    C’est vrai que les médias traitent souvent les faits-divers en série, donnant un aspect de phénomènes de société à ce qui n’en est pas.


  • Ronny Ronny 28 juillet 2007 13:05

    @ auteur...

    Je vous sugere d’aller écouter ce qu’en disent les Peugeot et les Renault. Ecoutez les témoignages sur les pressions terribles dont sont vicitmes les plud faibles, pour des « broutilles » : un retard de 2 minutes, une pause WC trop longue, ou pire des arrêts maladie justifiés. On les menace tout simplement de prndre la porte. Or à 47/50 ans, prendre la porte, c’est le rmi à court terme !

    Curieusement ensduite, le meme jour que votre article parait, C. Streff (Président du directoire de PSA Peugeot Citroën) crie lui aussi à l’amalgame dangereux...

    On relaye la direction en direct sur A vox ? Bravo !


    • Iceman75 Iceman75 28 juillet 2007 16:17

      En effet, tout comme ailleurs et notamment des sociétés pressées comme des citrons, même dans chez des prestataires de maintenance de moyens de mesures. Ces abus sont, hélas, monnaie courante. De là à en conclure que TOUT suicide dans l’industrie est causé par un harcèlement hiérarchique... Et puis, comment prendrez vous la remarque de quelqu’un qui dirait : « ah tu es cadre chez Citronault , tu pousses tes gars au suicide alors » ? ps : il y a eu aussi il y a 3-4 ans une lourde pression pour faire des heures sup, travailler le dimanche, lorsque les carnets de commandes étaient pleins. Pas de suicide répertorié....


    • masuyer masuyer 28 juillet 2007 22:00

      Iceman,

      « il y a eu aussi il y a 3-4 ans une lourde pression pour faire des heures sup, travailler le dimanche, lorsque les carnets de commandes étaient pleins. Pas de suicide répertorié.... »

      remarque cette fois-ci les carnets de commande étant moins remplis, cela rajoute l’angoisse du chômage à la pression hiérarchique.

      Mais il est aussi vrai qu’un suicide peut-être « contagieux » (fréquent chez les ados notamment)


    • Iceman75 Iceman75 28 juillet 2007 22:57

      Tiens d’ailleurs si il y en avaient qui devraient s’inquiéter pour leur emploi, ce n’est pas à Mulhouse mais à Sandouville ou Aulnay, St Ouen chez ces constructeurs automobiles, des usines dans l’espectatives depuis parfois plus de 5 ans.


  • Fred 30 juillet 2007 15:56

    ce qui est interessant est que la france malgre son meilleur systeme social a un taux de suicide plus important et aussi une prise d’anti-depresseurs inegalee et ce n’est pas vraiment nouveau comme phenomene.


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