Les portes de l’universel vont-elles s’ouvrir ? Si oui, comment comprendre l’universel ? Comme une philosophie de l’univers, ou si l’on veut du Tout. Oui mais connaître le tout dans ses détails est impossible. On pourra néanmoins tracer les grandes lignes présentes dans la totalité, susceptibles d’expliquer ce qui est et comment les choses deviennent, ou bien arrivent. Les portes de l’universel conduisent à élaborer une ontologie et une téléologie. Et allez savoir si la théologie universelle n’est pas le point ultime reliant les deux doctrines, avec en ligne de mire (ou de miroir) l’Etre et le Temps. Nous, qui savons tant de choses sur le cosmos, la matière, la vie, l’humain, pouvons maintenant construire le grand récit, depuis les origines de la vie jusqu’au 21ème siècle. Les évolutionnistes ont retracé l’histoire des spéciations. Les historiens ont décrit les différentes étapes des sociétés humaines. La pensée aussi a une histoire, consignée dans les écrits des philosophes. Pour comprendre le déroulement, il faut plonger dans le passé, y extraire les « photos » du temps et se projeter le film en espérant de pas tomber dans les travers du vulgaire péplum philosophique. Leo Strauss, que je tiens pour être l’un des quelques philosophes majeurs du 20ème siècle, savait éviter les travers modernistes des lectures antiques et médiévales éclairées par un projecteur moderne dont la lumière contrefaite déforme les contours classiques. Il savait d’ailleurs rester humble, reconnaissant les difficultés de cette tâche tout en alertant le lecteur sur le sort des philosophies médiévales (et j’ajoute antiques) restées pour l’essentiel un hiéroglyphe à déchiffrer.
Je comprend le vivant, d’un point de vue ontologique, comme un ensemble de processus pouvant être conçus comme le résultat ou la cause de la présence de deux substantialités, ou disons deux substances, l’une technique et l’autre cognitive, l’une qui opère sur le monde matériel et l’autre qui perçoit et conçoit, alliant les moyens techniques et les fins. A partir de ce présupposé ontologique il devient possible de comprendre sous un éclairage nouveau l’évolution des êtres vivants, des espèces animales. Un double procès en mouvement, celui des aptitudes techniques et celui des capacités cognitives. L’homme arrive et se positionne pour ainsi dire comme un animal doué du pouvoir de transgression, à la fois technique et cognitive. L’homme est un animal transfiguré. Le volet technique, il en dispose sous la forme de la puissance. Le volet cognitif, il advient sous la forme de la pensée (conscience, sagesse, intelligence). Il existe donc une continuité universelle entre l’animal et l’homme mais aussi quelques éléments cognitifs supplémentaire qui rendent l’humanité irréductible à l’animalité. L’homme est physiquement inférieur à bien des espèces animales. L’aigle voit mieux, l’éléphant est plus fort, le guépard va plus vite, le chien renifle mieux… Mais il dispose de la pensée rationnelle ce qui lui permet d’organiser les choses matérielles et du langage qui lui permet d’organiser la société. Ainsi, la technique est devenue le prolongement des moyens mécaniques et perceptifs présents dans tout le règne animal. Les aptitudes physiques et perceptives sont devenues sans commune mesure avec celle des instruments naturels du règne vivant. L’universel ne consiste pas tout égaliser mais à rendre compte des singularités en les unifiants sous quelques principes et ressorts fondamentaux. Le temps de la grande synthèse est arrivé.
La puissance de l’homme s’exerce sur les choses (technique) ou sur les hommes (guerre). La pensée conduit vers le bien, la contemplation, la connaissance. Très tôt, une tripartition eu lieu entre les cultivateurs, les guerriers et les prêtres (voir Dumézil et ses études védiques). Peut-être que l’alternative la plus essentielle fut et sera celle entre la puissance et la sagesse. Autrement dit un choix sur les fins de l’homme.
L’homme, justement, quel est son sens ? A entendre dans une double acception. Que signifie l’homme et où va-t-il ? Peut-être faut-il caractériser l’homme par son chemin, plutôt que par son être. Une chose est sûre, l’homme est un animal qui se transfigure au cours de son existence. Cette transfiguration est comparable à une spéciation qui intervient pendant le cours d’une vie. Il y a plus de différence entre un gamin de 6 ans et un homme de 20 ans, ou bien un ado de 14 ans et un senior de 60 ans, qu’entre un lion et un cheval. La morphologie de l’humain évolue considérablement mais ce sont surtout ses capacités cognitives qui explosent au cours de cette existence transfigurée. L’homme possède deux niveaux cognitifs qui le distinguent de l’animal. D’abord un accès à des représentations et communications par les symboles abstraits, écriture et mathématique, le tout associé à une transmission orale grâce à une bouche dont la morphologie toute spéciale permet l’articulation et le langage. Ces aptitudes permettent de calculer, de raisonner, de penser, transformer les choses et organiser les hommes en société. Il y a cependant un niveau plus élevé de la conscience, permettant d’accéder à une spiritualité, de développer une connaissance suprarationnelle, de créer des œuvres savantes ou artistiques, d’entrer en méditation, en contemplation et sans doute d’entrer en relation avec un monde d’en-haut, habité par ses anges, démons et autres entités.
A titre personnel, l’homme a en principe le choix entre la voie d’ici-bas et la voie d’en-haut, les uns diront la matérialité opposée à la méditation. Plus exact serait de décrire l’ici-bas comme le monde de la puissance et l’en-haut comme le monde de la sagesse. Les initiés, kabbalistes et autres mystiques, ont une idée plus contrastée sur ce qui se déroule dans l’univers d’en-haut. Toujours est-il que la tension entre la sagesse et la puissance fut un des axes centraux de la philosophie politique de Platon, celle qu’on trouve dans sa trilogie république, politique, loi. L’harmonisation de la cité repose toujours sur des références divines servant de principes ou de modèles. Comme l’a très bien vu Strauss, la philosophie politique moderne a abandonné ces références au divin pour organiser le monde de la puissance. Avec un moment décisif initié par Machiavel et Hobbes, les deux hérauts du tournant politique moderniste. Par la suite, l’invocation de la voix céleste inspirant la loi par Rousseau peut être interprétée comme un cri de désespoir lancé dans un monde promis à la sécularisation, la puissance et le désenchantement. Puissance ou sagesse, la clé du 21ème siècle.
La puissance a considérablement transformé le monde et elle poursuit son œuvre grise. Il est temps d’inverser le précepte marxiste. Si on veut proposer un dessein au monde, il faudrait avant le connaître et tenter de formuler une doctrine universelle des fins de l’homme. Les scientifiques et les technocrates n’ont fait qu’expérimenter et transformer le monde, il est temps de le connaître et de trouver la voie de la sagesse universelle ! Cette devise vaut pour le 21ème siècle.
Quelle est la place de l’homme et sa destination ? Nous qui sommes devenus savants, contemplons des centaines de millions d’années pendant lesquelles les espèces ont évolué. L’évolution se conçoit comme un jeu. Les scientifiques l’appellent sélection naturelle. Le jeu consiste à capter les ressources, à assurer une descendance, à se métamorphoser. L’homme est un être joué. Mais il est aussi un être joueur. Il a gagné la partie en devenant la seule espèce qui s’est dégagée du jeu de la sélection. Du coup, l’homme a dû trouver d’autres occupations, inventer d’autres jeux et les règles qui vont avec. Mais aussi connaître la nature et l’univers. L’homme s’est compris comme un être jeté, pour reprendre une formule heideggérienne. Jeté sur la terre, sans explication, jeté hors du paradis céleste, pénétré d’interrogations, d’angoisses et d’inquiétudes. Parmi les hommes, quelques uns, philosophes, mystiques, sages, se sont employés à comprendre le monde, l’univers, fascinés par la création, en attente de révélations, d’orientations, de compréhensions, de connaissances. Les premiers sages ont vécu pendant la période axiale (5ème av. JC au 2ème siècle), moment d’intenses découvertes, avec des personnages fascinants, Lao Tseu, Confucius, Bouddha et en Occident Jésus, Socrate, Platon, Zoroastre et tous ces « sages savants » ayant contribués à l’élaboration des philosophies, gnoses et autres théologies.
La période qui va du 10ème au 14ème siècle, incluant le Moyen Age tardif, a été d’une incroyable richesse intellectuelle. Vers 1250, la kabbale trouve une forme aboutie avec le Zohar qui devient le livre de la mystique spéculative juive, alors que la théologie chrétienne occidentale brille d’un feu rationnel, avec ses docteurs de l’Eglise, saint Thomas, Bonaventure, sans oublier maître Eckart et sa mystique. En terre d’Islam, de l’Arabie à la Perse, une philosophie inspirée des Grecs apparaît (Fârâbî, Avicenne, Averroès…), en même temps que des innovations scientifiques et enfin, last but not least, les écrits de la mystique spéculative soufie (Ibn Arabî, Sohravardî). Deux points fondamentaux se dessinent. Premièrement, une tension palpable entre les courants philosophiques et les spéculations mystiques. On prétend à tort que la voie philosophie est rationnelle, opposée à la mystique qui est irrationnelle. En vérité, toutes les deux se réclament de la raison mais elles relèvent à la fois d’une expérience du monde qui permet d’accéder à un « monde » ou des « mondes ». Le néoplatonisme a largement inspiré les mystiques spéculatives. Deuxièmement, ces traités qui représentaient la quintessence des connaissances ont peu à peu été oubliés avec l’avènement des philosophies moderne et surtout de la science. La sagesse incluse dans la mystique a été délaissée au profit d’une « fausse sagesse profane » qui a associé progrès, science et puissance. Le 21ème siècle suggère, voire impose qu’on réexamine la sagesse médiévale. Entre temps, il faudrait évoquer un moment important, celui de la redécouverte de ces anciennes sagesses par des savants du début du 20ème siècle qui font figure de passeurs.
Brève présentation d’un tableau. Les sagesses médiévales ont représenté une sorte d’aurore pour la civilisation occidentale. Les modernistes, positivistes et autres scientistes parlent du Moyen Age comme d’une période obscurantiste. On pourrait tout aussi bien dire l’inverse et que sur le plan de la sagesse, la modernité est une période obscure et donc une forme de Moyen Age entre l’époque médiévale et un improbable 21ème siècle parvenu à la sagesse. Le début du 20ème a vu se dessiner un intérêt particulier pour les sagesses et philosophies antiques ainsi que médiévales. Heidegger occupe une place à part. Pour faire court, on trouvera chez ce penseur une mystique existentielle amorcée à partir d’une ontologie du Temps. Une grande affaire à élucider mais pas ici. Place maintenant à une présentation de quelques savants, les uns plus portés vers la philosophie des sages et les autres vers la mystique. Jung et Eliade, controversés et sans doute pas si sages. Ensuite, Scholem et la Kabbale, Corbin et les études islamiques. Quelques philosophes, Strauss, Voegelin, Ellul. Puis Teilhard de Chardin, figure à part qu’on placera à côté du renouveau de la théologie chrétienne, Rahner, Urs von Balthasar etc. Ajoutons pour compléter ce tableau des sagesses universelles délivrées au 20ème siècle l’inclassable Krishnamurti ainsi que le mystérieux Tibétain qui a dicté ses messages théosophiques à Alice Bailey ; des textes énigmatiques et difficiles à comprendre, mais pas plus que le Zohar.
Et maintenant, place au 21ème siècle qui renouera avec l’universel mais qui n’en a pas fini avec son cortège d’atrocités, de périls, de catastrophes sociales dues au phantasme de la puissance, à la perte des valeurs… No comment. Ce qui pourrait arriver, c’est une sorte de raccordement entre ces traités mystiques médiévaux écrits par les kabbalistes, les soufis, les chrétiens néoplatoniciens et la science contemporaine la plus aboutie. Une sorte de grande synthèse traçant d’une part des ponts entre les différentes doctrines mystiques et d’autre part en révélant des correspondances avec les théories des champs quantifiés et la mécanique quantique des trous noirs. Le vivant pourrait également être revu en relation avec les nouveaux dispositifs des « gnoses physiques » et des « sagesses spéculatives mystiques ». Et donc, une science nouvelle dont nul ne sait s’il peut en découler un bienfait pour l’humanité et si oui, comment le réaliser. Reste alors le domaine de la gnose et de la sagesse qui lui, peut changer l’existence pour peu qu’on sache trouver les voies conduisant vers l’universel (vers soi comme un universel parmi tant d’autres). Une indication essentielle doit être néanmoins observée, celle d’une singularité de la voie propre à chaque individu. Comme l’a montré Scholem, chaque interprétation de la kabbale dévoile une personnalité propre. On peut dire que le sage kabbaliste « navigue » dans un univers dynamique structuré par les sefirots, tout comme un néoplatonicien traverse les hypostases alors qu’un soufi parcourt le monde de lumière et ses miroirs. Les connaisseurs savent que chaque théosophie, chaque mystique spéculative, se présente comme singulière, tout en étant organisée autour de grands principes structurant d’ordre ontologique ou symbolique.
Le grand récit de l’évolution et des civilisations reste à écrire. Avec un double enjeu, l’ontologie et la téléologie. L’être, la puissance, l’agir et la voie. Je prophétise un grand basculement des connaissances. Les clignotants sont au vert en physique, biologie, psychologie, philosophie, mystique, sciences de l’histoire… Dans cinquante ans, la compréhension des choses sera aussi étrangère au savoir moderne que celui-ci ne l’a été face aux conceptions médiévales et antiques. A moins que la civilisation ne se soit éteinte. C’est sur cette note sombre que je ne vais pas encore clore cette méditation car, le lecteur attentif l’aura noté, l’Orient, bien qu’évoqué au tout début, a été contourné, ce qui laisserait penser que l’universel est en Occident. Ce qui n’est pas ma position, étant convaincu que l’universel se conçoit comme un spectre de doctrines diffractées à partir d’une unique lumière. La métaphysique védique avec ses trois gunas, la science chinoise et la philosophie japonaise d’un Nishida Kitaro ont leur place et permettent même de recadrer la place de l’homme (en le destituant de sa position de sujet transcendantal moderne qui maintenant se dégrade, virant à l’individualisme et au narcissisme) ou de revoir les énergies en jeu dans la nature. Nishida me paraît important, avec les ponts qu’il établit, avec la logique de Hegel ainsi qu’avec la phénoménologie de Husserl, laquelle comme on le verra permet de revisiter la question du sujet tout en retrouvant certaines intuitions décrites par les néoplatoniciens. La science va devenir philosophiques et la philosophie va trouver des assises dans la science. Ainsi se présente la gnose universelle à venir.
Le gnostique du 21ème siècle est serein mais il est bien seul. Il bâtit des cathédrales et du haut des vitraux conceptuels qu’il assemble, il voit les professionnels de la science labourer péniblement le champ des expériences matérielles, semant des conjectures mécaniques en espérant trouver matière à avancer et faire germer quelque publication.