Commentaire de C’est Nabum
sur Bornes et plaques de Loire


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C'est Nabum C’est Nabum 14 juin 2020 21:17

@babelouest
Confession d’un vénérable forban

 Après une longue et mouvementée existence, me prend l’envie soudaine de vous raconter mon aventure. Ma vie fut faite de hauts et de bas, je me suis parfois retrouvé au creux de la vague, mais j’ai toujours su rebondir, repoussant les assauts de la mauvaise fortune. C’est pourquoi, il me vient ce désir alors que j’ai tout juste 134 ans. Loin de moi l’envie de vous mener en bateau, ce n’est pas mon genre, j’éprouve le besoin de me confier alors qu’il en est encore temps.

 J’ai toujours aimé raconter des histoires, transporter mes amis avec âmes et bagages dans des contrées lointaines, leur laisser humer le vent du large tandis que je me gonfle d’orgueil et d’importance, toutes voiles dehors, même si avec l’âge j’ai dû enfin consentir aux exigences de la modération. Acceptez donc de vous embarquer dans ce récit autobiographique sans doute quelque peu immodeste ; c’est le prestige de l’âge vénérable qui est le mien d’embellir parfois le réel...
 
 Tout a commencé pour moi, il y a fort longtemps comme mon âge l’atteste. Il faut avouer que dès ma naissance j’avais une santé de fer, c’est d’ailleurs ce qui me distingua de mes aînés et me permit de supporter les outrages du temps, les agressions des éléments et parfois l’indifférence et l’oubli de mes amis.

 J’ai tout connu dans mon existence, le labeur, la gloire, le luxe et le dénuement. Une vie pleine en somme qui mérite d’être narrée, non pas parce que je sens venir le vent du boulet, cette éventualité a depuis longtemps cessé de me préoccuper mais bien pour apporter ma pierre aux jeunes générations. Je suis devenu immortel ou presque, une sorte d’académicien en habit vert portant tricorne et épée au flanc, dans une confusion temporelle qui n’est pas pour déplaire à ce forban que je persiste à rester.

 Laissez-moi donc vous conter mon aventure. Larguez les amarres de la raison, osez me suivre dans ce long périple qui me conduit à m’adresser à vous, non pas au coin d’une cheminée, je n’y tiens guère, mais sur un quai de votre choix, la tête dans les étoiles et les pieds dans l’eau.

 Mes parents me conçurent avec la ferme intention de m’offrir le meilleur. C’était le 10 juin, en 1896, un siècle d’avant le siècle qui précéda celui qui nous permet de nous retrouver ici. J’ai eu bien de la chance, né pour voyager, j’ai grandi avec une comptine qui restera à jamais dans ma mémoire.

Meunier, tu dors
Ton moulin, ton moulin va trop vite
Meunier, tu dors
Ton moulin, ton moulin va trop fort
Ton moulin, ton moulin va trop vite
Ton moulin, ton moulin va trop fort
Ton moulin, ton moulin va trop vite
Ton moulin, ton moulin va trop fort

 Vous ne me croirez sans doute pas, c’est ainsi qu’écoutant mon géniteur, germa en moi l’amour du vent, l’envie de faire le tour du Monde et cette passion immodérée pour le chocolat. Je devine que le rapport ne vous saute pas aux yeux, je n’en suis pas surpris puisque certains d’entre vous sont natifs des bords de Loire et n’ont en tête que l’aventure d’un camarade qui naviguait sur un bateau à vapeur, le Fram, apportant des fèves de cacao à Blois, chez monsieur Poulain.

 Moi, j’ai eu le bonheur fou d’aller les chercher par-delà le grand Océan, dans cette lointaine et exotique Amérique du Sud. Si les belles fèves firent ma fortune, je ne puis la qualifier de bonne ! J’en ai essuyé des coups de tabac, des tempêtes et même des éruptions volcaniques. Il est vrai que le chocolat a besoin d’être torréfié mais pourquoi diable me prit l’envie de jouer avec le feu ? Je ne peux vous l’expliquer. J’ai échappé au pire du reste grâce à mon esprit rebelle, à l’irrespect d’un règlement qui me sauva la vie.

 Ce miracle me tourna la tête. Je me grisais de cette chance offerte par la destinée en me plongeant immodérément dans le rhum. Comme les vieux loups de mer dont j’appris à apprécier la compagnie, en dépit de leurs coups de gueule, de leurs brusqueries aussi, je me fis adopter d’eux en levant le coude. Je dois à la vérité de vous avouer que j’avais trois fois la journée la gueule de bois, que je m’imaginais grimper aux arbres, ivre de liberté au-delà de la raison.

 Quand survint sur le vieux continent la Grande guerre, je sentis le vent tourner pour moi et mes semblables. N’ayant pas l’âme d’un héros, je me mis au service d’un Duc anglais. C’est à Southampton que j’échappai aux tranchées et aux obus allemands. Je pris même quelques habitudes luxueuses, je dois l’admettre. J’ai changé de monde, je m’en suis fort bien accommodé. Le thé remplaça le rhum, ma santé ne s’en ressentit que mieux. Pourtant la guerre terminée, je n’allais pas sombrer, loin de moi cette mauvaise idée, mais bien retomber dans mes travers. C’est la bière qui me tendit les bras, je travaillai alors pour Sir Arthur Guiness, un drôle de bonhomme aux envies de croisières.

 Je le suivis dans ses expéditions. Je me fis fort de le suivre, bouclant même avec lui mon premier tour du monde. De grands et beaux souvenirs je dois l’avouer. Pourtant, sur le continent, de nouvelles menaces sourdaient. J’avais beau passer l’âge de servir la nation, je me suis fait porter pâle en me réfugiant sur une île, prétextant une angine blanche tenace. J’échappais aux bombardements, loin de tout même si je manquais d’exercice. Je me rouillais, si je peux le dire ainsi.

 J’avais perdu le goût de vivre, j’avais un terrible besoin de soleil pour me refaire la santé. C’est en Italie que je me décidai enfin à glisser mes pas. J’eus le coup de foudre pour la lagune de Venise. Je change de nom, une mesure qui peut vous sembler illusoire, mais dans un pays nouveau, sur une mer nouvelle, c’était pour moi, ma manière de changer de vie. J’étais déjà vieux, nous étions en 1951. Pourtant je n’hésitai pas une seule seconde pour reprendre l’école...

 J’abandonnai mes habitudes luxueuses. Je connus la sobriété de la cantine, l’inconfort du dortoir, les longues journées d’études. Un changement radical qui, je le croyais bien naïvement allait me redonner une nouvelle jeunesse. Au lieu de quoi, après une quinzaine d’années tumultueuses passées avec une jeunesse exubérante, je finis malheureusement à faire mon âge.

 On m’abandonna, on me laissa aux clous, oublié de tous. Je survivais, c’est à peine si c’était encore une vie pour moi. J’étais immobilisé, bloqué sur un quai qui allait devenir ma dernière heure. Je me languis, je rentrai alors dans cette catégorie de ceux qu’on nomme les épaves. Je fus si mal que je finis par être ramassé par la police militaire italienne. Les responsables perçurent en moi un potentiel indéniable : mon expérience unique, mon passé glorieux, mon allure qu’il convenait cependant de rafraîchir pour faire de moi un sujet d’exception.

 Il y a parfois loin des intentions à la réalité. Le projet tomba à l’eau, l’armée n’avait pas les reins assez solides pour payer les frais de ma remise en forme. Il est vrai que c’est à mon âge, une véritable opération de sauvetage, les dépenses étaient si considérables qu’on finit par me donner en gage. C’est ma fin probable, je tombai en décrépitude. À presque 80 ans, mon tour était passé, la mort n’avait plus qu’à me cueillir.

 C’est alors que le miracle a lieu. Des compatriotes, des français visitèrent mon lieu de relégation. Entre eux et moi le courant passa immédiatement. Je quittai Venise sans regret afin de m’offrir une cure d’eau douce. Un remède radical pour buveur invétéré dans mon genre. Je subis du reste un étrange régime à base exclusivement de noisettes. Même si la chose peut vous sembler étrange, elle se fondait sur une détermination sans réserve de mes bienfaiteurs.

 Je fus bichonné, remis sur pied à Brest pour retrouver une forme du tonnerre. Puis je revins à Paris où je devins rapidement la coqueluche des médias. J’avoue à ma grande surprise que ce succès ne fut pas pour me déplaire. Je me gonflai à nouveau d’orgueil, l’envie de reprendre le large me tenaillait. C’est l’année de mes 89 ans que je repris goût au vent de large pour de nouvelles aventures.

 


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