Commentaire de Erik LALLEMAND
sur DADVSI & Liberté


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Erik LALLEMAND (---.---.148.35) 28 décembre 2005 00:07

Jeff, vous posez la question suivante : « La liberté de consommer ne risque-t-elle pas d’écraser la liberté de créer justement... ? ». Au risque de rendre au débat la complexité qui aurait du être la sienne sans qu’on tente de faire passer un texte en urgence dans une assemblée désertée à 90%, je vous propose d’envisager les aspects suivants.

Tout d’abord, la création ne se limite pas à la musique, même si c’est le seul aspect qui vous intéresse (car je vois que vous proposez un lien vers un site en rapport avec la musique). Le droit d’auteur concerne aussi les livres, le cinéma, le logiciel, la photographie, probablement le design et sans doute d’autres domaines encore. Chacun de ces domaines a un mode de fonctionnement aujourd’hui (et hier) qui lui est propre.

Dans le cas de la création musicale, la création est première et au moment de la création, le consommateur et la rémunération du créateur n’existent pas (encore). Entre alors en scène le circuit de diffusion. Cela peut être le schéma classique « maison de disque / magasin », mais ca peut être aussi une diffusion gratuite sur internet sous licence « Creative Commons » par exemple. Ca peut être encore une diffusion sur une radio. Ca peut être une copie accordée par l’auteur à une personne en ayant fait la demande.

La diffusion s’est produite ; l’utilisateur vient de naitre. Et là, je vous renvoie à mon paragraphe précédent : le créateur n’a pas (encore) été rémunéré. Bien sûr, je m’attends à ce que votre attention se reporte sur la maison de disque qui doit payer le créateur. Mais au moment de la vente de « son » 1er CD, le créateur n’a encore rien perçu de l’argent sur lequel le magasin et la maison de disque vont prendre leur part. Mais l’argent met un certain temps à transiter. Par ailleurs, comme je l’ai souligné au paragraphe précédent, la gratuité d’utilisation existe. C’est un aspect de la gauche d’auteur. Comme existe la liberté de diffusion (qui peut se faire gratuitement mais pas obligatoirement). Comme existe la liberté de modifier l’oeuvre originale (qui est un corollaire de la réutilisation de tout ou partie de l’oeuvre originale dans une création nouvelle, qui sera la propriété d’un nouveau créateur).

Laissons de côté, sans oublier son existence, le créateur désintéressé et admettons qu’après un certain temps, le créateur a été rémunéré (au passage, à ma connaissance, mais j’avoue ne pas avoir vérifié l’information, une artiste américaine dont les ventes se chiffrent en millions de CDs toucherait 1 dollar US sur chaque album. Les créateurs « moyens » sont donc laissés exsangues par leurs distributeurs ?). Il nous reste à nous intéresser à l’utilisateur final ...qu’on voudrait d’ailleurs nous faire confondre avec le « consommateur ». Enfin... cet utilisateur achète un DVD du dernier concert de son artiste préféré. Qu’est-ce que cet utilisateur est en droit d’exiger de son DVD ? Quand je dis « en droit » je fais référence à un droit moral et non au droit légal car la démarche de ce questionnement est justement de définir la loi. Ma réponse relèvera donc de l’opinion et je laisse pour l’instant de côté la question du droit de l’auteur et/ou de ses ayant-droit pour m’intéresser à l’utilisateur. À mon sens, l’utilisateur doit pouvoir utiliser son DVD sur n’importe quel appareil qui lit des DVD. Si je lis mes DVD depuis un ordinateur, suis-je obligé de les lire sous le système d’exploitation le plus répandu mais dont le prix se chiffre en centaines d’euros ? alors que d’autres systèmes d’exploitation sont disponibles sans bourse délier ! C’est pourtant un effet pervers qui aurait été rendu possible par le texte soumis récemment à l’Assemblée Nationale.

Le point précédent étant déjà « touffu », je préfère continuer dans un nouveau paragraphe. S’il y a continuité d’idée, je ne souhaite pas qu’elle nuise à la clarté des arguments. Un point important se fait jour : l’émergence d’ayant-accès à la culture et de non-ayant-accès à la culture (qui serait entretenu par la domination de certains secteurs par un nombre restreint d’acteurs voire par un acteur unique... je pense aux systèmes d’exploitation bien sûr, mais aussi aux navigateurs internet jusque récemment qui justifiait que le quasi-monopole snobait les standards pour mieux imposer des fonctionnalités propriétaires qui allaient maintenir sa position dominante). Au-dela de ce que j’ai expliqué auparavant, saviez-vous que si je télécharge une chanson sur une plateforme légale de téléchargement, il se peut que je sois autorisé à utiliser ce morceau uniquement sur un baladeur de la même marque que la plateforme de téléchargement ? Donc si je change de marque de baladeur, je dois repasser à la caisse chez le vendeur de mon nouveau baladeur. Et si je veux transférer le morceau sur un CD que je pourrai lire depuis ma chaine hi-fi, je ne peux carrément pas le faire. La consommation est un moteur de notre société mais dans l’exemple ci-dessus, j’appelle ça de l’escroquerie ou de la vente liée. Par ailleurs, le contrat de licence relatif à l’oeuvre musicale pour laquelle j’ai déboursé de l’argent ne devrait pas m’imposer des conditions matérielles (ou de licences tierces impératives à acquérir à mes frais) mais devrait me laisser écouter mon morceau de musique sur n’importe quelle machine qui peut jouer de la musique.

Ma réponse étant déjà longue (merci aux lecteurs qui sont parvenus jusqu’ici) je terminerai sur ce point : la rémunération de l’auteur et le conflit entre les droits d’auteur et la libre circulation des idées et le libre accès à la culture. La rémunération de l’auteur (on laisse encore de côté mais on n’oublie pas que certains artistes sont plus intéressés par la création que par l’argent qui en résultera, tant qu’ils pourront vivre « correctement » et à l’inverse d’autres auteurs qui « produisent » plus qu’ils ne créent) est de mon point de vue (et une fois encore, je dois avouer ne pas avoir vérifié avec une source d’information officielle) trop faible lorsque la médiatisation n’est pas au rendez-vous tandis que d’autres engrangent des dizaines de millions. Je ne prétend pas avoir de solution au moyen de rémunérer justement les artistes. Peut-être créer une autorité référente obligatoire qui valide l’étude préalable et la création pour l’attribution d’une rémunération dans le cadre d’une activité artistique professionelle ? Mais du conflit entre le droit d’auteur et l’accès à la culture, s’il est bien entendu qu’un auteur doit être récompensé si sa création est utile, je pense que les droits de l’auteur doivent s’arrêter dès lors qu’ils contreviennent à la libre circulation des idées et de la culture. C’est assez radical comme vision, et je ne serai pas étonné qu’une large partie des lecteurs en soient choqués « a priori ». Mais prenons un exemple farfelu qui ne devrait pas être non-valable pour autant : j’écris un roman à succès qui relate les aventures d’un garçon innocent ayant des talents de sorcier et qui va grandir dans une école de magie où le passé de sa famille va le rattraper pour l’opposer à un terrible et puissant sorcier maléfique (ca vous rappelle quelque chose ?). En admettant que ce roman n’ait pas encore été publié en France, je décide, au nom du droit d’auteur, de ne pas publier ce roman en France ou bien de l’y publier dans une édition hors de prix (10000 euro le bouquin !). Le libre accès à la culture est alors mis en échec (jusqu’à 70 ans après ma mort) par le droit d’auteur. Revenons sur terre : cet exemple montrait juste que le droit de l’auteur mérite d’être nuancé face au libre accès (de plus en plus théorique) à la culture. D’autant que la partie la plus visible de la culture aujourd’hui est en fait sous le contrôle de 3 ou 4 maisons de disque qui ont tout intérêt à conserver les équilibres du passé voire à soumettre toute la culture à un droit de péage.


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