Entre chants et loups…
Des bleus au cœur
Il est des existences qui se font un malin plaisir à sortir des sentiers battus afin d'emprunter des chemins de traverses semés de chausse-trappes et de belles surprises. Qui a ainsi bourlingué contre vents et marées, à rebrousse système ne s'aventure guère à narrer son curieux périple, redoutant par trop de n'être pas cru. Il y a pourtant parfois des oreilles attentives qui permettent de pousser la confidence et de dérouler une toute petite partie de l'épopée…
À dix-sept ans, celui que je nommerai Jean-Loup, avait déjà en lui les germes de l'aventure. Ses origines aussi diverses que riches de cultures et de langues différentes l'avaient conduit à fréquenter la mouvance anarchiste au grand dam d'un père, policier autoritaire qui appréciait fort peu les frasques de son fils. Alors qu'en cette lointaine époque désormais, la majorité était à vingt et un ans, le trublion de la famille fut émancipé sans autre forme de procès.
De procès justement il n'y en eut pas alors que le lascar avait sans doute commis quelques dérapages dont il taira la nature mais suffisamment préoccupants pour qu'il emprunte les routes de l'exil. D'autres, plus soucieux de l'ordre moral, qualifieront la chose de cavale ce qui sans nul doute correspond plus précisément à ces années de fuite, de peur, de clandestinité à travers le continent africain.
Une goélette pour tailler les routes maritimes jusqu'à la mer Rouge, des escapades sur la terre ferme sous les coups de feu de ceux qui avaient la gâchette facile et voilà qu'une personnalité se construit dans la fureur d'une existence au jour le jour. Tout pourtant finit par prendre fin quand il est pris et envoyé dans un camp de redressement de la légion étrangère…
Une année durant, il va casser des cailloux, ruminer son parcours, ployer sous les coups de crosse et pleurer la mort de malheureux compagnons d'infortune. De quoi, sans doute, mettre du plomb dans la tête et constituer le ferment de ce qui fera son formidable pouvoir de création. Le fugitif se rêvait forban et la chanson de mer ne pouvait que lui tendre ses rets.
Son retour au pays se passa naturellement sous l'étroite surveillance des services ad-hoc, ce qui n'est rien plus que naturel pour un jeune loup de mer. Il entendait se lancer dans la chanson et fit en peu de mois l'expérience du petit conservatoire de Mireille pour en garder une admiration sans borne pour Françoise Hardy et une petite réserve pour cette charmante vieille dame qui avait une petite préférence pour les élèves chanteurs exotiques, notre apprenti d'alors ayant omis de leur raconter la première partie de son parcours.
Après les épreuves et cette expérience décevante, la vie va lui réserver une belle surprise quand un inconnu, alors qu'il se produisait dans un petit cabaret parisien, va l'inviter à le suivre pour écrire quelques chansons en portugais et jouer de la guitare. Comme ce dernier avait un moral d'acier et une énergie de boxeur, le succès fut au rendez-vous ce qui mit le pied à l'encrier à notre ami.
L'ambitieux chanteur partit pour des ailleurs de gloire tandis que notre auteur compositeur se garda bien de sacrifier ses convictions à l'autel d'un succès illusoire. Il fit son petit chemin en sa chère Bretagne devenant le double discret et précieux de celui qui va incarner le renouveau d'un chant qu'on qualifia bien abusivement de marin.
De cette complicité discrète et parfois anonyme vont naître des chansons qui sont désormais reprises sur tous les podiums dressés devant la mer ou une rivière. Il n'en tirera pas nécessairement la récompense de son apport même s'il saura faire sa propre route à visage découvert. L'amitié avec le chanteur de la mer essuya de vilains grains, il est vrai que la vedette avait l'humeur tatillonne.
Le temps passa, il reste les souvenirs et le récit d'une vie trépidante. Il demeure surtout une connaissance parfaite de la musique loin des rares accords qui font le quotidien des guitaristes de podium. Il y a surtout cette alchimie magique de la création d'une chanson qu'il m'a narré un soir dans sa demeure.
Les mots qui portent en eux un son et une odeur, qui s'unissent en harmonie ou bien en dissonance avec un accord fut-il hors de la gamme, le texte qui s'élabore sans se donner toujours aisément à comprendre, jouant des différents sens d'un terme pour troubler ou égarer l'auditeur. Il y a surtout ce récit qui se construit un peu à la manière d'un puzzle…
Des mots ou des phrases sur des bouts de papier épars. Ceux qui se rangent en tête d'ouvrage pour introduire l'histoire, ceux qu'il convient de garder pour la bonne bouche afin de constituer une résolution digne de ce nom. Puis il y a les autres qui doivent s'accoupler pour des rimes qu'il faudra croiser ou bien entrelacer sans jamais perdre de vue que les notes et les mots ne cessent de vivre une histoire d'amour chaotique.
La chanson se construit pas à pas, fragments par fragments tout en imposant son univers, sa tonalité, sa présence à qui va la bâtir patiemment à la manière des grands maîtres maçons de nos cathédrales. Un travail d'orfèvre tout autant qui a su s'effacer parfois pour confier à d'autres ses petits joyaux.
Il y aurait encore tant à raconter mais il convient de garder le mystère et de ne pas en dévoiler davantage. Un billet comme une chanson se nourrit de ses silences, de ses zones d'ombre et d’ellipses qui permettent de prendre un peu de hauteur. Il convient de se retirer sur la pointe des pieds pour le laisser poursuivre son grand-œuvre.