mercredi 12 janvier 2022 - par C’est Nabum

La danse du Balai

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Conte du mercredi

 

Il se murmure d’étranges choses entre Sologne et Loire. Nous ne pouvons leur accorder créance tant elles paraissent incertaines et plus encore. Néanmoins, puisque cette légende est venue jusqu’à mes oreilles, je me fais un devoir de vous la confier, sans attendre de vous que vous la preniez pour véritable.

Il y a fort longtemps, dans un village lové auprès de son château, vivait un humble berger qui gardait des moutons et des chèvres dans les pâtures au bord de la rivière, ces grands espaces destinés au pacage collectif qu’on nomme au pays « Varennes » et en ce temps-là « Herbes mortes ». Éric était un fort beau jeune homme qui faisait tourner bien des têtes parmi les charlusettes de l’endroit. De toutes ces jeunes filles, la plus énamourée et la plus assidue était sans nul doute Jacquenote. Elle n’avait d’yeux que pour lui, attendait qu’il se déclare pour lui donner sa fleur.

Hélas, l’amour est aveugle ! Le gentil berger était épris d’une femme plus âgée. Irène était une dame à la réputation sulfureuse tout autant qu’à la beauté aussi vénéneuse qu’envoûtante. Le berger avait succombé au magnétisme d’un regard étincelant. D’un bleu profond aux délicates nuances orange et jaune, les pupilles de la dame brillaient tout particulièrement la nuit venue. Beaucoup, à cause de ce regard, lui attribuaient des pouvoirs occultes, se méfiaient d’elle tandis que certains se signaient à son approche et lui tournaient le dos. Éric se moquait de ces rumeurs qu’il pensait infondées. Il était sous le charme de celle qu’on nommait à distance : « La Birette ».

Quand ses bêtes étaient à l’abri dans leurs bergeries, Éric, la nuit tombée ne manquait jamais d’aller rendre visite de courtoisie à Irène au plus grand dépit de Jacquenote. Là, dans la chaumière de la sorcière, il était sous son emprise. Il la regardait, lui décrivait ses émotions que la femme écoutait sans y prêter grande attention. Puis, quand dix heures sonnaient au clocher de l’église, Irène disait toujours la même chose à ce pauvre berger : « Allez, mon bel ami, ouste. Du Balai ! J’ai tant à faire qu’il vous faut me laissiez ... »

Èric s’en allait, penaud et déconfit. Il trouvait souvent sur sa route Jacquenote qui avait repéré le manège et savait l’heure où le trouver, la mine refrognée. La jeune fille lui octroyait de tendres œillades, tentait de le convaincre que c’est avec elle qu’il serait heureux. Éric n’en voulait rien savoir, c’est Irène qui était dans son cœur en dépit de cette rebuffade quotidienne.

Le temps passa ainsi. Ni le berger ni la pauvrette n’étaient heureux tandis que dame Irène semblait indifférente et allait son train. Jacquenote un soir, n’en pouvant plus osa dire ses craintes et ses doutes à propos de celle qu’elle prenait pour une sorcière. L’amoureuse éconduite conseilla à son berger de cœur de faire le guet devant la chaumière de la femme à la minuit.

Éric fut soudainement frappé d’une sourde inquiétude : « Et si la petite avait raison ! » À dix heures sonnantes, cette fois encore Irène le pria comme à l’accoutumée de déguerpir et de la laisser tranquille. Le berger se cacha derrière un fourré, attendit deux longues heures, miné par l’angoisse, redoutant ce qu’il ne manquerait pas découvrir. Il s’était imaginé qu’un homme marié allait frapper à la porte de la dame qui n’attendait que lui. Il fut bien plus surpris hélas !

À minuit tapante, Irène ouvrit sa porte. Elle était vêtue entièrement de blanc, d’une vaste robe flottante. Elle semblait en lévitation sortant prestement de sa demeure pour filer en tournant le dos à la Loire. Il se rendit compte qu’elle chevauchait un balai en bouleau. Il dut courir pour la suivre à distance, la femme allait bon train sans avoir besoin de marcher.

De temps à autre il la perdait de vue mais Éric avait compris où sa dame de cœur se rendait. Il n’y avait aucun doute, c’est vers la clairière des Frappiers, là où se termine le Val et commence la Sologne mystérieuse, que son balai la portait. Il arriva fort essoufflé alors que le Sabbat était depuis quelque temps entamé.

Irène dansait avec des créatures étranges, des êtres porteurs de cornes. Il était horrifié de la voir ainsi se donner corps et âme à des diablotins qui l’entraînaient dans des rondes effrénées. De temps à autre, l’un de ces personnages hirsutes prenait la Birette par la main pour la mener à l’écart de la prairie. À chaque fois, des murmures, des plaintes, des cris ne laissaient aucun doute sur ce que faisaient ces deux-là. Après s’être donnée à tous les participants de ce bal satanique, Irène rentra chez elle de la même manière. Le jour allait se lever. Le pauvre Éric était au désespoir, il s’était épris d’une immonde sorcière qui s’était moquée de lui, le faisant passer pour son fiancé alors qu’elle était la maîtresse de tous les diables. Il pensa avec honte à cette pauvre Jacquenote qu’il avait laissée se languir. Quel misérable il était.

Le temps passa. Éric cessa de rendre visite à celle qui n’était qu’une infâme dame blanche. Il acceptait désormais la compagnie de Jacquenote sans pour autant répondre à ses avances malgré le plaisir grandissant qu’il y prenait. Il lui fallait d’abord digérer sa blessure sans pour autant se jeter sur la petite. Il voulait que murissent ses sentiments.

Ce soir-là, il y avait un bal dans le village. La cicatrice était résorbée, le Berger accepta l’invitation de son amie. Jacquenote s’était faite belle, Éric sentit poindre en lui une attirance nouvelle, un désir qui lui redonnait la joie de vivre. Le duo, sous le regard amusé de l’assemblée, ne cessa de danser. Tous remarquèrent l’harmonie du jeune couple. Elle faisait plaisir à voir. Dans l’ombre, à l’écart, une femme rongeait son frein et grinçait des dents. Irène était jalouse ...

Les deux amoureux se déclarèrent. Leur mariage fut annoncé. C’est le jour même de la cérémonie que la belle romance bascula dans le drame le plus affreux. Alors qu’ils sortaient de l’église, les nouveaux époux passèrent à proximité d’Irène. La femme quoiqu’ayant le regard mauvais, se mit à jouer à la cabrette un air endiablé auquel la belle épousée ne put résister.

Jacquenote se mit à danser. Elle ne se maîtrisait absolument plus. Elle était comme prise de folie. Elle tournoyait, sautait, chantait de manière inconsidérée. Soudain, sans que personne ne puisse la retenir, tout en dansant encore et encore, elle pénétra, portée par sa farandole diabolique dans le château. Quelques minutes plus tard, la foule médusée la vit à nouveau. Elle était tout là-haut sur le chemin de ronde. Elle dansait toujours, en équilibre sur les créneaux. La foule se taisait, pressentant le drame.

Elle fit un pas de trop, un pas fatal. Jacquenote perdit l’équilibre et tomba dans la Loire pour y disparaître à jamais. C’était l’effroi. Éric poussa un hurlement terrible, un cri qui ressemblait étrangement à celui d’un loup avant que de s'effondrer en larmes. Le pauvre garçon ne put s’en remettre, il venait de perdre la tête et son amour. Il quitta le pays, se fit vagabond et personne n’entendit plus jamais parler de lui dans le pays.

Au village, on se saisit immédiatement de la Birette ! Elle fut enfermée dans la prison du village pour l’éloigner de la foule qui voulait l’écharper. Un procès eut lieu, à la demande de l’église. Elle fut tout naturellement accusée de sorcellerie. Les témoignages étaient accablants, le souvenir de Jacquenote présent dans tous les esprits. Le verdict tomba sans surprise : la mort d’une manière terrible ! Il fut décidé de l’attacher à un châtaignier aux Frappiers et de la laisser à l’appétit des loups qui rodaient en nombre en cette époque lointaine.

Un demi-siècle passa. Un jour, un vieil homme à l’esprit absent, arriva dans le pays. Il avait l’air d’un homme sans joie, d’un pauvre erre en désespérance. Il vivait de peu, acceptant quelques offrandes pour subsister. Il se tenait toute la journée dans les Varennes à regarder la Loire puis s’en allait passer la nuit dans la clairière des Frappiers. C’est sans doute ce qui éveilla quelques réminiscences ; une vieille histoire revint en mémoire des anciens, parmi ceux-là, certains crurent reconnaître en ce pauvre bougre les traits d’Éric, le berger d’antan.

Le vieil homme ne répondait pas à ceux qui tentèrent de lui parler. Il faisait peine à voir. C’était une désolation que de percevoir la douleur immense qui était sienne. Que faire ? C’est alors qu’un musicien à qui l’on avait confié le récit eut une idée étrange. L’homme se mit à jouer de la cabrette devant le pauvre bonhomme. Éric, puisque c’était bien lui, tourna la tête, des larmes lui coulaient en abondance, il se passait quelque chose.

Le musicien joua jusqu’à la minuit sans jamais s’arrêter. Soudain, quand les cloches eurent sonné, une louve surgit, montrant des dents, bavant. Elle menaçait le musicien, allait lui sauter à la gorge quand le vieux berger sortit de sa torpeur. Il se leva, se dressa devant la bête, s’interposa entre le fauve et le musicien. La louve voulut le mordre à la gorge, le vieux lutta de toutes ses forces. Dans la bataille, il plongea dans le regard du monstre, des yeux d’un bleu profond aux délicates nuances orange et jaune brillant intensément.

Dans un sursaut de rage, il brisa le cou de la louve et la jeta dans la Loire. En cet instant précis, une vieille femme sortit des flots, Elle dansait et s’approcha du vieil homme. Elle l’embrassa longuement. L’homme lui dit alors : « Je t’ai attendue cinquante longues années mais j’ai toujours eu la certitude que je te retrouverais ! » Éric et sa Jacquenote vécurent le reste de leur âge dans la plus miraculeuse plénitude. Leur amour était si fort que personne n’osait venir les importuner. Il était passé le temps pour eux d’avoir des enfants. Tous les contes de fées ne se terminent pas de la même manière.

Diaboliquement sien.

À retrouver ici.



30 réactions


  • ZenZoe ZenZoe 12 janvier 2022 10:59

    J’aime beaucoup les illustrations, et surtout les aquarelles du haut, elles sont de qui ?


  • juluch juluch 12 janvier 2022 11:32

    Si un jour je viens par chez vous je ferai bien attention qui je rencontre....... smiley


  • Mélusine ou la Robe de Saphir. Mélusine ou la Robe de Saphir. 12 janvier 2022 11:48

    Interlude. Cette histoire fut déjà racontée...


    • C'est Nabum C’est Nabum 12 janvier 2022 17:16

      @Mélusine ou la Robe de Saphir.

      Chaque mercredi je reprends un ancien conte, je le retravaille et j’en fais un montage
      Allez donc me dénoncer à la rédaction

      Je suis particulièrement déçu par ce commentaire


    • Mélusine ou la Robe de Saphir. Mélusine ou la Robe de Saphir. 13 janvier 2022 09:27

      @C’est Nabum C’est la preuve au moins que je vous lis. ET QUE JiAI UNE EXCELLENTE MEMOIRE. Quelle virgule avez-vous changé ? Parce que le fond lui est EXACTEMENT LE MEME...


    • Mélusine ou la Robe de Saphir. Mélusine ou la Robe de Saphir. 13 janvier 2022 09:29

      @C’est Nabum et comme en plus en 2017 vous m’avez traitée de Birette... SI SI.... Mais je suis toujours là. Nul bucher... 


    • C'est Nabum C’est Nabum 13 janvier 2022 10:32

      @Mélusine ou la Robe de Saphir.

      Bien sûr
      Je consacre beaucoup de temps au montage et cette rediffusion me libère un peu de la contrainte quotidienne


    • Mélusine ou la Robe de Saphir. Mélusine ou la Robe de Saphir. 13 janvier 2022 11:03

      @C’est Nabum c’est ce que j’ai écrit : interlude. Nulle attaque. On a tous besoin de recharger ses accus... https://www.youtube.com/watch?v=TiObBlwTJrY


    • C'est Nabum C’est Nabum 13 janvier 2022 13:14

      @Mélusine ou la Robe de Saphir.

      Dont acte


    • chat maigre chat maigre 14 janvier 2022 07:06

      @Mélusine ou la Robe de Saphir.

      bonjour Mélusine,
      je me suis excusez de vous avoir cherché grief récemment et j’en avais profité pour vous dire que vous étiez devenu avec le temps une de mes contributrices préférées.
      je vous ai aussi dis que dorénavant, je prendrai sur moi quand vous partez dans les horoscopes et les associations d’idées trop alambiquées pour moi.
      mais pour tout le reste je vous trouve délicieuse...votre culture, votre expérience, votre honnêteté intellectuelle et même votre mémoire, réhausse le niveau de façon vraiment significative.
      merci à vous d’être aussi présente en ces lieux.


    • chantecler chantecler 14 janvier 2022 07:34

      @chat maigre
      Chat maigre a une langue de velours... !


    • chat maigre chat maigre 14 janvier 2022 07:56

      @chantecler

      merci, les doigts aussi...
      j’’ai tendance à me réveiller de bonne humeur et lire du Nabum au réveil, ça m’est dans de bonnes dispositions.

      et toi alors le pseudo c’est en rapport à tes talents de chanteur ?
      je suis curieux en plus d’être doux et agréable.


  • L'apostilleur L’apostilleur 12 janvier 2022 18:51

    @ l’auteur 

    Belle histoire bien racontée qui détend. 

    Juste un détail qui rend cette histoire irréelle smiley

    « Un procès eut lieu, à la demande de l’église. Elle fut tout naturellement accusée de sorcellerie. Le verdict tomba sans surprise : la mort d’une manière terrible ! »

    Au Moyen-âge il n’était pas dans les pouvoirs de l’Eglise mais des rois ou des seigneurs de condamner à mort. 


    • C'est Nabum C’est Nabum 12 janvier 2022 19:41

      @L’apostilleur

      Je ne suis qu’un conteur et qui plus est un Bonimenteur
      Vouloir coller au réel dans la fiction est au dessus de mes forces

      Merci quand même pour ce détail de l’histoire comme dirent les milliers de femmes brûlées pour sorcellerie à partir de 1560


    • L'apostilleur L’apostilleur 12 janvier 2022 23:56

      @C’est Nabum
      « ...Je ne suis qu’un conteur et qui plus est un Bonimenteur.. »
      Continuez, on en profitera.


    • C'est Nabum C’est Nabum 13 janvier 2022 08:22

      @L’apostilleur

      Je m’en occupe


  • zygzornifle zygzornifle 13 janvier 2022 09:08

    La danse du balai lubrifié a la vaseline se pratique toujours a l’Elysée .....


  • Mélusine ou la Robe de Saphir. Mélusine ou la Robe de Saphir. 13 janvier 2022 09:38

    Vous vous trompez à mon sujet. Je ne suis pas qu’une simple Birette. Mais la FOLLE DE CHAILLOT. Le second acte se passe dans un sous-sol de la rue de Chaillot qui est comme l’antre d’une sorcière, avec sa trappe… C’est le procès truculent des exploiteurs de l’humanité qui sont condamnés à disparaître — alors que réapparaissent les bienfaiteurs des plantes et des animaux. Du moins dans l’imagination optimiste de la Folle : « Il suffit d’une femme de sens pour que la folie du monde sur elle se casse les dents ! »




  • Mélusine ou la Robe de Saphir. Mélusine ou la Robe de Saphir. 13 janvier 2022 09:43

    Chaillot vient de Caillou Et je serais CE CAILLOU dont le petit Poucet avait rempli ses poches... Ce n’est pas par que l’on se trouve dana l’antre d’un sorcier que l’on est une sorcière..... 


  • Mélusine ou la Robe de Saphir. Mélusine ou la Robe de Saphir. 13 janvier 2022 09:45

    Non mais..... 


  • Mélusine ou la Robe de Saphir. Mélusine ou la Robe de Saphir. 13 janvier 2022 15:23

    Frère Jacques, frères Jacques ? Dormez-vous, dormez-vous ??? https://www.youtube.com/watch?v=BC6rvbxdywg


  • chat maigre chat maigre 14 janvier 2022 06:52

    bonjour Nabum.

    je me suis retenu de vous lire hier pour avoir droit à ce petit moment de plaisir matinal...encore une fois un régal.

    j’en demande sûrement trop mais pourriez vous être plus prolifique, vous rendez nos journées plus douces et plus poétiques...merci de tout coeur.


  • chat maigre chat maigre 14 janvier 2022 07:14

    quel plaisir de si bonne heure, il est maintenant dans mes favoris bien au chaud.

    je vous souhaite une excellente journée, moi je file car ma boulangère va s’inquiéter pour ma santé ou pire, elle risque de penser que j’ai trouvé de meilleures chocolatines ailleurs.


  • chat maigre chat maigre 14 janvier 2022 07:58

    avoir une enfance malheureuse et pourtant finir en adulte équilibré...

    chapeau bas monsieur Nabum


  • chat maigre chat maigre 14 janvier 2022 08:03

    je suis né et j’ai grandit au sud c’est exact (bassin d’arcachon)

    mais maintenant, je suis au sud du sud et mon ancien sud est devenu le nord !!!

    je profites des joies de la vie sur les bords de l’étang de thau, pour aller plus au sud maintenant, j’attends que me pousse des nageoires.


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