jeudi 24 novembre 2011 - par Armelle Barguillet Hauteloire

6ème Madeleine d’or du Cercle proustien de Cabourg-Balbec

Prenez un paysage de mer et de coteaux, un hôtel de style second empire plein de charme et de raffinement, un écrivain unique, l'un des plus grands de la langue française, et vous aurez les ingrédients qui composent un après-midi et une soirée d'exception concoctés par le Cercle Littéraire proustien de Cabourg-Balbec en ce 19 novembre, à l'occasion de son dîner annuel et de la 6e édition de son prix de la Madeleine d'or. Et pour combler les esprits les plus exigeants, le Cercle avait programmé à 16 heures, dans la salle à manger transformée momentanément en auditorium, la conférence du professeur Michel Blain sur le thème des Mille et une Nuits dans "La Recherche du temps perdu". Pourquoi les "Mille et une Nuits" ? Parce que ce récit aux 150 sous-titres, ces nuits qui cumulent un nombre rare de mystères sont avec "Les mémoires de Saint Simon" l'un des deux livres modèles, sorte de références cadres selon lesquelles Proust envisage sa Recherche dans sa forme et sa longévité. Il l'a avoué lui-même : " Ce serait un livre aussi long que les Mille et une Nuits, mais tout autre. Sans doute, quand on est amoureux d'une oeuvre, on voudrait faire quelque chose de tout pareil, mais il faut sacrifier son amour du moment et ne pas penser à son goût, mais à une vérité qui ne nous demande pas nos préférences et nous défend d'y songer". ( Pléïade - Tome IV - page 620 )

L'écrivain avait eu connaissance de ces contes grâce à Joseph-Charles Mardrus, né au Caire en 1868, époux de Lucie Delarue, médecin et orientaliste demeurant à Paris qui, encouragé par Mallarmé, avait traduit de 1898 à 1904 une nouvelle version de cette oeuvre arabo-musulmane en seize volumes, et, ce, dans une perspective plus érotique ( car non expurgée ) que les précédentes. C'est cette version que Proust découvrît avec émerveillement. Ces contes, figés dans l'écrit à partir de XIIIe siècle, sont le résultat de la fusion de nombreuses versions orales ( d'origines diverses : Perse, Bagdad, Egypte ) qui commencèrent à se diffuser en Europe avec la traduction d'Antoine Galland, au début du XVIIIe. Ce long récit est l'histoire de Shéhérazade, fille du vizir, qui a été promise au roi des rois Shahryar, car elle est la dernière vierge de son royaume. Trompé par sa première épouse, le roi craint que les autres ne fassent de même, aussi, prenant les devants, les fait-il exécuter les unes après les autres dès la nuit de noces consommée. Pour tenter de reculer cette mort annoncée, la belle jeune fille va ajouter à sa séduction personnelle le secours de la parole, et inventer chaque soir un récit dans l'espoir de captiver son amant et repousser, nuit après nuit, la terrible échéance. Par chance son talent de conteuse est tel que, bientôt, le roi ne peut plus se passer des narrations vraies ou imaginaires qui le tiennent en haleine et 1001 nuits passeront ainsi dans les délices des sens et de l'esprit, si bien que Shahryar épousera Shéhérazade et qu'ils auront plusieurs enfants.

Chacun de ces contes, d'une sensualité raffinée et parfois grivoise, où alternent avec finesse la contemplation amoureuse et mystique et l'interrogation obsessionnelle sur la nature du désir, n'en sont pas moins empreints de sagesse, voyage initiatique autour de la chambre vers des ailleurs inouïs, oeuvre qui a le pouvoir de réveiller les récits endormis au fond des pages, car Shéhérazade a beaucoup lu, c'est une intellectuelle qui parvient à avoir raison de la misogynie de Shahryar par l'agrément de son verbe. 

Dans "La Recherche", les allusions aux Mille et une Nuits sont nombreuses, ainsi les assiettes de la salle à manger de Combray qui représentent des scènes des contes, Venise tout encombrée d'Orient, Albertine prisonnière comme une femme du sérail, le narrateur somnolent entre veille et sommeil et surtout Proust, lui-même, luttant chaque nuit dans sa chambre tapissée de liège, afin que l'écriture maintienne en lui la flamme de la création littéraire et diffère, autant que faire se peut, cette mort qui s'avance à son devant.

A la suite de la conférence, nous allions nous retrouver à l'heure de l'apéritif dans une atmosphère conviviale et peu protocolaire. C'est un moment de détente où les membres du Cercle, toujours plus nombreux, prennent plaisir à échanger, minutes qui m'ont permis de faire la connaissance de l'un des lauréats, car cette année - on ne prête qu'aux riches - nous en avions deux, tant les ouvrages proposés étaient de qualité. Parmi les livres en compétition, je citerai "Proust et l'obscur" de Diane de Margerie et "Lectures de Proust" de Raphaël Enthoven. Le prix est donc allé à Luc Fraisse, docteur ès lettres, professeur à la faculté de Strasbourg, dont l'ouvrage " La petite musique du style" ( Classiques Garnier ), son douzième consacré à l'auteur de "La Recherche", nous présente un échantillonnage, depuis Homère jusqu'à ses contemporains, du rapport de Proust avec ses lectures inspiratrices. Proust et ses sources, mais également Proust devenu source pour nombre d'écrivains qui l'ont suivi comme Julien Gracq et Samuel Beckett, résurgences de Proust dans la littérature d'aujourd'hui.

Le lauréat ex-aequo n'est autre que le professeur Yoshikawa, un fidèle du Cercle, qui voit couronner "Proust et l'art pictural" ( Ed. Honoré Champion ) de la Madeleine d'or, tant est riche la galerie de tableaux que nous propose le roman proustien. Le sujet est quasiment inépuisable. Elstir, le peintre de La Recherche, qui évoque tout autant Pissaro, Degas, Helleu ou Monet, est le porteur et l'intercesseur de la mystique artistique qui fonde l'oeuvre. Immense était la culture picturale de l'écrivain que ses traductions de Ruskin avaient introduit dans les arcanes les plus secrètes de l'art. Grâce à son érudition, Kazuyoshi Yoshikawa nous guide avec bonheur sur la voie de cette information multiple. Professeur à l'université de Tokyo, monsieur Yoshikawa a consacré à la littérature française et à Proust, en particulier, sa vie d'intellectuel éclairé et francophone, puisque son dernier livre a été rédigé directement dans la langue de Racine et Molière. Bel exemple de cette insémination culturelle à travers l'espace et le temps de la langue et de l'art qui devrait nous inciter à sauvegarder la nôtre, facteur civilisationnel par excellence.

Avant le dîner, Madame Bloch-Dano, présidente du jury, au cours d'une allocution sobre et précise, nous présenta les deux lauréats et leurs ouvrages respectifs, avant que Monsieur Fraisse, le seul présent, Monsieur Yoshikawa étant retenu à Tokyo par un colloque, nous entretienne de la teneur de son travail qui allie la modestie du chercheur à l'érudition d'un familier des grands textes. Le dîner devait clôturer une journée riche, que l'écrivain aurait probablement aimée, pour la raison qu'il n'y avait là que des amoureux de son oeuvre, communiant dans l'évocation de son souvenir, et toujours en attente d'aller plus loin dans la découverte de ce continent qu'il a fait surgir des eaux pensives et fécondes de son imaginaire.

Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE

Références du Cercle littéraire proustien de Cabourg-Balbec en cliquant ICI



3 réactions


  • Richard Schneider Richard Schneider 24 novembre 2011 15:43

    Toutes mes félicitations à l’auteur(e) ! Je me suis régalé à la lecture de son article - bien que n’étant pas un inconditionnel de Proust.

    C’est très encourageant que AgoraVox publie des textes ayant trait à l’art en général et à la littérature en particulier.
    Merci.

    • Surya Surya 25 novembre 2011 12:48

      De la hauteur, c’est vrai que la France souffre, mais je ne suis pas d’accord lorsque vous dîtes qu’on doit par conséquent s’en foutre (mais que vous pensiez que cette culture est sirupeuse est votre droit, et les goûts et les couleurs...). Savez vous que durant la seconde guerre mondiale les théâtres et cinémas auraient, ai-je lu, battu des records de fréquentation ? Et pourtant, vivre dans une France occupée, avec des sirènes d’alerte, des tickets de rationnement et pas grand chose dans son assiette n’a pas du être facile ni marrant. Et même si cet exemple n’est pas le bon, le fait que nous souffrions ne devrait pas nous empêcher de nous intéresser aussi à l’art et à la culture en général, bien au contraire, sinon on sera trop concentrés sur nos problèmes et donc on souffrira encore plus, d’autant que ce rejet n’aidera sûrement pas pour trouver une solution. Un peu d’oxygène ne fait de mal à personne !


    • Armelle Barguillet Hauteloire Armelle Barguillet Hauteloire 25 novembre 2011 14:09

      @ Surya

      D’autant que les écrivains ou musiciens ou peintres ont presque toujours produit en souffrant. Beethoven était sourd, ne parlons pas des peintres qui crevaient de faim et souvent ne vendaient rien, de Balzac gagnant péniblement sa vie en écrivant jour et nuit, de Proust qui a vécu des années enfermé dans un chambre tapissée de liège pour parvenir à achever son immense« Recherche », tous ont créé dans l’épreuve et la difficulté. Et les bâtisseurs de cathédrale... et tant d’autres. Aussi l’art est-il à la fois notre grandeur et notre dignité. C’est ce qui rend la vie tolérable. Alors nous en privons pas !


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