mardi 25 septembre 2018 - par Paul ORIOL

Abigail, un roman sombre et poétique de Chris Abani

 

Un livre remarquable, écrit par un Nigérian vivant aux États-Unis. Son titre original, dans sa simplicité, Becoming Abigail (Devenir Abigail), est plus adéquat à l’histoire que celui de la traduction française. Et Abigail, de l’hébreu abighel, la joie de son père, n’est pas dû au hasard.

L’essentiel du roman se retrouve dans le prologue, Les choses comme elles sont  : confusion du temps, des personnes. La jeune Abigail voit l’enterrement de sa mère qui est morte de sa naissance. Le père, inconsolable, revoit sa femme dans sa fille qui s’appelle comme elle et qui, à l’age de 8 ans, la remplace dans les travaux domestiques. Plus qu’Abigail, elle est, à ses yeux, Abigail en devenir. Il le sait. Elle le sent. Au regard.

Le roman se passe en quelque heures, Maintenant, dans la nuit, sur les bords de la Tamise, à Londres, le temps de griller une dizaine de cigarettes, et en Afrique par les réminiscences et la culture de l‘héroïne. Grâce à des retours en arrière, Et alors, au Nigeria mais aussi à Londres.

Roman poétique et violent, fait de mort et d’amour, de solitude et de recherche de soi sous le regard des autres.

La jeune Abigail n’existe pas, elle a tué sa mère. Elle n’existe pas parce qu’elle a tué sa mère : Abigail, la femme que son père aimait. Et dont elle porte le nom. Qui vit à travers elle. Elle accomplit, à sa place, les tâches domestiques. En grandissant, elle lui ressemble de plus en plus. Le père la regarde. Il ne la voit pas. Il ne l’entend pas, ne veut pas l’entendre quand elle veut lui parler de la femme qu’elle devient. Du présent qui est là, vivant. Alors qu’il est ailleurs, dans la mort de sa femme. Il ne la voit pas parce qu’il a peur : de son désir, de sa fille Abigail, femme de substitution.

Pour échapper, il va la donner à son cousin, Peter, qui l’amènera à Londres. Ne pouvant supporter la mort de sa femme, le départ-mort de sa fille-femme contre leur volonté, la sienne et celle de sa fille. Il se pend. Pour rendre ce don irréversible, pour l’obliger à partir. Par amour. Par remord.


Elle a tué sa mère en naissant. Elle tue son père en partant. Elle est, définitivement seule.

Son père l’a regardé mais n’a pas voulu la voir. Peter l’a regardée. L’a vêtue pour la montrer aux autres. Mais aucun ne l’a vue. Aucun de ceux qui sont passés ne l’ont vue. Tous l’ont regardée, comme ils voudraient qu’elle soit. Aucun ne l’avait jamais prise, ne l’avait vraiment vue. Elle restait terre étrangère pour eux. Elle ne les avait jamais bien vus non plus.

Personne ne l’a regardée en tant que ce qu’elle est. Son père la regarde comme sa femme, impossible, en miniature, en devenir. Elle a été violée à 10 ans. Elle est violée à de multiples reprises par Peter. Et le premier qui la voit. Quelle voit, parce qu’elle n’avait pas vu les autres. C’est Derek. Et alors, elle donne, se donne. Elle prend.
Et la société lui reprend Derek. Le seul qui l’ait vue. Sans lui, elle n’existe plus. Elle n’a même pas de nom. Peter a utilisé un faux-nom pour la faire sortir du Nigeria et entrer au Royaume-Uni..

L’enfer, c’est les autres (Sartre). Le regard de l’autre. Pour Saint-Exupéry, aimer, ce n’est pas se regarder, c’est regarder tous les deux dans la même direction. Pour Abigail, l’amour, ce n’est pas regarder, ce n’est pas être regardé, c’est voir et être vue.

Abigail, un roman sombre et poétique de Chris Abani

Seul Derek l’a vue. C’était donc ça l’amour. Être vue.Abigail se donna. Pour la première fois, elle n’était pas prise… Cette Abigail pour toujours se sentit devenir elle-même, en ce moment de prise et de don. Et pourtant, même lui a manqué ces traces sur son corps. Ces brûlures, cette cartographie de sa mère et d’elle même.

Ce regard n’est pas sans ambiguïté. Le père qui regarde sa fille comme il regardait sa femme, Abigail qui regarde Derek comme elle regardait son père. Elle a la photo des deux hommes qu’elle aimait… son père, noir… Derek, blanc… Une discrète tendresse… Exactement ce qu’elle avait ressenti pour son père. Et maintenant, il était à nouveau là dans la tendre maladresse de cet inconnu.

Quand Peter l’a habillée, l’a maquillée, l’a déguisée pour la montrer, la donner à regarder. Aux hommes. Non pour qu’elle soit vue comme ce qu’elle était. Elle s’est regardée dans la glace. Elle ne s’est pas vue. Elle a regardé sa mère.

Et bien sûr, la société la regarde, regarde Derek. Ne sait pas les voir. Pour la protéger, elle la détruit. La sépare du seul qu’elle ait vu et qui l’ait vue.

Existe-t-elle vraiment ? Ou est-elle la simple réincarnation de sa mère. Pour son père. Pour elle-même, les dessins, les brûlures de cigarette, c’est ma mère, c’est moi. L’image dans la glace.


Sous les yeux de son père, elle essaie de faire disparaître cette mère en décapitant des poupées. De l’incorporer : elle pare des oiseaux de dentelles de la robe de mariée de sa mère, prend 7 photos de sa mère, et les fourre dans sa bouche au milieu d’incantations…

Elle est seule. Elle n’a pas eu d’enfance. La vie est là. Avec ses lumières. Les phares qui paraissent et disparaissent. Ses trains. Le Big Eye. La vie qui passe, la vie, sur la Tamise, de l’autre côté de la Tamise. Le policier. La vielle femme et son chien. La lumière d’un avion. Elle est seule.

Et si ce monde lui rappelle quelque chose, le train, le tunnel, c’est le désir bestial. Même à l’odeur du mouchoir de Derek, elle le sent se ruer en elle.

Elle ne devient elle-même que, brièvement, avec Derek. Et définitivement, fatalement, quand elle coupe, avec ses dents, le pénis de Peter, menace de sa mère pour les hommes qui traitaient mal leur femme. Maltraitée, elle accomplit sa mère. Elle est devenue Abigail Transi.

Elle est seule sur les bords du fleuve. Il l’a vue. Et maintenant qu’elle ne peut plus être vue. Elle est définitivement seule.

Elle peut griller sa dernière cigarette et suivre le mégot dans les ténèbres de la nuit et du fleuve.

Abigail, un roman sombre et poétique de Chris Abani

Elle est seule sur les bords du fleuve. Il l’a vue. Et maintenant qu’elle ne peut plus être vue. Elle est définitivement seule.

Elle peut griller sa dernière cigarette et suivre le mégot dans les ténèbres de la nuit et du fleuve.

 

Le corps rebelle d’Abigail Tansi (Becoming Abigail) de Chris Abani, traduit de l’anglais (Nigeria), 2010, Albin Michel.



2 réactions


  • Ciriaco Ciriaco 25 septembre 2018 13:28
    Vous nous proposez quelque chose de très directe, dotée d’une puissante efficacité scénaristique, celle des destins clos par le début, vérité des racines au-delà des juges, et l’amour, toujours l’amour, terrible amour : non pas seulement être vu - si tout est visible, rien ne retient le regard, et tout passe.

    Il existe une littérature qui se penche sur le banal, l’ordinaire, et qui le dévoile pour en faire jaillir de la perspective, de l’impensé, du non-dit (une littérature qu’on trouve confinée, c’est mieux ainsi) ; bien sûr cela ne s’oppose pas, une simple remarque inspirée par la lecture de votre article.

    Merci pour cet article.

  • Paul ORIOL 25 septembre 2018 20:33

    Mes excuses pour tros erreurs : remords... qu’elle voit... vieille femme...


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