mercredi 16 avril 2008 - par jack mandon

Antonio Gaudi 1852-1926, la Sagrada Familia : l’empreinte d’une vie ambitieuse et mystique

Au terme du XIXe siècle, dans ce pays d’Espagne bouillonnant, en quête d’un nouveau souffle, il n’existe pas en architecture, la préoccupation éthique de faire coïncider une manière de bâtir avec une organisation sociale du travail et des formes architecturales. Les bâtisseurs s’enferment dans les systèmes économiques triviaux et commodes. La construction achevée dans sa structure est défigurée après coup, avec le style que le client ou l’architecte trouve dans un répertoire que l’on pense adapté à tous les thèmes.

Gaudi ne se prête pas à cette politique. Il est tourné résolument vers le futur par son goût pour les recherches statiques et formelles, mais enraciné dans le passé des constructeurs de cathédrales. Il mène une lutte titanesque pour la conservation et le perfectionnement d’un procédé constructif en pierre... à l’époque de l’avènement du béton.

Avec le recul, le défi qu’il s’impose est un peu celui de cette fameuse merveille du monde, le colosse de Rhodes. Il plantait ses deux jambes dans un équilibre précaire de part et d’autre de l’entrée du port. Cette hypothèse est maintenant tombée en désuétude, compte tenu de l’écartement trop important des jambes qui l’aurait déséquilibré.

Gaudi est un mélange de mythe et de défi dans une incarnation pourtant bien humaine.

Son œuvre est empreinte des styles historiques, avec la recherche obsédante d’un style de synthèse, conciliant harmonieusement ses croyances et ses techniques.

L’architecture de la Sagrada Familia représente le point de convergence de ses folles visions. Ce projet fut pris et repris, fait et refait, en fonction d’une conception toujours progressivement plus avancée dans le domaine des forces et des tensions qui traversent l’ouvrage.

En partant des mêmes procédés constructifs, Gaudi veut perfectionner la méthode d’équilibre dont le style gothique n’a pas réussi à se rendre maître.

Il suffit d’évoquer l’immense araignée que constitue Notre-Dame-de-Paris, en perspective arrière, avec ses contreforts, ses arcs-boutants et culées, qui, malgré la grâce de leurs formes sont en fait d’élégants échafaudages de maintien de tout l’édifice.

Par le moyen de la statique, Gaudi s’est persuadé que les arcs paraboliques transmettent mieux les poussées que les arcs en plein cintre ou en ogive appuyés sur des piliers agissant comme de véritables pieds droits. En rendant capable d’équilibrer la structure, sans avoir recours à des arcs-boutants, des contreforts et des pinacles, il supprime ces trois éléments dans la dernière version de la Sagrada Familia.

Une des caractéristiques de son originalité est qu’il sent l’espace, la base et l’essence de l’architecture, dans son double jeu : interne et externe. Il travaille la matière, comme il a été habitué à travailler le métal, en le pliant à sa volonté. Le recouvrement des structures en revanche, ne constitue pas une réussite avec des moulages réalistes sans mystère.

En revanche, le chaos géométrique est permanent dans les plans verticaux et horizontaux, les formes se percutent les unes les autres, la masse entière se trouve dynamisée, de la base jusqu’au sommet des terrasses. Attentif à tous les effets visuels, les matériaux, la couleur, la texture, le plan, le symbole, le jeu du vide et du plein, l’alternance de la lumière et de l’ombre, en fait tous les éléments architecturaux.

Il s’agit de l’expression d’un pathos qui secoue la matière comme un courant électrique. Pour cette raison, son œuvre est romantique, elle exprime une inquiétude, une tendance vers l’illimité. Il s’agit d’une matière qui aspire à la transcendance en se spiritualisant. Contemporain du Cubisme, du Néo-plasticisme, du Constructivisme, Gaudi se présente comme un expressionniste avant la lettre. Son ouvrage a quelque chose d’anti-rationnel, d’anti-perspectif qui l’éloigne des conceptions classiques organisées autour d’une idée, d’une hiérarchie de masses et d’espaces que la perspective se charge d’unifier en fonction de l’enthropocentrisme. Son élan vers l’infini, vers l’extrême expérience des arts, fait de lui un demi-dieu à la manière de Siegfrid sorti de la Tétralogie wagnérienne.

Coiffé de cette aura d’un autre monde et d’un autre temps, il poursuivra sa quête divine en se consacrant uniquement à son unique passion, la Sagrada Familia. Son tempérament mystique, voire fanatique, le pousse à se focaliser entièrement sur cette œuvre qu’il pressent traversant le temps, à la manière de toute perspective et projet, dont l’inachèvement séculaire touche au sacré.

Est-ce l’origine ethnique et culturelle, ou se mêlent le ferment le plus diversifié qui produit un personnage et un artiste aussi étrange et marginal ? Sans doute, car ses racines sont gothiques, catalanes, baroques, arabes et mudéjar. Cela constitue un imaginaire percutant et détonnant.

Dans la façade de la nativité, l’imagination atteint son paroxysme. Dominée par quatre énormes pains de maïs, desquels s’écoule, tel le magma volcanique, un flot de formes des plus fantastiques où s’entremêlent, animaux géants issus d’un bestiaire et scènes bibliques réalistes, pierres bourgeonnantes, lianes et plantes entrelacées, algues pétrifiées.

L’une des innovations architecturales les plus remarquables de Gaudi est le système de colonnes obliques qui permettent un voûtement sans contrefort, ni arcs-boutants. L’emploi de mosaïque de céramique et de verre, pour recouvrir la pierre, confère à son architecture une polychromie féerique et fantastique.

Chez Gaudi, l’ornementation n’est pas un simple placage. Elle donne vie aux structures et souligne les formes en les éclairant et en les animant.

Commencée en 1884, la Sagrada Familia est l’œuvre maîtresse de ce génie singulier qui, voulant renouveler l’art gothique, tire de son imagination un édifice étrange et fascinant. Navire colossal jailli des fonds marins, échoué au milieu d’une métropole encore sous le choc d’un étrange présage... Nautilus explosé avec ses quatre mâts, sa voilure brisée et sa coque envahie par des plantes carnivores. Apparition étrange et fantastique, à mi-chemin entre la vie paroxystique et la mort la plus troublante... la Sagrada Familia.

Dans une rue de Barcelone, un petit homme déambule, l’échine courbée, les mains dans le dos, le regard intérieur perdu dans un monde lointain, une espèce de roi mage auréolé, dans une méditation qui l’absorbe et l’arrache aux lois terrestres... un tramway le renverse... Mourant, il est conduit à l’hôpital tel un clochard. On trouve dans ses poches un vieux quignon de pain et quelques croquis de la porte de la mort qu’il vient de rencontrer brutalement... Antonio Gaudi nous quitte... « sans faire de bruit pour ne pas déranger les gens ».

Le voici maintenant installé dans son paradoxe pour l’éternité, il repose sous son Apocalypse de pierre, comme un pharaon au cœur de sa pyramide.

Il se plaisait à dire, « plus je vois mes amis disparaître dans la mort, plus je crois à l’immortalité ».



19 réactions


  • tvargentine.com lerma 16 avril 2008 10:52

    J’ai voté en tant que rédacteur pour la publication de cet article pour la connaissance que cela nous apporte d’une grande ville : BARCELONE et d’un architecte catho un peu fou

    Encore bravo


    • LE CHAT LE CHAT 16 avril 2008 11:22

      @lerma

       

       on s’en tape que tu ais validé cet article , tu veux une médaille ?

      la sagrada familia est une oeuvre splendide et toujours en construction , et Gaudi est un génie de l’architecture moderniste et a marqué fortement Barcelona de son empreinte , et de nombreux immeubles du centre ville ont des façades magnifiques et avant gardistes .


    • David Orbach David Orbach 16 avril 2008 13:04

      @ l’auteur,

      Votre article est passionnant. Vous adorez Gaudi et avez su nous transmettre votre passion, c’est parfait.

      En revanche sur le plan théorique et pour apporter mon point de vue, je pense que nous devrions cesser de considérer l’architecture comme des volumes, des espaces, et des formes comme vous le décrivez. Cette vision est une vision très XXème siècle qui a produit tout ce qu’il y a de plus laid dans notre pays.

      L’architecture doit avant tout exprimer une PENSEE, une IDEE ; et non pas être des cubes et des espaces entre ces cubes.

       

      cordialement smiley


    • cza93 cza93 16 avril 2008 14:32

      @ l’auteur :

      Merci pour cet article très intéressant sur Gaudi et la sagrada familia qui est un véritable chef d’oeuvre, effectivement toujours en chantier, comme indiqué dans l’un des commentaires.

      Pour ceux qui ont l’intention de visiter Barcelone, si la visite de la sagrada familia est impérative, il ne faut surtout pas négliger de visiter les immeubles de la ville signés Gaudi, qui sont des merveilles tant au niveau des façades de caractère, avec de superbes détails de finition, de jeux de couleurs et de forme, qu’au niveau du travail de l’intérieur, parfois étonnant, visionnaire, poétique ...


  • Bernard Dugué Bernard Dugué 16 avril 2008 11:54

    Bonjour,

    Intéressant billet rappelant que chez nous, une audace stylistique de même envergure eut lieu

    Qui connaît le palais du facteur Cheval ?

    A noter quelques ressemblances étrange, ce côté plus baroque que gothique


    • jack mandon jack mandon 17 avril 2008 09:28

       

      Merci Bernard Dugué, votre nom laisse présager que votre ancêtre, le premier de ce nom vivait un beau métier. Il permettait l’accession à l’autre rive, c’était un passeur d’âme.

      Merci pour le facteur cheval, même signature « le coeur paysan et l’esprit surréaliste, des hommes de la nature, de la famille de Léonardo, dans un registre artisanal. Des créateurs à l’état brut.


  • sisyphe sisyphe 16 avril 2008 13:59

    Merci pour cet hommage à Gaudi, LE génie architectural du XXème siècle.

    A ce propos, je poste ici : http://images.imagehotel.net/?l9udm6m98x.jpg

    la photo de la tour construite par Jean Nouvel, à Barcelone, qui rend également un hommage au génie de Gaudi, en conférant à la Sagrada Familia, dans la perspective, le rôle d’écrin, d’une sorte de rampe de lancement magistrale et grandiose d’une fusée en route vers le futur : union-symbiose de deux grands créateurs.

    L’oeuvre d’Antoni Gaudi est éternelle, et la Sagrada Familia fait, pour moi, partie des merveilles du monde, sans contestation.


    • jack mandon jack mandon 17 avril 2008 09:38

       

      Gaudi avait proposé à New york, un grand hôtel qui épousait la forme de la tour de Novel, en forme de Navette spatiale, projet non retenu.

      Merci pour cette mise à jour, j’ignorais l’existence de ce nouvel édifice.


  • Proudhon Proudhon 16 avril 2008 18:09

    Bravo pour cet article qui tombe à point vu que nous avons regardé hier mon épouse et moi l’émission enregistrée précédemment, "Des Racines et des Ailes" dont une partie était consacrée à Gaudi. Je connaissais déjà l’oeuvre mais suis toujours époustouflé par la vie de ses constructions.

    J’aimerais posé une question à l’auteur de cet article. A votre connaissance, Gaudi aurait-il été inspiré par l’architecture à base de donnée Anthroposophique ?

    Son oeuvre m’a toujours fait penser à ce style d’architecture de source spirituelle (Goetheanum - Dornach - Rudolf Steiner).

    J’ai le très beau ouvrage "Le Goetheanum un Langage des Formes" de R Steiner. Il est frappant de constater la ressemblance dans les formes architecturales.


    • jack mandon jack mandon 17 avril 2008 08:56

      Gaudi travaillait d’une manière empirique et intuitive.

      Il construisait ses maquettes de façon révolutionnaire, par le caractère rudimentaire et l’extrême simplicité des pratiques employées. Composées de matières souples, en tissu, lestées par des poids. Elles reproduisaient dans l’espace, entre autre forme celle de l’arc parabolique, au centre même de son projet, qui prenait dans cette expérience une forme en creu et vers le bas. Le profil en était relevé et dessiné puis erigé.

      Gaudi pensait avec ses mains, avec son corps, c’était un primitif immergé dans la faune et la flore, je prend, d’intuition, le droit de dire, qu’il avait le coeur paysan et l’esprit surréaliste. Son oeuvre est son prolongement.

      Deux grandes options nous dynamisent, la nature et la culture, c’était un homme de la nature.

      Les références que vous avançez sont issues de l’intelligence culturelle. Au mieux il faut réconcilier les deux modes de fonctionnement en nous pour un bon équilibre.

      Je n’ai pas vraiment répondu à votre brillante intervention mais je vous en remercie


    • jack mandon jack mandon 17 avril 2008 09:10

       

      Je sens un lien étroit entre Léonardo da vinci et Gaudi, le second traverse la vie en artisan, l’autre en artiste. Il sont issu de la même famille.

      Je crois que je répond un peu à votre question sieur Proudhon, j’aime votre nom, il me rappelle quelqu’un que j’appréciais beaucoup en un temps de grande mutation sociale.

      Je vous prie de lire mon article intitulé : L’ Astrologie...une femme

      L’irrationnel suscite des réactions féroces, merci encore pour votre courtoisie.


    • Proudhon Proudhon 19 avril 2008 18:31

      Bonjour,

      C’est moi qui vous remercie pour vos précisions.

      L’Intuition, une faculté réelle dont on ne fait guère cas aujourd’hui et c’est dommage.

      A une époque, une partie du monde a choisit Marx plutôt que Proudhon.

      Où en sommes-nous aujourd’hui ?

      Proudhon appartient-il au futur ou sera-t-il à jamais oublié ?

      Cordialement !


    • jack mandon jack mandon 20 avril 2008 16:50

      Ni Dieu ni maître, mes aïeux artisans ont du le crier souvent au péril de leur vie, ils avaient comme on dit populairement, dans la famille, "la tête près du bonnet", et sous le bonnet, la tête dure.

      Certaines civilisations, comme par exemple les amérindiens, ne comprenaient pas les européens qui désiraient acheter leur terre. "Nous sommes locataires responsables de la terre."..La terre mère, ne pouvait que développer chez eux un immense respect pour la faune et la flore .(l’écologie avant l’heure)

      Proudhon dénonçait  : "la propriété, c’est le vol". C’était un révolutionnaire pacifiste, il le déclarait.

      Quant à "l’ordre sans le pouvoir, " qu’il préconisait, c’est la société adulte, ça c’est pour...demain...

      Il avait un problème avec l’économie juive, parait-il ?

      Proudhon, c’est la survivance d’un personnalisme rousselien, il a toujours des adeptes, minoritairement,

      au moins deux ! mais sans doute beaucoup plus

      Si vous avez le temps, regardez mes articles, votre opinion m’intéresse. Cordialement,

      Merci, à bientôt

      Jack

       


  • Armelle Barguillet Hauteloire Armelle Barguillet Hauteloire 16 avril 2008 18:48

    Bravo à Jack Mandon pour ce texte superbe qui rend hommage à un artiste hors du commun, à un génie visionnaire qui donne à voir mieux qu’une oeuvre d’architecte, un poème en pierre et une pensée en fusion.


  • GreenGarden GreenGarden 17 avril 2008 08:12

    Très bel article et bel hommage à Gaudi.

    Un seul mot : Bravo...

    Cordialement,

    G.


  • LE CHAT LE CHAT 17 avril 2008 09:14

    Quelques belles photos de la sagra famililia et des immeubles du centre de Barcelone http://barcelone.web-sy.fr/antoni_gaudi.htm

     


    • jack mandon jack mandon 20 avril 2008 17:04

      Merci, sieur chat-beauté, ces photos sont très belles, au fait, je ne vous ai pas contrarié pour cet humour à deux balles que je fis à propos du hollandais volant, j’en serais vraiment désolé.

      Merci encore pour les clichés

      Jack


  • Diane Diane 29 avril 2008 20:17

    Savez-vous dans quelles conditions s’effectuent les travaux de la Sagrada ?


    • jack mandon jack mandon 30 avril 2008 07:50

       

      La Sagrada familia constitue un pôle d’attraction très important à Barcelone, il n’est pas un touriste qui ne la visite pas, pour cette raison, elle fait l’objet d’un intérêt soutenu économiquement et artistiquement.

      Sur le plan artistique et spirituel il s’y passe des instants quasi sacrés...

      C’est un maître architecte japonais qui assure la poursuite des travaux, il accomplit sa tache dans une espèce de rituel maçonnique qui aurait comblé Antonio Gaudi. Cependant, je crois que le béton a remplacé la pierre, pour des raisons sans doute économiques et pratiques.


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