mercredi 14 juillet 2010 - par Vincent Delaury

Avant « Tree of Life » : « Les Moissons du ciel »

Prix du Meilleur réalisateur au Festival de Cannes et Oscar de la Meilleure photographie en 1979, Les Moissons du ciel (Days of Heaven, 1978) ressort en copie neuve* pour notre plus grand plaisir au cinéma. Pour notre plus grand plaisir parce que, plutôt que d’avoir à se taper, à une ou deux exceptions près, légion de nouveaux films lénifiants voire abrutissants sortis en cet été 2010, ce film-là, désormais un classique, nous permet de nous rappeler que, dans le 7e art, recherche de la beauté et philosophie peuvent faire bon ménage. Les Moissons du ciel nous amène, sans que jamais son esthétique ne vire au cosmétique, dans des contrées spirituelles nourrissant à l’infini l’œil et l’esprit. Ici, à l’instar de Barry Lyndon, on est comme entré dans une peinture. Mais la référence à la peinture américaine réaliste (on pense à Hopper, Andrew Wyeth et Grant Wood) n’est pas simplement là pour faire joli. Elle n’est pas illustration, elle se fait suggestion, évocation, il s’agit d’exprimer des choses de la vie, de dégager du sens par le regard, et le non-dit. Chez Malick, point de didactisme ou de surlignage au Stabilo, simplement des flux et reflux de mouvements de caméra, et des touches impressionnistes, servis ici par la lumière mordorée du grand Nestor Almendros et par les notes de piano scintillantes de Morricone, évoluant avec grâce entre Debussy et Satie. Pour savourer le cinéma de Malick, il faut guetter chaque plan, tout y est, mais sans démonstration putassière. Par exemple, en un seul plan, dans Les Moissons du ciel, Malick montre une partie de chasse pouvant virer en un rien de temps au meurtre : un homme, subrepticement, braque son fusil sur un autre pour le liquider, puis finit par renoncer en tirant une balle au sol. Un filmaker lambda aurait sur-découpé cette scène, en faisant trois ou quatre plans et des close-up bavards, pas malick, il se contente d’un plan moyen, d’un geste fugace, faisant confiance au spectateur pour ressentir le jeu de massacre à venir sans jamais sous-estimer l’intelligence de son regard. 

Terrence Malick est un mythe. Seulement 4 films en 40 ans, mais quels films ! La Balade Sauvage (1974), Les Moissons du ciel (1978), La Ligne rouge (1998), Le Nouveau Monde (2006). En attendant son Tree of Life avec Brad Pitt (cf. 3e photo). Ce film devait être à Cannes cette année mais Malick, ayant comme Kubrick le final cut de tous ses films (ce qui est très rare à Hollywood), a dû considérer que sa dernière moisson cinématographique n’était pas prête ; on parle d’une sortie pour novembre 2010. Et puis comme l’ermite de Rolle Godard qui, pour des raisons politiques, a joué l’Arlésienne en mai dernier sur la croisette, on voyait mal l’ermite d’Hollywood - Malick y apparaît un peu comme le « Dernier des Mohicans » - venir parader dans le strass et les paillettes d’un tel festival, si prestigieux soit-il. Nonobstant, à coup sûr, Terry y avait sa place. Le cinéma de Malick étant un cinéma puissamment lyrique cherchant à rappeler que l’homme civilisé doit se faire humble par rapport à la Nature et chercher à être en osmose avec le cosmos, il rejoint, d’une part, l’engouement actuel du public pour un rousseauisme mettant en garde contre les dérives carnassières de l’homme industriel (cf. le triomphe mondial d’Avatar) et, d’autre part, il peut, naturellement pourrait-on dire, être mis en parallèle avec le film qui a obtenu cette année la Palme d’or, Uncle Boonmee who can recall his past lives du thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, alias Joe. La preuve en est que la filmographie « sylvestre » (Tropical Malady, Syndromes and a Century) de ce cinéaste-là, épris de panthéisme et d’animisme, peut tisser d’heureuses correspondances avec le… cinémalickien. D’ailleurs, quand Joe a reçu son précieux trophée, il a tenu à remercier, je cite, « les esprits et les fantômes de la forêt » dans laquelle il a tourné son dernier film.

C’est Scorsese qui suggère que, pour réaliser un film (il donne souvent ce conseil à des jeunes qui veulent réaliser leur 1er long métrage), il faut partir de ce que l’on connaît, quitte à faire dans l’autobiographique pour être au plus près, via l’art, d’une certaine vérité. Pendant la Première Guerre mondiale, Les Moissons du ciel plante son décor dans la lutte des classes, entre fermiers prospères et travailleurs saisonniers, au sein d’un Texas dynamisé par l’âge d’or industriel mais bientôt corrompu par un progrès technique qui aliène l’homme : on y voit les champs de blé, les moissonneuses-batteuses en pleine action, tels de gros insectes colonisant la terre, et des hommes-esclaves s’usant au travail pendant que d’autres, les riches, paressent au soleil. Or, avant d’enseigner la philosophie au MIT et d’entrer à l’American Film Institute, Malick (né à Waco en 1945) a passé son enfance parmi les champs de blé et les puits de pétrole, il a côtoyé saisonniers et propriétaires terriens, il sait donc de quoi il parle. Produit pour 3 millions de $ par la Paramount et tourné dans les plaines de l’Alberta, à la frontière canado-américaine, Les Moissons du ciel, en même temps qu’il s’inscrit dans l’Histoire de l’Amérique et ses mythes fondateurs (impossible de voir ce film sans penser aux Raisins de la colère), raconte l’histoire d’une jeune femme partagée entre deux hommes, thème récurrent en littérature et au cinéma (Jules et Jim, Millennium Mambo, etc.). Abby part de Chicago pour le Texas, avec son petit ami Bill/Richard Gere et la sœur de celui-ci, Linda, en vue d’être employée pour la moisson. Là-bas, un riche fermier, Chuck/Sam Shepard, s’éprend d’Abby. Bill, sachant que ce dernier est atteint d’une maladie incurable, décide de laisser faire et de les pousser au mariage afin de pouvoir, par la suite, récupérer sa dulcinée ainsi que le pactole de l’héritage en vue. Mais, ce que Bill n’avait pas prévu, c’est qu’Abby finisse par véritablement tomber amoureuse du fermier.

Les Moissons du ciel est d’une beauté funèbre fascinante. D’un côté, il y a la promesse du bonheur au sein d’une nature élégiaque, au maximum de sa beauté ensorcelante puisque le film a été tourné à « l’heure magique », c’est-à-dire entre chien et loup, au moment où le soleil se couche mais qu’il fait encore jour. C’est le paradis perdu, qui semble à portée de mains. Et de l’autre, il y a la cruauté de la nature (une invasion de sauterelles vient saper le travail des agriculteurs) et la jalousie dévorante qui plombent le jardin d’Eden pointant à l’horizon, mais à jamais inatteignable. Et c’est dans cet entre-deux (entre beauté incandescente et destruction de l’homme par l’homme) que se situe Malick, au milieu du gué. Tous ses films parlent de ça : le bonheur est là mais on tire le tapis sous nos pieds et il nous échappe, irrémédiablement. De la quête de l’absolu à son impossible saisie dans la durée : j’écrivais ceci à propos du Nouveau Monde dans Première n°351 (2006, p. 9) : « (…) ce cinéma " hanté ", " habité ", (…) offre un curieux mix entre désenchantement du réel (course au néant) et béatitude proche du nirvana.  » Selon moi, ses détracteurs, ou des critiques paresseux, se trompent lorsqu’ils croient définir le cinéma de Malick en le qualifiant de « rousseauisme bon teint et naïf ». Malick n’est pas un candide. Il n’en reste pas à l’état de nature. Par exemple, ses Indiens du New World ne sont pas des sauvages. Ils sont au contraire les éléments d’une communauté extrêmement mâture intellectuellement puisque des instincts, comme ceux de possession et de domination, n’ont pas droit de cité. Malick ne se fait pas de grandes illusions sur l’homme, moitié diable, moitié ange, il le dépeint éternellement déchiré entre construction et destruction, entre passion et violence : La Balade Sauvage montre l’innocence de deux jeunes fuyards déchue par le poids des diktats sociaux ; La Ligne rouge dépeint une terre paradisiaque squattée par des hommes phagocytés par leur instinct de mort ; Les Moissons du ciel décrit un gentlemen’s agreement impossible entre les hommes, Linda, la narratrice de 17 ans déclarant en voix off, sans trop y croire - « Que certains ont plus besoin qu’ils n’ont, pendant que d’autres ont plus qu’ils n’ont besoin, eh bien nous n’avons qu’à tous nous réunir. » ; et dans Le Nouveau Monde, l’alliance souhaitée entre colons anglais et Indiens, un temps envisagée, tombe à l’eau. Le bonheur est là mais on tire le tapis sous nos pieds et il nous échappe.

La fin des Moissons du ciel renforce cette idée-là : les trois fuyards, avec Bill en tête (il vient de tuer Chuck en lui plantant un tournevis en plein cœur), tentent de vivre au jour le jour dans la forêt, éloignés du Mal, mais des policemen, tout de noir vêtus façon corbeaux de mauvais augure, lancent une chasse à l’homme. Bill finira abattu comme un porc, plongeant la tête en avant dans le ruisseau. Juste un peu avant, via quelques mots prononcés par Linda Manz, Malick nous avait prévenus du danger imminent d’une société qui ne peut résoudre ses contradictions sans sombrer dans la violence meurtrière : « Le soleil a l’air d’un fantôme dans la brume sur la rivière quand tout est calme. (…) On voyait les gens sur le rivage mais on ne distinguait pas ce qu’ils faisaient. Sans doute qu’ils appelaient au secours ou qu’ils essayaient d’enterrer quelque chose. On voyait les arbres avec les feuilles qui tremblaient et c’était comme des ombres de types qui s’approchent. (…) J’avais l’impression de sentir des mains froides sur la nuque. C’était peut-être les morts qui venaient me chercher. » Oui, pour savourer un film-trip de Malick, fruit d’un syncrétisme des arts très rarement atteint au cinéma, il faut avoir l’oreille, et l’œil. Comme dans la vie, tout est là, tout nous est donné à voir, mais il faut se mettre à l’unisson du poème filmique pour en savourer toutes les subtilités : Les Moissons du ciel ou de la puissance de feu du cinéma, du 5 sur 5 pour moi.

* En salles en version restaurée depuis le 16 juin 2010. 




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