mercredi 23 juin 2010 - par Vincent Delaury

Beaubourg : Kitano, t’es trop !

Plus que quelques jours pour profiter de la rétrospective complète des films du cinéaste japonais Takeshi Kitano au Centre Georges Pompidou (Paris) : Takeshi Kitano, l’iconoclaste, 11 mars-26 juin 2010. Ce que je retiens de cette intégrale, c’est bien sûr le re-visionnage de films qui l’ont rendu célèbre (Hana-Bi, L’Eté de Kikujiro, Dolls, Zatoichi), mais c’est surtout la possibilité de découvrir des films plus rares – dont l’étonnant Getting any  ? (1995) : un film sur un obsédé sexuel ! -, de rencontrer pendant plus d’une heure le cinéaste (séance d’ouverture, le jeudi 11 mars) et, en parallèle, le plaisir de la lecture de son livre autobiographique Kitano par Kitano, qui est en fait un livre d’entretiens – rares – avec le journaliste français Michel Temman. Car, s’il y a des faits qui sont connus, je pense, de la plupart d’entre nous (sa filmographie de cinéaste star et son statut de vedette à la télé japonaise (il y présente encore huit émissions hebdomadaires !)), on sait moins qu’il est également écrivain, volontiers polémiste, et qu’il écrit notamment dans la revue Shincho 45 des chroniques de société dans lesquelles il ne mâche pas ses mots à l’égard du Japon contemporain et de l’état du monde actuel. Il faut savoir qu’au Japon c’est un homme écouté du grand public, on dit même de lui qu’il a « beaucoup de pouvoir ». Devenu professeur à l’Université des Beaux-Arts de Tokyo, rien que ça (lui qui se considère délibérément peintre du dimanche), certains le verraient bien carrément… Premier Ministre ! Ainsi, lorsqu’on dit de lui, car les journalistes aiment bien les comparaisons, qu’il est le « Buster Keaton nippon », le « De Niro japonais » ou encore le « Coluche du pays du Soleil levant », il se pourrait bien que ce soit la dernière comparaison qui touche au plus juste, sachant que notre comique hexagonal numéro un d’antan avait envisagé, à ses risques et périls d’ailleurs, de se présenter à la Présidentielle de 1981. Pour l’instant, Kitano s’en tient à son statut d’artiste à l’aura internationale, sans chercher à pénétrer les arcanes de la politique politicienne, et c’est certainement mieux ainsi, pour lui-même et pour ses nombreux fans à l’affût de ses délires télévisuels et de ses récits pétaradants au cinéma ; on attend d’ailleurs avec impatience, dans les salles obscures, son grand retour au film de yakusas avec Outrage, tout dernièrement sélectionné à Cannes.

Quand on le lit et l’écoute, Kitano a une vision sombre du Japon, considérant qu’il est devenu « une colonie américaine », un pays acculturé allant jusqu’à perdre son identité culturelle, et de plus en plus inégalitaire, « (…) au Japon, c’est très simple : les pauvres sont pauvres et seuls les riches ont le droit d’être riches. »* Selon lui, son pays est aux mains de vieux monolithes, nullement au fait de l’évolution des mentalités et se complaisant, de toute évidence, à faire croupir le pays dans un système de cooptation et de népotisme, « (…) qui fait que les fils ou petits fils de politiciens, ministres ou Premier ministres deviennent à leur tour ministres et Premiers ministres. Le Japon doit réformer d’urgence son système politique (…) [Il est] en réalité à mi-chemin entre un capitalisme ultrasauvage et une variante de communisme qui ne dit pas son nom. Nous sommes bel et bien entrés dans une ère perverse chahutée par un nouveau système capitaliste qui a fait voler en éclats : respect, amitié, fraternité. Ne me croyez pas communiste. Mais je suis, définitivement, opposé à toute forme de capitalisme sauvage. Trop exacerbé, le capitalisme a un côté obscur. Il déshumanise. » Mais, en même temps, le personnage double qu’est Beat Takeshi/ Monsieur Kitano, pratiquant à satiété l’expérience des contraires, est un homme de paradoxes. Dénonçant volontiers la société de clans, de hiérarchies asphyxiantes et de « bulles » qu’est son pays, Kitano, lorsqu’on le voit (que ce soit au photocall de la presse parisienne à la Fondation Cartier ou à la Leçon de cinéma de Beaubourg**), ne se déplace pas sans Masayuki Mori, président de l’Office Kitano, et surtout sans une armada de gardes du corps à oreillettes façon Matrix et de serviteurs, appelés « Takeshi Gundan » (« l’armée de Takeshi »). Attention, pour les chasseurs d’autographes, il s’agit d’être rapide comme l’éclair pour espérer avoir la signature du Maître car ce sale gosse de peintre en bâtiment est désormais « un dieu du cinéma », intouchable ! Derrière un mur de fidèles faisant corps autour de lui, Kitano est en passe de devenir une « Autorité », une espèce de « statue du Commandeur », ce qui ne doit pas le satisfaire au plus haut point, lui qui aime tant casser son image en se tirant volontairement une balle dans le pied - cf. sa dernière trilogie en date, la « trilogie du double » (Takeshi’s, Glory to the filmaker !, Achille et la tortue), où il laisse le trublion Beat Takeshi prendre le dessus sur le Mr Kitano classieux qui lui a apporté fortune critique et gloire mondiale.

Mais, comme le dit le proverbe jacksonien « Ne jugez pas un homme tant que vous n’avez pas marché deux lunes dans ses mocassins », aussi il semble bien que Kitano, à l’instar du Japon, soit un curieux mélange entre modernité et tradition, ses Takeshi Gundan n’étant point des larbins à la solde de l’Empereur mais davantage des compagnons de route qui le suivent dans son aventure artistique et existentielle : « Je préfère qu’ils m’entourent. Car si je suis seul, je risque de faire des bêtises. De même que si je souffre d’insomnie, je peux leur demander de rester à mes côtés jusque tard dans la nuit, voire jusqu’à l’aube. Avec eux, je peux vraiment m’éclater. Ensemble, on parle fort, on fait du bruit, on peut se défouler. Nous passons beaucoup de temps ensemble. Je crois qu’ils apprécient notre esprit d’équipe. Certaines nuits, je m’endors dans le joyeux brouhaha de mes bruyants disciples éméchés. (…) Un jour, j’ai osé dire : " J’ai deux enfants certes, mon fils et ma fille, que j’aime, mais, parfois, je sens que j’aime les Gundan plus que mes propres enfants. " C’était également une façon de signifier que c’est également grâce à leur existence que ma famille peut manger. Les miens leur doivent aussi beaucoup. Si on me demandait de choisir entre ma famille et mes disciples, il se pourrait que je choisisse les Gundan ! », puis quelques pages plus loin - toujours au sujet de son plaisir à être agréablement accompagné – il ajoute : « Mince, si ma femme lit ça, elle va me tuer !  »

En y regardant de plus près, Kitano ne fait pas dans la demi-mesure, et c’est très bien comme ça : quand il cherche à atteindre le chef-d’œuvre il y parvient (Hana-Bi par exemple) et, quand il vise la panouille ultime à faire frémir d’envie Edward Wood Jr., « le plus mauvais cinéaste de l’histoire du cinéma », il y parvient tout autant - voir l’inqualifiable nanar, nippon ni mauvais, qu’est Getting any ? pour s’en convaincre ! Je comprends que certains puissent ne pas goûter son côté poseur, servi ces derniers temps par une puissante couverture médiatique, par ses grands écarts ainsi que par ses « suicides artistiques » ; des critiques parisiens à la vue de Glory to the filmaker ! s’étaient demandés comment Kitano pouvait tomber si bas. Mais, moi, justement, j’aime bien le « Také », rimant avec saké et ne pratiquant pas le grand Art avec l’esprit de sérieux et des trémolos dans la voix. Il me fait penser à l’esprit kamikaze des dadaïstes et à des plasticiens d’avant-garde inscrits dans la mouvance Fluxus. « Je ne fais ni de l’art pour l’art, ni de l’art contre l’art. Je suis pour l’art, mais pour l’art qui n’a rien à voir avec l’art. L’art a tout à voir avec la vie. » : je pense que Takeshi san pourrait faire sienne cette phrase de Rauschenberg. Le Kitano imprévisible, iconoclaste, provocateur, celui qui, en une fraction de seconde, peut comme Chaplin nous faire basculer du rire aux larmes, c’est là que se trouve selon moi le meilleur Kitano, à l’aise dans un art du montage qui manie interstices, césures, ruptures de tons et de styles avec audace. « Je reste un type absolument imprévisible » nous dit-il en page 297 de son autobiographie, je pense que c’est vrai : on vient à sa rencontre, et le lire, pour l’entendre parler de cinéma, de ses films, du Japon, ce qu’il fait, mais il peut également tenir de longues discussions sur l’art, sur l’uniformisation générale de la culture, sur les sciences, sur la politique française – qu’il semble très bien connaître, évoquant tour à tour Chirac, Royal ou Sarkozy - ou sur son engagement humanitaire en Afrique. Bref, Mr Kitano n’est pas un esthète enfermé dans sa tour d’ivoire mais un artiste-citoyen qui pense le monde, avec une vision personnelle des choses de la vie. Son cerveau, jonglant entre angoisse permanente (son visage est bourré de tics) et bouddhisme zen adepte de plages de détente (il peut partir dans de grands fous rires contagieux !), n’a pas dit son dernier mot pour nous surprendre encore et encore. Vivement son prochain opus.

* Les phrases citées proviennent du passionnant Kitano par Kitano, éd. Grasset, 2010. Et, pour mieux connaître l’artiste, je vous conseille aussi l’excellent documentaire de Jean-Pierre Limosin, Kitano, l’imprévisible, 1999, collection « Cinéma de notre temps ». Ici le lien pour la rencontre avec Kitano, par J-P Limosin & Basile Doganis : http://screenville.blogspot.com/2010/03/retrospective-kitano-paris.html

** Photos 2, 3 et 4 de l’auteur de l’article, Paris, © 2010.

 



1 réactions


  • pigripi pigripi 27 juin 2010 09:16

    Désolée, Kitano n’est pas ma tasse de macha, j’en suis restée à Tampopo, un film culte dans le monde comme au Japon que je préfère à Kurosawa que j’aime aussi beaucoup.
    Parlez-nous de Juzo smiley)

    Jūzō Itami

    Jūzō Itami (伊丹 十三, Itami Jūzō ?) est un acteur et réalisateur japonais, né le 15 mai 1933 à Kyōto, mort (suicide) le 20 décembre 1997 à Tōkyō. Il est fortement marqué par la défaite japonaise en 1945. Il commence sa carrière en 1960. Il est très populaire au Japon.


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