mardi 6 avril 2010 - par Bruno de Larivière

Bûcher froid

La récente réédition en format ’poche’ du best-seller de Tom Wolfe (« Le Bûcher des vanités ») fait replonger dans l’Amérique des années 1980. Banquiers et courtiers s’imposent au sud de Manhattan. Tout ce qui s’écrit aujourd’hui sur la crise du capitalisme dérèglementé semble avoir été recopié sur « Le Bûcher ». Petite mise en bouche...

 Le Bûcher des vanités date de 1987. Tom Wolfe sort cette année-là de l’anonymat grâce à ce best-seller. Il a cinquante-sept ans et le président Reagan achève son deuxième mandat. Les Etats-Unis ont tourné la page des années noires. L’ombre de la guerre du Vietnam s’est évanouie, et le soleil soviétique pâlit. L’industrie américaine continue de perdre en compétitivité, concurrencée par l’Europe et surtout le Japon. Mais les nouveaux Etats de la Sun Belt garantissent une reconversion vers les hautes technologies, les industries de pointe et les services. Ces périphéries dynamisent l’économie nationale, malgré quelques handicaps, comme la vulnérabilité aux cyclones en Floride par exemple (Mary veut s’y installer à tout prix). Le krach de Wall Street contredit néanmoins l’euphorie ambiante. Au soir du 19 octobre 1987, chacun comprend que New York première place financière mondiale n’est pas à l’abri d’un brusque revers de fortune [source].

Tom Wolfe se repaît au contraire de tout ce que l’Amérique cherche à oublier ou à cacher. Il veut montrer que l’homme ne se nourrit pas que de pain et que la réussite matérielle laisse insatisfait son personnage principal : homo economicus animal triste. Le système économique américain ne garantit en aucun cas l’accès à un niveau de vie standard, mais produit au contraire une société urbaine oppressante. Tout le monde se consacre corps et âme à son travail, mange sur le pouce un sandwich en guise de déjeuner, et part le plus tard possible du bureau. Le système économique, toujours selon Tom Wolfe, accentue les inégalités à l’intérieur d’une même aire urbaine. Entre Park Avenue et le Bronx, sur la même presqu’île de Manhattan, le fossé paraît tellement profond que les habitants ne se rencontrent jamais.

Ainsi, Tom Wolfe vise le refoulé de ses compatriotes. En cette fin des années 1980, rien n’aurait changé depuis les marches en faveur des droits civiques. Je place ici mon premier reproche. Que l’auteur doute des slogans reaganiens sur le retour de l’Amérique (au plan économique ou international) est une chose. Mais ses personnages noirs frisent la caricature simpliste : un pasteur arrogant et égocentrique entouré de fidèles idiots et en partie fanatisés, un dealer filou, une victime pathétique. C’est excessivement désespérant, et démenti par les faits. Dans les vingt dernières années, la situation du Bronx n’a guère changé [source] mais on note en revanche des signaux positifs dans un autre quartier noir, Harlem [source].

Sans oser l’annoncer franchement, Tom Wolfe flatte les préjugés d’un lecteur convaincu – consciemment ou non – que les Afro-américains demeureront toujours en marge de la société américaine, voués éternellement à jouer les figurants, dans des quartiers à la fois exotiques, inquiétants et proches. Il tait complètement l’émergence d’une middle class noire éloignée des clichés habituels... Les mêmes raccourcis glissés dans le film Blues Brothers (1980) instruisent davantage le spectateur. D’un côté, Tom Wolfe croit vraiment que le Bronx est une jungle mortifère. De l’autre John Landis prend un recul amusé. New York, les policiers, l’institution religieuse tenue par une mère fouettarde, le groupuscule nazi, la femme hystérique, les buveurs de bière amateurs de country : tout prête à sourire dans Blues Brothers [voir aussi]. Il est beaucoup plus facile de faire peur que de faire rire.

En fin de compte, le télespectateur ne sort pas moins instruit que le lecteur. Le Bûcher des vanités fait certes frissonner. Tom Wolfe abuse même de l’un des ressorts principaux de la littérature européenne du siècle qui le précède, la mise en scène de la noirceur métropolitaine : plus Zola et Barbey d’Aurevilly que Balzac, plus Dickens que Jane Austen. Au fond, il n’existe qu’un personnage unique, New York. Dans la gigantesque fourmilière, les insectes s’agitent, privés de tout sens commun. L’hyperbole décrédibilise finalement le roman. Là n’est pas l’inquiétude de l’auteur, probablement...

Au risque de décevoir les amateurs de résumé, je ne compte pas ici retracer le destin d’un agent de change spécialisé dans l’achat et la vente d’obligations d’Etat [au contraire de ce blog]. Dans l’un des passages savoureux du roman, la fille de Sherman McCoy lui demande comment il gagne sa vie. La question embarrassante l’est d’autant plus qu’elle intervient au milieu d’une réunion de famille. L’agent de change veut éclairer une fillette de sept ans avec des mots choisis, sans perdre la face devant sa femme et son propre père. Même s’ils se gardent de le blâmer ouvertement, ces derniers désapprouvent son orientation professionnelle. Comme il s’empêtre dans ses explications, sa femme imagine une métaphore audacieuse. Dans un gâteau d’anniversaire, quelqu’un coupe plusieurs parts, et Sherman – explique-t-elle à leur fille – distribue les assiettes à chacun des invités. Les miettes de la distribution lui servent de rémunération. L’intéressée assène ingénuement à son père agacé par la comparaison qu’au fond, il ne produit rien. C’est dur d’être une sorte de parasite !

Au fil des sept cents pages, Sherman McCoy tombe de son piédestal mais réussit à ne pas totalement sombrer : rédemption ? Ses certitudes sociales et économiques vacillent, et son couple se brise. Mais comme le malheur des uns nourrit le bonheur des autres, plusieurs personnages tirent profit de sa déchéance. Vanitas vanitatum omnia vanitas. Qui débarque dans Le Bûcher vierge de toute lecture classique, n’ayant jamais réfléchi sur les pièges de la vie (le pouvoir, les mondanités, l’argent, le sexe) y gagnera beaucoup. C’est un Bûcher froid car les braises ne réchauffent plus depuis longtemps le foyer...

Il me paraît néanmoins injuste de retirer tout mérite à Tom Wolfe. Vendu à des millions d’exemplaires, et porté à l’écran, son roman ne peut être rangé dans la catégorie des ouvrages mineurs. Je n’ai aucune compétence ni raison de dénier à l’auteur une velléité littéraire. Ses emprunts au journalisme n’ont gêné que les cuistres. Il faudrait au minimum que je me coltine la version originale. Le courage me manque. Tom Wolfe s’avère très incisif lorsqu’il dépeint les tics de langage de ses personnages. Ce n’est pas seulement pour s’attrister du broyage de l’anglais académique par des Américains dépeints comme incultes. On trouve aussi de multiples remarques sur l’importance de la langue comme marqueur social, facteur de différenciations immédiates. Ainsi, un habitant de Park Avenue comprend mal certains de ces concitoyens parlant un peu vite. Quand sa maîtresse originaire du Sud l’appelle, elle prononce Sheuhmeunn. « Elle avait ce type d’accent du Sud particulier où la moitié des voyelles sont prononcées comme des ’eu’ et l’autre comme des ’ails’ courts.  »

Je confesse volontiers ma jubilation en lisant une critique acerbe de la décoration intérieure comme hobby chic, du jeunisme qui oblige les femmes à la maigreur au point de perdre leurs formes, des hommes qui regardent leur menton dans la glace pour y déceler un signe de virilité ou qui tournent gâteux devant leurs filles déifiées. Mais pour soutenir l’allusion à l’autodafé décidé par Savonarole à Florence en 1497, bûcher dans lequel brûlèrent les objets de la coquetterie et du vice, il aurait fallu pousser davantage la réflexion sur le mal, son origine et ses manifestations. Le Bûcher des Vanités ne parvient pas non plus à une critique matérialiste de la bourgeoisie, car le roman s’achève sur la montée au firmament d’un journaliste qui représente la nouvelle upper class au lendemain de la chute de Wall Street : les médias à la place de la Bourse. Qui se souvient des scandales O.J. Simpson ou Monica Lewinsky y voit la preuve de la préscience de Tom Wolfe.

Le capitalisme dégage des élites, qui s’élèvent avant d’éventuellement disparaître, dans un mouvement sans fin. Tom Wolfe n’est cependant pas davantage anarchiste quand il décrit la police et la justice new-yorkaises emberlificotées dans des conflits d’intérêt et d’ego. Elles ne représentent pas un Etat inique. Les procès virent à la farce, à cause de juges bornés ou préoccupés par leur réélection, et d’avocats besogneux et obsédés par leur déclassement. Les policiers sont Irlandais et sots, à une exception près. L’auteur ne ménage pas au passage une méchanceté sur les catholiques, brûtes (Irlandais) fourbes (Italiens) ou socialement dangereux (Portoricains). Au même moment, le père Raphaël fonde pourtant sa mission dans le South Bronx [source]. 

En conclusion, Tom Wolfe se prononce en faveur d’une société inexistante. Les individus tracent leur propre destin séparément les uns des autres. Toute idée d’entraide ou au moins de convergence de situation lui échappe visiblement. Les bases de la société américaine ne méritent aucune considération, puisqu’elle servent au mieux à dissimuler de multiples turpitudes. En cela, on peut relire avantageusement Le Bûcher des vanités, comme un ouvrage de science-fiction. Le roman deviendrait une sorte d’enfer sur terre, dans le cas d’une Amérique qui raterait toutes les occasions de rebondir. L’auteur a été apprécié par tous ceux qui prédisaient l’éclatement des Etats-Unis à l’orée des années Clinton. Près d’un quart de siècle plus tard, l’apocalypse n’a toujours pas eu lieu...

PS./ Geographedumonde sur les Etats-Unis : Promenons nous dans les bois tant que le pavillon n’y est pas L’Amérique reste à conquérirSécession de rattrapageLa fin du capitalisme attendra encore un peu‘Le Nouveau Monde’, comme une ode à l’Ancien MondeClint casse la baraquePetits travers des grands travaux, Wild wild Midwest, l’approvisionnement électrique de la Floride, le vieillissement de la population dans le nord-est, le départ des mafieux new-yorkais, le pb des biocarburants ; sur la Californie (un, deux et trois).

Incrustation : Le Bûcher des vanités (Mollat)



1 réactions


  • fredo45 6 avril 2010 12:15

    Très très bon roman, je trouve, pour ceux qui aiment cette littérature américaine avec des auteurs qui connaissent leur métier et n’hésitent pas à prendre la société dans laquelle ils vivent à bras le corps. On part du bas (pleins de personnages très vivants) et on remonte tout en haut. Il n’y a pas un français qui sait faire ça, je crois (mais je serais heureux qu’on me détrompe).
    L’adaptation au cinéma, par contre, est vraiment pourrie de chez pourrie.


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