mardi 14 septembre 2010 - par Vincent Delaury

Ciao Chabrol !

La série noire pour le cinéma français continue. Après Laurent Terzieff, Bernard Giraudeau, Bruno Cremer et Alain Corneau, c’est au tour de Claude Chabrol (1930-2010), cinéaste de plus de 80 films (ciné et télé confondus), de passer l’arme à gauche. Chabrol, c’était un cinéaste à la fois intellectuel et populaire. L’oncle Chabrol, notamment grâce à ses nombreuses apparitions cathodiques au cours desquelles il se délectait à parler de ses différentes passions (la bonne chère, le polar…), était devenu une figure familière du petit écran, qu’il aimait beaucoup d’ailleurs, via son intérêt pour les téléfilms, qu’il affectionnait particulièrement, et pour certains jeux télé, dont Le Juste Prix, lui permettant de se pencher avec délice sur la nature humaine. Plein d’humour, l’œil malicieux, on se plaisait à l’entendre parler de tout et de rien. Lorsqu’on allait à sa rencontre pour une avant-première ou une reprise de l’un de ses films (comme par exemple une projection en 2001 de son film Les Bonnes femmes au cinéma l’Arlequin, Paris*), il pouvait alterner entre des discussions pointues très sérieuses (c’était un homme plein de souvenirs, d’anecdotes et doté d’une grande culture) et, à l’inverse, des interventions décalées, voire à l’emporte-pièce, ne manquant pas de faire rire toute l’assemblée. A l’écoute des gens, il ne se barricadait aucunement derrière l’attitude hautaine de certaines célébrités à l’ego surdimensionné ô combien risible. Avec ses grands yeux de hibou il vous regardait, vous écoutait, conversait, échangeait volontiers quelques mots, que ce soit avec un critique de cinéma (en l’occurrence ce soir-là avec Charles Tesson des Cahiers) ou avec un simple quidam ; se montrant curieux de tout, et de tous, en évitant œillères, jugements hâtifs et cases préétablies.

Cette façon d’ausculter l’humain, sans se voiler la face, c’est d’ailleurs ce qui rend son cinéma, imprégné notamment de Flaubert, d’Hitchcock et de Simenon, pas si facile à cerner. Certains auront tendance à le tirer vers le marxisme - une lecture du monde à travers la lutte des classes, pourquoi pas ! - pendant que d’autres y verront plutôt, via par exemple le personnage de l’Inspecteur Lavardin, un anarchisme que l’humour parvient à tempérer. Bien sûr, lorsqu’on évoque Chabrol, on le voit tel un sismographe des existences policées de la société bourgeoise provinciale. Ce qu’il est, via ses nombreux « polars provinciaux » (Poulet au vinaigre, Inspecteur Lavardin…) et sa foultitude de films (Le Boucher, Que la bête meure, Les Noces rouges, La Cérémonie…) trouvant leur décor, se transformant bientôt en jeu de massacre, dans nos chères provinces de France. Dans cette façon d’être virulent à l’égard de la bourgeoisie de droite, on aurait tendance à le ranger aussitôt à gauche, du côté des « petites gens », mais il pouvait aussi renvoyer tout le monde dos à dos, montrant non seulement les travers de la société bourgeoise hypocrite, plongée Au cœur du mensonge, mais également les bassesses populaires dans des films comme Les Bonnes femmes et La Cérémonie ou bien encore, ironiser sur la vaste mascarade de tout l’échiquier politique dans des films sociétaux : La Fleur du mal, L’Ivresse du pouvoir. Bref, pour Chabrol, le mal est partout, et la médiocrité humaine peut se loger n’importe où. Tessé, des Cahiers (n°609, 2006), déclarait ceci à propos de L’ivresse du pouvoir, librement adapté de l’affaire Elf : « (…) le film continue la micro-histoire de France entamée il y a presque cinquante ans par le cinéaste, une histoire du mal social. ». A noter que l’un de ses téléfilms s’intitulait Nul n’est parfait (1974). N’ignorant point la réversibilité des contraires : on peut aimer voir du bien dans le mal et du mal dans le bien), Chabrol s’appliquait bien volontiers ce Nul n’est parfait, assumant, comme on le sait, avec bonhommie, sa série de nanars des 60’s : Le Tigre aime la chair fraîche (1964), Marie-Chantal contre docteur Kha (1965) et autres Tigre se parfume à la dynamite (1965) ! Voilà, Chabrol, c’est certainement ça (« une histoire du mal social »), plus deux ou trois choses encore. Car, accrochez-vous, on peut aussi décrypter ses divers opus à travers l’art culinaire : lire le bouquin amusant préfacé par Jean-Luc Petitrenaud, Chabrol se met à table (Larousse, 2009), pour s’en convaincre ! Pâté de la mère Chaunier du Beau Serge, ragoût de mouton de Que la bête meure, fricandeau à l’oseille des Fantômes du chapelier, lamproie à la bordelaise de La Fleur du mal, pintade au chou de Bellamy (2009, son dernier film) : tout y passe pour approcher le cinéma chabrolien côté cuisine et ainsi se mettre à table en revoyant ses films servis à la façon des plats, petits ou grands.

Fils de pharmacien, licencié ès lettres, Claude Chabrol commence par faire ses armes dans la critique, au sein de la revue Les Cahiers du cinéma. Il fait partie, avec Godard, Truffaut et autres Rohmer, des « jeunes turcs » de la Nouvelle Vague s’opposant à un cinéma hexagonal académique style Qualité France  ; en gros, marre d’un cinéma de studio qui manque d’air et d’esprit aventureux. Avec l’argent d’un héritage, il réalise en 1958 son 1ier long métrage, Le Beau Serge, avec Gérard Blain, qui inaugure vraiment le début officiel de la Nouvelle Vague. C’est moins l’histoire à proprement parler qui marque les esprits que la façon dont le film a été mené à bien : le tournage à Sardent – bourg de la Creuze où le cinéaste a passé une partie de son enfance – a été peu coûteux, parvenant à échapper aux normes économiques dispendieuses du cinéma français d’alors. Toujours avec Gérard Blain, et fort du succès public et critique de son premier film (Le Beau Serge, 1958, Prix Jean Vigo), Chabrol rencontre de nouveau le succès avec Les Cousins, film bénéficiant des dialogues ciselés de son complice et scénariste Paul Gégauff. Ours d’or à Berlin en 1959, il s’agit là certainement de l’un de ses meilleurs films. Opposant un provincial travailleur (Blain) à un noceur urbain invétéré (Brialy), un rat des champs à un rat des villes, Les Cousins montre la société du pouvoir avec ses injustices, ses mains sales et ses jeux d’argent. Après ça, son film Les Bonnes femmes (1960), souvent incompris, est un échec. Ce qui n’empêche point Chabrol de continuer son petit bonhomme de chemin.

Assurément, sa grande période est celle des années 70. C’est là qu’il est à son meilleur pour décrire les profondeurs de l’âme humaine et faire, dans la France provinciale des 60’s et 70’s, une étude de mœurs sans concession, sur fond de jeu de société, de maux croisés et d’un Mal difficile à cerner. Sous le vernis des apparences de la bourgeoisie française se cache une sauvagerie latente, prête à exploser. Les bons films, avec la complicité d’acteurs solides (Yanne, Audran, Piccoli, Duchaussoy…), s’enchaînent : Que la bête meure (1969), Le Boucher (1970), Les Noces rouges (1973) ; avec le temps, je pense qu’il faudra réévaluer un film comme L’Enfer (1994), bénéficiant du formidable je(u) tourmenté de François Cluzet. Dans le traitement implacable des faits divers (crimes, adultères…) où, à l’occasion, le cinéaste se fait moraliste, Chabrol est à son affaire : son Landru (1962) est intéressant et sa Cérémonie (1995), tirée du fait divers des sœurs Papin dans les années 30, passionnante – à mes yeux son meilleur film. Fidèle à ses actrices (Chabrol demeure un grand filmeur de femmes), il tournera 23 fois avec sa compagne Stéphane Audran et 7 fois avec Isabelle Huppert : Violette Nozière, Une affaire de femmes, Madame Bovary, La Cérémonie, Rien ne va plus, Merci pour le chocolat et L’Ivresse du pouvoir. Dans le contemporain, ou les époques récentes, Chabrol est à son aise mais, dans certains films « historiques » comme son très moyen Madame Bovary (1991), son cynisme a du mal à se déployer dans l’univers réaliste et lyrique de Flaubert, la poésie de celui-ci n’étant pas sa tasse de thé. Les costumes, les accessoires en veux-tu en voilà, la volonté de Huppert de montrer qu’elle maîtrise à fond son sujet, et qu’elle domine son personnage, il y a quelque chose dans ce film qui ne fonctionne pas. Chabrol est un très bon narrateur, un excellent directeur d’acteurs, mais il n’a jamais été un esthète - cf. sa moquerie affichée sur les plateaux TV à l’égard du sublimissime Mort à Venise de Visconti. Mais ce n’est pas grave. Qui a dit que l’on devait toujours réussir un film ? Et l’oncle Chabrol, dans sa filmographie foisonnante, en a réussi suffisamment de bons, s’apparentant à de véritables « précis de décomposition » de la société, pour qu’on lui accorde le droit au film raté ou à la décontraction du nanar. 

* Photo de l’auteur (polaroid ©, portrait de Claude Chabrol, Paris, 2001).

 

 



4 réactions


  • juluch 14 septembre 2010 14:24

    salut l’artiste, il restera ton oeuvre.........


  • Surya Surya 14 septembre 2010 21:06

    Après François Truffaut, que je vénère littéralement, qui est décédé en 1984 pour mon plus grand malheur, et Eric Rohmer, parti en janvier dernier, que j’apprécie mais que je connais moins bien pour l’instant, voila le grand Chabrol que j’aime beaucoup qui disparaît. Encore une page du cinéma français qui se tourne, encore un représentant de la « Nouvelle Vague » qui tire sa révérence. Quelle filmographie en tout cas ! Bravo Monsieur Chabrol !


  • ZEN ZEN 19 septembre 2010 09:50

    Bonjour
    Merci pour l’éloge mérité
    Je joins le mien


  • ZEN ZEN 19 septembre 2010 09:51

    Ou celui-ci, moins « familier »...


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