mercredi 11 janvier 2006 - par Argoul

Contre la pensée en noir et blanc, la part d’ombre

Michel Maffesoli a commis, il y a trois ans, un iconoclaste petit livre, tout comme je les aime. Avez-vous remarqué combien sont intéressants les gens qui ne sont pas « politiquement corrects » ? En cinq chapitres philosophiques, mais lisibles par tous, l’auteur retrouve dans la pensée occidentale ce qui n’a jamais quitté la pensée orientale : l’entièreté de l’être (titre du chapitre 4). François Mitterrand, le politique complexe, l’homme dont la vie est un roman, a commis nombre d’erreurs, car il n’était pas « Dieu », contrairement à sa marionnette, mais je lui rends hommage. Le « mal » est dans l’homme, il est nécessaire de « faire avec », de chevaucher le tigre, pour éviter les illusions de l’idéalisme, les austérités mortifères comme les « tu dois » autoritaires. Car « il n’y a rien de pire que ceux qui veulent faire le bien, en particulier le bien pour les autres. Il en est de même de ceux qui « pensent bien ». Ils ont l’irrésistible tendance à penser pour les autres et à leur place. Caparaçonnés de leurs certitudes, le doute ne les effleure pas. Du coup, la vie, en sa complexité, leur échappe. » p.11

Chien_johann_sfar_le_chat_du_rabbin_1_20 « Très précisément, ce livre veut indiquer une tendance de fond de la vie postmoderne : la liaison organique du bien et du mal, du tragique et de la jubilation. Etonnant paradoxe, c’est en acceptant le mal, sous ses diverses modulations, que l’on peut trouver une certaine joie de vivre. Amor fati nietzschéen devenant un « amour du monde » pour ce qu’il est. Amour de la nécessité empiriquement vécu et qu’il faut, donc, s’employer à penser. » p.23

Etre contre la pensée unique, contre le dressage du « j’veux voir qu’une tête ! », c’est être contre le monothéisme symbolique selon lequel il n’y a jamais qu’une seule voie « croyante », « scientifique » ou « possible ». La religion, le scientisme marxiste ou jacobin, le discours technocratique économico-libéral (pas vraiment « libéral » au sens originel), disent la pensée unique, l’autoritarisme de la Parole autorisée. Quand les Français allient leur idéalisme à la discipline, cela donne l’Eglise catholique, la Cour de Versailles, le Comité de salut public, le militarisme napoléonien, les hussards noirs et les colons de la 3e République revancharde et le Parti communiste. « Le bien est, en effet, la justification ultime du messianisme judéo-chrétien. Les théories de l’émancipation et l’universalisme modernes qui en sont les derniers avatars reposent, aussi, sur ce principe de base. C’est en son nom que les diverses inquisitions firent leurs basses oeuvres. C’est en son nom que furent perpétrés tous les ethnocides culturels, et justifiés les impérialismes économique et politique. C’est en son nom, également, que l’on décrète ce qui doit être vécu et pensé, comment on doit vivre et penser, et que l’on déclare tabou telle manière de vivre ou tel objet d’analyse. Cet universalisme fut la justification de tous les colonialismes, des ethnocides culturels qui ont été la marque de l’occidentalisation du monde dès la fin du 19e siècle. » p.12 Le pays de la laïcité et de la libération des peuples garde sa « peur de l’ombre ». « Cette hantise s’inaugure dans l’acte fondateur biblique : « Dieu sépara la lumière d’avec les ténèbres ». C’est cela même qui va servir de base à la dualité structurelle que l’on retrouvera, théoriquement puis pratiquement, dans la culpabilité chrétienne, puis à son tour dans la « séparation » hégélienne ou la coupure freudienne. Ce rejet de l’entièreté de l’être permet, dans la tradition en question, d’évacuer le tragique de la condition humaine. » p.45 « Dans la théorie augustinienne, le mal n’a pas de réalité en soi, il n’est qu’une « privation du bien ». C’est à partir de cette dénégation que s’élaborent les théories faustiennes qui ont conduit à la société aseptisée, érigeant aujourd’hui le « risque zéro » en idéal absolu. » p.47Maffesoli_prt_du_diable

Mais l’époque change les Français comme les autres. Subtilement, sans faire de bruit, avec l’air du temps, d’où nos anachronismes brusquement révélés par des mouvements sociaux ou économiques, non « pensés » par la doxa des intellos (rave, révolte des banlieues, gestes antiscolaires, start up et OPA, loft et Star Academy, nouvelles religiosités). « A ce prométhéisme moderne est en train de succéder la figure, plus complexe, de Dionysos. Hédonisme ambiant. Sauvagerie latente. Animalité sereine. Là encore, d’une manière furieuse ou calme, mais toujours têtue, la personne plurielle s’affirme. La personne composée (« Je est un autre »), antagonique ». » p.16 Et voilà bien l’enjeu de la mutation postmoderne, reconnaître la « part du diable », savoir en faire bon usage afin qu’elle ne submerge pas le corps social.

La réduction à l’unité, le monothéisme, l’individu, l’Etat et sa fameuse « raison », l’administration, ont fait émerger un homme moyen moderne, statistique. Il n’existe pas, personne ne l’a rencontré, il n’est qu’une réduction abstraite, un artefact d’une pensée du « non ». « La raison dogmatique peut, veut, promulguer, imposer l’unité. Les sentiments, les affects nous ramènent, quant à eux, à la turbulence, à l’inconfort de la multiplicité. A sa richesse aussi. En tout cas à sa réalité. » p.145 « La duplicité, l’ambivalence, l’ambiguïté, peuvent être comprises comme autant de manières de dire le polythéisme ou la polysémie de la personne plurielle et de l’ensemble communautaire. Dans ce dernier cas, c’est le « oui » qui prévaut. » p.159

Ce « polythéisme » symbolique se rencontre dans la vie « réelle », la vie vécue et populaire, celle de tous les jours, où les humains ne sont pas formatés, robotisés, mais fantasques, curieux et capables de changer d’avis. Les contes, l’art baroque, la plupart des poètes (dont ceux qui chantent), certains romanciers (Malraux, Houellebecq), la réflexion stratégique à l’ère de la bombe atomique, font redécouvrir le tragique de la vie. « Il accorde droit de cité à ce qui est, et non à ce qui « devrait être ». Cet équilibre n’est nullement unanimiste mais conflictuel, en tension permanente, un équilibre enraciné. Il reconnaît, en effet, pour reprendre une thématique pascalienne, que l’ange et la bête sont intimement liés et qu’à trop accentuer l’un de ces pôles, l’autre ne pourra que ressurgir. » p.50 A l’opposé de l’esprit classique, rationnel, mécanique, réducteur, fonctionnel, le baroque est fait de conjonctions, synergies, élans. « Le rappel de la mort, sa mise en scène baroque, indiquent que sur le long terme, l’échec est inéluctable, que la finitude est là. Mais cela ne manque pas de donner une forte intensité à ce qui est vécu, pour lui-même, à un moment donné. Sentiment tragique de l’existence (?) qui, dès lors, se méfie de la thématique du pouvoir. Pouvoir sur l’homme, pouvoir sur la nature. Pouvoir domestiquant l’un et l’autre. Ce qu’est le prométhéisme, le titanisme de la modernité » p.61

Nietzsche a eu l’intuition que la civilisation grecque était un équilibre sans cesse renouvelé entre Apollon et Dionysos. « Le propre du tragique, qui traduit bien la présence d’un mal indépassable, tient, essentiellement, à la force de l’altérité, c’est-à-dire au fait qu’en chaque chose, en chaque situation, il y a son contraire. Contraire qu’il est impossible de nier ou de dénier. Certes, on peut le stigmatiser, s’employer à le marginaliser et à le relativiser mais, fût-ce sous forme de l’ombre, il est là. » p.75 Les Chinois l’appellent Ying et Yang. « Eros est l’archétype de l’imperfection, de l’équilibre conflictuel, d’une soif de l’altérité taraudant tout un chacun et chaque chose. » p.76 « L’« enfant éternel » bruyant, cruel, généreux, non-conformiste, renaissant, n’est plus une question d’âge mais bien une attitude, un état d’esprit, un « situationnisme » se généralisant, de proche en proche, dans l’ensemble des générations. » p.18 Les jeunes, sur l’exemple étranger, vivent cet état d’esprit comme « naturel », il se diffuse peu à peu, avec l’avancée des générations, dans l’ensemble des pratiques sociales, allègre et barbare comme Rimbaud. C’est une « sorte d’apocalypse joyeuse, assez sereine, mettant à bas les valeurs d’économie propres au « bourgeoisisme », ce temps de la modernité, socialiste ou libérale, faisant confiance à cette trinité laïque qu’est le Progrès, la Raison et le Travail. » p.62 « Le mythe de « l’enfant éternel » contamine, de multiples façons, toutes les manières d’être et de penser. Le culte du corps, le souci diététique, la déification de la nature, le syncrétisme philosophique ou religieux, l’écologie de l’esprit s’expriment à tous les âges et dans toutes les classes sociales. Mettant en jeu ce que j’ai appelé une « raison sensible », ces phénomènes, en n’abdiquant rien de l’esprit, privilégient l’expérience, l’interactivité, les sens humains, toutes choses constitutives de la « socialité ». » p.193

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« Et l’on voit bien ce que ce pluriel induit de dangerosité, ambigu qu’il est par essence. Rien n’est sûr, établi, sans risques. Tout est en devenir. D’où les expressions multiples, les essais et erreurs inhérents à toute aventure existentielle. Le bien et le mal deviennent flous ou plutôt s’interpénètrent. » p.198 C’est ce qui fait peur à une génération vieillissante, formée aux classiques raisonnables, élevée dans le culte du fonctionnariat et sous l’ombrelle hégémonique de l’Etat-Providence. Tels ces commentateurs du blog qui ne peuvent écrire qu’ils « apprécient » sans préciser aussitôt que, pour plein de choses, ils ne « sont pas d’accord ». Mais qui le leur demande ? Une morale transcendante ? Il n’y a qu’une pensée totalitaire pour envisager que les humains soient des clones bien formatés, bien conformes, bien sages ! Si les lecteurs trouvent des idées qui les stimulent, que diable leur importe d’être « d’accord » ? Ou cette autre qui approuve une personnalité politique (de gauche) de débaptiser une place dédiée à un écrivain (apprécié de François Mitterrand) mais collaborateur pendant la guerre. Au nom de quelle « morale » hors histoire ? Que sait-elle, cette personne, de cette époque ambiguë et complexe (où il a eu si peu de résistants) ? Faudrait-il brûler en place publique Platon, pour elle, sous prétexte qu’il possédait des esclaves ? Quand le petit ego est à ce point content de soi et persuadé de sa Vérité d’époque, le stalinisme n’est pas loin. Et hop ! On retouche les photos de groupe ! Il y en a autant à droite : quand il n’y a qu’une pensée unique, experte et élitiste, le fascisme d’Etat se rapproche. Relisez donc Orwell !

A bas les cabots, vive l’incorrect ! « Cette figure de l’altérité est une sorte de compensation. Sans elle, le pouvoir politique deviendrait vite totalitaire, le savoir dogmatique, la doctrine religieuse inquisitoriale, l’art académique, les moeurs intolérantes, les institutions sclérosées. C’est cela l’archétype du « fripon » : il favorise la rébellion ponctuelle, il suscite l’hérésie libératrice, il dynamise la création artistique, il permet la marginalité fondatrice. En bref, il secoue l’institué. » p.126 Michel Maffesoli ajoute une touche nouvelle : « Cet enrichissement par le sensible est à mettre en rapport avec une forme de « féminisation » du monde. J’entends par là le retour de caractéristiques communes que l’on retrouve, tout à la fois, chez l’homme et chez la femme, caractéristiques que le patriarcat dominant de la tradition judéo-chrétienne avait, durablement, marginalisées. » p.234 « En relation avec un paganisme diffus, celui du localisme, de la valorisation du terroir et de ses produits, celui de l’épiphanisation du corps et de l’hédonisme qui en est son corollaire, on peut parler d’un retour du culte de la magna mater, cette Grande Mère qu’est la Terre et la vie. C’est la prééminence de la déesse mère dont les cultes, tribaux, ont précédé, et ont été évincés par l’universalisme de celui d’un Dieu unique, et de son avatar profane : l’intellect. » p.236 Beaucoup de choses intéressantes pour penser le mouvement contemporain sont dans ce livre. Ce n’est pas chez les Tartuffe qu’on les trouvera jamais !

Michel Maffesoli, La part du diable, Flammarion 2002

Les bulles sont tirées de la bande dessinée de Johann Sfar, Le chat du Rabbin, Dargaud 2002




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