Dans l’ombre de Bach : les cantates de Christoph Graupner
Dans l’ombre de Bach se situe Christoph Graupner (1683-1760) dont on redécouvre petit à petit l’extraordinaire catalogue qui contient pas moins de 2000 ouvrages (1418 cantates religieuses et 24 profanes). Nous savons qu’il est né en Saxe occidentale, qu’il fit des études de droit et qu’il fut élève de Johann Schelle (1648-1701) et Johann Kuhnau (1660-1722). Après un passage fructueux à Hambourg, il devint en 1711 Maître de chapelle de la cour à Darmstadt. C’est à cette époque que se réfère tout le programme du présent disque. L’histoire retiendra surtout la date de 1722 où à la suite d’un différend, Graupner postula au poste vacant de Cantor à Leipzig. Telemann fut le premier choix pour cette position mais il avait préféré un poste mieux payé à Hambourg. Une fois le poste obtenu, le landgrave Ernest-Louis de Hesse-Darmstadt (1667-1739, portrait ci-dessous) ne l’entendit pas de cette oreille et décida d’une hausse de salaire afin de conserver Graupner. Bach fut finalement choisit Cantor à Leipzig en 3ème choix. Ainsi Graupner termina sa carrière au service de la cour de Hesse-Darmstadt. À la fin de sa vie, il fut atteint de cécité et mourut en 1760.
L’omniprésence des cantates de Bach dans la réception posthume et la pratique d’exécution actuelle cache une grande partie de ce qu’était la musique d’église baroque allemande. Comme il est très justement noté dans le livret, les expérimentations de Bach de sonder les limites de toutes les possibilités combinatoires est un cas particulier qui se heurta après 1730 aux idéaux de l’époque : la compréhension et la clarté.
Avec Graupner, nous sommes dans une autre optique : encourager la piété par la précision émotionnelle, satisfaire les connaisseurs sans toutefois exiger trop les amateurs. Toutefois, les cantates de Graupner restent d’un langage élevée et intellectuel, loin de la limpidité d’un Telemann. Par exemple, le goût de Graupner pour les effets dramatiques et la description efficace des émotions attestent qu’il possédait des expériences de musicien de scène mais aussi de compositeurs d’opéra, comme l’indique la deuxième moitié des du début des années 1700 passées à Hambourg et Darmstadt. Les quatre cantates enregistrées ici, dont trois en première mondiale, furent les premières composées à Darmstadt et reprennent tout ce contexte favorable du début des années 1710.
Le disque s’ouvre sur la cantate « Angst und Jammer » aux accents sombres en sol mineur, et dont l’air d’ouverture rempli de chromatismes et de pièges harmoniques est une sorte de lamento dans lequel la soprano Miriam Feuersinger montre d’emblée la connivence qu’elle entretient avec cette musique, et tout le potentiel dramatique de l’écriture de Graupner. C’est le deuxième extrait proposé dans la vidéo en fin d’article, accompagné du début autographe de la partie de chant.
Mais peut-être encore plus intéressant est la cantate « Ach Gott und Herr » qui clôture le programme. Cantate écrite intégralement avec un hautbois obligé, tenu admirablement par Xenia Löffler, et dont à ma connaissance il n’existe pas d’équivalent tant chez Bach que chez d’autres compositeurs. En effet, à côté des 3 récitatifs d’écriture plus classique qui jalonnent l’oeuvre, le hautbois apparait dans le choral d’entrée, l’aria central et l’aria final. Si le choral laisse délicieusement un caractère en suspens - le violon jouant une mélodie élégiaque que le hautbois reprend lorsque la soprano vient à son tour ponctuer le choral des mêmes notes initiales du hautbois - c’est l’aria central qui fait forte impression par la cantilène expressive de ce même hautbois venant renforcer le discours richement orné de la soprano. Quelle force dans cette plainte tout au long interrompue par une basse orageuse, et quel théâtre : la cantate d’église baroque semble sortir tout droit de l’esprit de l’opéra allemand ! Afin de laisser à découvrir j’ai décidé de n’inclure que le choral de départ dans la vidéo jointe en bas d’article.
Comme souvent dans les concerti et sonates allemands de l’époque, c’est le mouvement de conclusion qui a le plus de poids avec ses contrastes sonores et ses changements de tempo. Et cela coule de source à l’écoute de « Vertosse doch dein Erbteil nich », tiré de la cantate « Furcht und Zagen » et dernier extrait proposé. Voilà en à peine 6 minutes la parfaite illustration de la complicité entre les membres du Capricornus Consort Basel, dirigé depuis son violon par Peter Barczi, et Miriam Feuersinger. Chaque cadence - et la courte improvisation qui l’accompagne - semble un moment de grâce.
Rarement élogieux, je n’ai pas peur de dire que tout est révélation dans ce disque : il en va du programme aux interprètes. Ces oeuvres sacrées sont robustes, d’une trempe indéniablement forte, touchant à la fois le coeur et l’intelligence et qui se révèlent une synthèse admirable de style dramatique, de gravité pieuse et d’élégance. Et servies par un ensemble et une soprano qui laissent une impression d’évidence ; précision, cohésion, justesse, expression, beau chant. Un disque entre enchantement et recueillement à conseiller les yeux fermés.
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Christoph Graupner (1683-1760) : ”Himmlische Stunden, selige Zeiten”
Cantates, extraits :I. Kantate "Ach Gott und Herr" GWV 1144/11 : Choral "Ach Gott und Herr"
II. Kantate "Angst und Jammer" GWV 1145/11 : Arie "Angst und Jammer"
III. Kantate “Furcht und Zagen” GWV 1102/11b : Arie "Verstosse doch"Miriam Feuersinger
Xenia Löffler, hautbois
Capricornus Consort Basel
Peter Barczi, direction2014 Christophorus