samedi 14 février 2009 - par Argoul

David Ignatius, Une vie de mensonges

Nous voici dans l’actualité mondiale chaude, la lutte contre Al Qaida, décrite par un journaliste réputé du Washington Post. Sauf qu’il a quitté son costume d’observateur pour écrire une histoire, dans cette veine inventée aux Amériques qui rapproche le roman du cinéma : le thriller. Vous allez frissonner, étudier, vous passionner. Loin du crâne d’obus et des épaules de catcheurs trop souvent de rigueur dans ce type de roman populaire, loin du style patriotard et technologique affectionné outre-Atlantique, ‘Une vie de mensonges’ met en scène une véritable intoxe. Du livre, paru en 2007, a été tiré un film avec Di Caprio et Crowe, intitulé ‘Mensonges d’Etat’. Le roman est vendu désormais sous jaquette avec ce titre, mais vous ne le trouvez référencé sur les librairies en ligne que sous le titre ‘Une vie de mensonges’.

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L’intoxe est aux services de renseignement ce que la poésie est à la littérature, un raffinement élaboré, une partie d’échecs, le caviar d’une vie de l’ombre. D’autant que l’on arrive assez vite à ne plus savoir qui manipule qui, qui lance le mieux la poudre aux yeux, qui est le poisson dans l’eau du moyen-orient. Cette région du monde depuis le plus longtemps civilisée est en effet un carrefour d’ethnies, de mœurs et de cultures dont la cohabitation a forcé la finesse. L’arabe a même un mot ancien pour intoxe : la taqiyya, le mensonge de combat. Que deviennent des Américains directs et balourds, habitués à la morale tank et aux arguments bulldozers ? Faut-il aller la Bible d’une main et le Colt dans l’autre dans cette région subtile ? Peut-être faut-il avoir une hérédité arabe pour comprendre – ou peut-être pas. Le tropisme américain est bien sûr la ‘nature des choses’ et le destin héréditaire, ce n’est pas nouveau.

Ignatius est plus analyste qu’homme d’action et son thriller peine à démarrer. L’exposé de la situation et des protagonistes prend beaucoup de temps et il n’est pas sûr que le lecteur français marche à l’opposition trop binaire du couple ‘executive’ et du couple ‘passion’. Gretchen est la légitime, brillante juriste organisée évoluant à Washington ; Alice est l’outsider, intello-progressiste humanitaire auprès des enfants palestiniens. Comme dit volontiers le Gamin, ils sont « trop », on n’y croit pas. Le héros lui-même, au curieux nom de Ferris, est abonné à la CIA depuis tout gosse, déjà champion de lutte au collège, aujourd’hui chef de station en Irak. Il est l’inventeur de l’intoxe racontée ici, après lecture d’un récit de renseignement anglais de la Seconde guerre mondiale. Autrement dit une histoire née d’une histoire, elle-même… Ferris tire un peu trop vers le type ‘super-héros’, tellement à la mode depuis Reagan. Mais le véritable héros du livre n’est-il pas au fond Hani, le raffiné et subtil renard à la tête des Moukhabarat jordaniens ? Ignatius a en effet la propension intello-démocrate (ou ‘campus contre la guerre au Vietnam’) de déprécier tout ce qui est Américain au profit de la région dont il est devenu spécialiste par amour : le Proche-Orient. Avec toutes les contradictions d’une naïveté ‘trop’, tel ce pique-nique en Jordanie, entre amoureux de la civilisation musulmane, qui comprend – mais oui ! - vin et cochon « en vue de la citadelle des croisés » ! (p.246) Difficile de faire plus cucul quand on s’affiche comme « spécialiste » de la région et « amoureux » de la culture arabe… D’où mon américanement à ce passage.

A moins que ce ne soit un clin d’œil pour les lecteurs au second degré. Ignatius affecte en effet l’humour dans certaines pages. Il décrit assez drôlement les néo-sites radicaux créés de toutes pièces par des arabisants à Washington pour attirer les terroristes potentiels et piéger leurs communications. On y apprend à distinguer ce qui est haram (strikt verboten !) de ce qui est seulement makrouh (pas bien mais…). Gros exemples, la sodomie ? – makrouh ; la masturbation ? – makrouh ; les rapports oraux ? – makrouh si on n’avale pas. Bill Clinton avait eu la même réponse concernant la fumée de cannabis…Mais la poignée de main d’un homme avec une femme ? – haram ! haram ! par Allah, que Dieu (béni soit Son Nom) nous garde de tout contact avec le sexe impur et aguicheur ! Bien sûr, tout cela authentique, tiré directement du site de l’ayatollah Sistani (p.237). L’auteur n’est pas journaliste pour rien.

C’est pourquoi, si l’action manque un peu (sauf au dernier tiers), la documentation est détaillée et fait les délices de qui veut pénétrer un peu les arcanes de cette guerre de l’ombre. L’adversaire est archaïque, fanatique et insaisissable. Mais ne vous en faites pas : si vous arrivez au bout, vous serez époustouflés par les successifs coups de théâtre !

David Ignatius, Mensonges d’État ou Une vie de mensonges (Body of lies) 2007, Odile Jacob octobre 2008, 413 pages.

Le film ‘Mensonges d’État’ de Ridley Scott, adapté du livre, sorti en novembre 2008




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