De l’analogisme au naturalisme. Un Occident entre ténèbres et lumières ?
Dans son maître livre publié chez Gallimard, Par-delà nature et culture, l’anthropologue Philippe Descola expose un essai de classification des visions du monde adoptées par les sociétés humaines occupant la surface de cette terre. D’après l’auteur, fort convaincant dans sa démonstration, la vision occidentale n’a rien de nécessaire, et ne résulte que d’un choix opéré depuis deux ou trois siècles. Selon Descola, les « visions du monde » se déclinent selon un axe double, celui des intériorités et celui des physicalités. D’un côté, le monde de l’âme, de la conscience, du sujet, et de l’autre, le monde de l’agir, des matérialités, de la technique. La classification s’effectue selon qu’il y a une continuité ou une discontinuité dans des deux domaines du réel, ce qui fournit quatre possibilités parmi lesquelles deux nous intéressent de près. Ce sont l’analogisme, vision en vigueur dans la Grèce antique, puis jusqu’à la Renaissance en Europe, mais aussi en Chine depuis les origines ; et le naturalisme, option particulière opérée par les occidentaux en concomitance avec la naissance de la science moderne.
L’analogisme se fonde sur une discontinuité entre les intériorités et les physicalités. De ce fait, la pensée savante s’efforce de reconstituer un ordre, une cohérence, à travers notamment des similitudes et des hiérarchisations. En ligne de mire, l’ordre cosmique et la grande chaîne de l’être. Juste quelques rappels. La médecine de Galien (période hellénistique) est fondée sur cette idée d’un univers vivant composé de parties fonctionnant selon des principes de sympathie. L’arbre de Porphyre participe de cette classification hiérarchique basée sur une épistémologie des identités et des différences (lire son fameux « compendium », l’Isagogê). Plus tard, l’alchimie et la cosmologie, arabe au Moyen Age puis occidentale à la Renaissance, constitueront des ordres de connaissances subordonnés à la vision analogiste de la nature et du cosmos (la hiérarchie des intelligences angéliques en est une illustration). Et puis, la rupture advient.
Le naturalisme opte pour une continuité des physicalités mais une discontinuité des intériorités. Cette décision est lourde de deux conséquences majeures. En premier lieu, les hommes se considèrent comme un ensemble formé d’individus partageant une intériorité commune qui les différencie d’une Nature privée des attributs de l’intériorité. D’où une séparation entre les non humains et les humains, de laquelle découle entre autres choses la distinction, spécifiquement occidentale, entre nature et culture. En second lieu, la continuité matérielle est ce qui a rendu crédible l’arraisonnement des forces naturelles par l’homme autant que la mise en place d’un calcul effectué sur les forces et les énergies. Selon Descola, le changement de regard sur le monde a précédé son exploitation, et non l’inverse comme on pourrait le penser. Cette thèse est plausible, mettant en amont de l’ordre des opérations l’ordre des consciences. S’agissant de science, une topique similaire se présente. Contrairement à ce que l’opinion admet, c’est la technique qui a permis la science, et non l’inverse. Alors que l’un des ressorts fondamentaux fut certainement le désir, autrement dit une libido non pas des sens mais de l’action. Désirer mesurer, maîtriser, la technique étant associée à une intentionnalité du désir.
L’histoire de la modernité sait ce qu’il en fut de ce processus ayant conduit les sociétés vers une vision résolument anthropocentrique. Même si les prémisses se situent au XVIIIe siècle, le grand basculement s’opère après la Révolution industrielle du XIXe siècle.
La société devient étrangère à une nature dont elle se sert et qu’elle transforme, pour devenir un milieu continu (contigu) partout utilisable par les actions techniques de l’homme. Par le biais des interfaces technologiques, le monde physique devient accessible à toute opération visant à l’analyser, à le sonder, le maîtriser, le rationaliser, le calculer, le bricoler et ceci, selon les volontés humaines qui, cependant, sont soumises au dispositif juridique régi par la Loi. Le monde est devenu un champ d’action, la notion de champ spécifiant une étendue qui, en tout point, se prête à l’opération technique.
Cette transition de l’analogisme au naturalisme ne soit pas faire oublier le second processus majeur en Occident, désigné, selon le sens qu’on veut lui accorder, comme sécularisation, mort de Dieu, désenchantement. Il est important à ce stade de bien différencier l’analogisme médiéval théocentrique de l’analogisme extrême-oriental cosmocentrique. L’Occident est une civilisation dont la religion repose sur la foi en un Dieu personnel qui, selon la révélation consignée dans les Ecritures, s’est incarné pour vivre les souffrances humaines. Ce Dieu, au sommet du dispositif hiérarchique de l’analogisme médiéval, était promis à une métamorphose dès lors que l’Occident allait basculer dans le naturalisme. Dans cette vision ordonnée autour de la continuité des intériorités, Dieu avait sa place, dans la mesure où il pouvait partager avec l’homme les attributs de la subjectivité. C’est d’ailleurs ce rôle que lui firent jouer les philosophes du XVIIe siècle, Descartes, Leibniz et Spinoza. Mais c’était sans compter le fait que Dieu ne possède pas de physicalité et donc, au fur et à mesure de la montée en puissance des techniques et de l’anthropocentrisme, Dieu a été progressivement exclu de la vision du monde des modernes.
Mais le jeu des intériorités et physicalités ne s’est pas stabilisé. Si on assimile le monde physique et le monde technique, conçu comme un champ d’opération, alors l’extension de ce champ dans les infiniment grands, petits et complexes, conduit à forger la vision d’un monde qui progressivement, ne peut plus se soustraire à cette investigation physique, celle-ci devenant tellement efficace qu’au bout du compte, ce monde devient homogène, uniquement constitué de physicalités. Certes, cette tendance n’a pas encore traversé l’opinion publique, mais dans les milieux scientifiques, quelques figures connues se sont lancées dans un programme de naturalisation de la conscience. Pas de quoi s’inquiéter, après tout, les scientifiques peuvent bien dire ce qu’ils pensent du cerveau, ils ne feront pas disparaître la saisie du vécu par les sujets humains. Néanmoins, le processus de montée en puissance des technologies est de nature à ensorceler des esprits au point que, peu à peu, ceux-ci finissent par ne plus considérer l’humain que comme un élément de plus de ce continuum physicaliste et technologique.
On ne sous-estimera pas le risque d’une pensée physicaliste hégémonique qui, comme tout matérialisme, suggère quelques idées totalitaires à quelques gouvernants enclins à organiser scientifiquement la société. Il faut également mesurer ce que pourrait représenter la perte du sentiment d’appartenance à une communauté d’individus partageant une intériorité. La question est double. L’existence vouée aux physicalités (matérialités) est susceptible d’appauvrir l’esprit, affaiblissant de ce fait l’intensité de l’intériorité, ce qui induit de proche en proche cette misère symbolique dont fait état Bernard Stiegler dans ses derniers livres. D’où désaffection, perte de l’intériorité individuante et désaffectation, perte du sentiment d’appartenance à un collectif, une communauté de partage ou de destin, peu importe.
à suivre... peut-être, une question : comment va finir le naturalisme ?