mercredi 22 décembre 2010 - par Vincent Delaury

Entretien avec Tito sur la BD

Lundi 20 décembre 2010, alors qu’un manteau de neige recouvre toute l’Ile de France, Tito me fait le plaisir de m’accorder un entretien chez lui en banlieue parisienne pour nous parler de son nouvel album, Les Carnets de Laura, paru fin septembre 2010 aux éditions Casterman. Tito, né le 4 mai 1957 près de Tolède (Espagne), est un auteur de bandes dessinées connu pour des séries telles que Jaunes, Soledad et Tendre Banlieue. Dans son dernier album BD, Les Carnets de Laura (éditions Casterman), 20e épisode de Tendre Banlieue, Tito fait le portrait d’une jeune fille de 12 ans, Laura, qui confie ses attentes et ses inquiétudes dans un journal intime : elle se soucie notamment pour son grand frère Hippolyte dont le mal-être adolescent passe par le binge drinking, à savoir l’« hyper-alcoolisation ». Avec le talent qu’on lui connaît, Tito trouve un juste relais entre réalisme social et pudeur des sentiments pour décrire cet âge de tous les possibles qu’est l’adolescence. C’est à propos de ces Carnets de Laura, plus deux ou trois choses encore, que j’ai eu envie de m’entretenir avec lui. 

Tito, quel est votre parcours ?

La bande dessinée c’est une passion. J’ai commencé la BD quand j’étais tout petit. Etant Espagnol, quand je suis arrivé en France j’ai découvert le français par le biais de la bande dessinée, notamment en allant lire dans les bibliothèques. Comme j’aimais écrire et dessiner à la fois, je me suis dit que ça allait être un jour mon métier. Mes parents ont trouvé ça très amusant mais m’ont dit - « finis tes études d’abord et après on verra ». J’ai commencé à m’orienter vers une voie plus précise, au lycée j’ai choisi l’art graphique. Je suis alors rentré au Lycée de Sèvres où j’ai créé le fanzine Cyclone dans lequel j’ai publié mes premières BD. C’était un lycée pilote et la plupart des enseignants étaient eux-mêmes professionnels de la matière qu’ils enseignaient. J’ai appris la photo avec un professeur qui était lui-même photographe. J’ai touché à tout : de la tapisserie à la typographie ; c’était avant l’ère de l’ordinateur. J’ai une formation plutôt orientée vers la publicité. Je suis rentré dans une agence de pub qui était d’ailleurs tenue par un ancien de cette école. Voilà, j’ai commencé d’abord dans le graphisme publicitaire. 

Tito, c’est un pseudo, d’où vient-il ? D’où venez-vous ?

Je suis Espagnol, je m’appelle Tiburcio de la Llave, je porte le prénom de mon grand-père qui était pour moi une idole car c’était un Républicain qui avait connu beaucoup de choses pendant la guerre civile en Espagne. Quand on s’appelle Tiburcio en Espagne, on dit souvent « Tiburcito », et donc Tito est la contraction de mon prénom. D’ailleurs, mes amis m’ont toujours appelé comme ça et, quand j’ai été amené à signer mes BD, j’ai trouvé plus facile de choisir « Tito » plutôt que de mettre mon nom, plutôt à rallonge, et qui est difficile à prononcer. Et c’est l’idée que les gens qui lisent mes albums peuvent devenir mes amis et m’appeler comme mes proches le font ordinairement. Voilà, c’est pour la facilité du nom à retenir et parce qu’on m’a toujours appelé comme ça.

Comment êtes-vous passé de la pub à la BD ?

La pub, pour moi, était vraiment quelque chose de provisoire et c’était un travail que j’espérais le plus court possible. Je ne regrette pas d’être passé par des agences car ça m’a permis d’apprendre à me discipliner pour respecter des délais. En BD j’ai la réputation de toujours respecter mes délais et c’est peut-être un héritage de la publicité. Quand il le faut, je suis capable de bosser 10-12 heures par jour pour respecter les deadlines. Pendant deux ans et demi, j’ai mis de l’argent de côté en m’étant fixé de tenir au moins 6 mois pour me consacrer entièrement à la bande dessinée et qu’il en sorte quelque chose. C’est ce que j’ai fait, j’ai donné ma démission dans l’agence de pub dans laquelle je travaillais et puis voilà j’ai commencé très vite à présenter mes planches aux éditeurs, j’ai eu la chance d’être édité assez rapidement. Après, le reste a suivi. Maintenant, ça fait plus de 30 ans que ça dure et j’ai donc eu du rab ! Si ça devait s’arrêter demain, j’ai déjà eu plus que je n’osais croire et espérer au départ. 

Des adolescents de Tendre Banlieue aux petits villages espagnols de Soledad : d’où tirez-vous votre inspiration ? Vos sujets ?

Avant ces deux séries-là dont je suis aussi le scénariste, j’ai commencé par la série Jaunes. Je faisais uniquement le dessin car le scénario était écrit par Jan Bucquoy. Pour ce qui est de Soledad et de Tendre Banlieue, ces deux séries sont complémentaires. L’une, Soledad, parle de ma culture espagnole : je parle de la vie rurale dans les villages en m’inspirant d’un village de Castille qui n’est autre que ma terre natale. Bien que je l’aie appelé Soledad, ce n’est pas un village qui existe. Soledad veut dire solitude en espagnol et c’est aussi le prénom d’une femme. Je l’ai gardé parce que je trouvais plus poétique d’appeler le village comme ça plutôt que par son vrai nom. Pour l’autre, Tendre Banlieue, c’est parce que je suis arrivé avec mes parents à l’âge de 6 ans en région parisienne. On a habité à Issy-Les-Moulineaux puis dans différentes communes des Hauts-de-Seine. Pour Soledad, je me suis inspiré du décor familial de mon enfance où je retourne souvent pour retrouver ma famille. Pour Tendre Banlieue, il s’agit de mon décor quotidien. Donc les deux sont complémentaires car, quelque part, les deux se rejoignent. Avec Soledad, je voulais aller au-delà des clichés. Non, l’Espagne, ce n’est pas que la corrida, la paella et le flamenco ! (Rires) Je voulais montrer que l’Espagne ce n’est pas que ça, donc j’ai montré un côté plus intime (les petites histoires personnelles, l’Espagne de mes grands-parents, la guerre civile, etc.). Tendre Banlieue a commencé à paraître en octobre 82 et, déjà à l’époque, quand on parlait des banlieues, c’était toujours négatif. Avec un côté péjoratif associé au terme banlieue. J’ai alors mis un peu Tendre Banlieue par provocation. Puis, surtout, c’est pour dire que c’est l’âge tendre de l’adolescence dans un milieu urbain. En regroupant les deux (urbain + vie quotidienne des jeunes), ça donne Tendre Banlieue. J’y vis. Je n’ai pas dessus un regard façon reportage TV à sensation. 

Il est vrai que le 92 est loin d’être la banlieue la plus difficile. Néanmoins, pour certains, la banlieue c’est forcément « la racaille qui brûle les voitures ». Si on vous dit ça par rapport à Tendre… Banlieue, vous répondez quoi ?

Je dis à ces gens-là qu’ils éteignent un peu leur télévision et qu’ils se promènent dans les rues en banlieue. Il ne faut pas se laisser manipuler par les médias très… médiatiques. Effectivement, il existe des cités dangereuses, avec de tels problèmes que des personnes y expriment leur mal-être par une violence parfois extrême, dépassant le raisonnement. Heureusement, pour la plupart des gens qui vivent en banlieue, il n’y a pas que ça. Dans mon quotidien, je rencontre des gens qui me disent « bonjour » dans la rue et à qui je réponds. Je ne change pas de trottoir, je les salue et ils font de même. Il y a une certaine façon de vivre les uns avec les autres qui n’est pas pire qu’ailleurs. On constate que, quand il y a un fait divers avec une violence exacerbée dans Paris, on ne dira pas « Paris est invivable ». Par contre, un fait divers qui se passera dans une cité particulière de banlieue, on généralisera et on dira - « la banlieue est terrible ». Ca, ça m’agace. Heureusement, ceux qui vivent en banlieue et qui suivent mon travail ont l’air d’approuver ma présentation de la banlieue, ils s’y retrouvent. La preuve en est leur fidélité, celle-ci attestant que ma vision n’est pas si naïve ou erronée que ça. Je parle aussi du chômage, de la drogue, de l’incommunicabilité, mais je parle des choses noires dans des proportions raisonnables.

Appel au calme (2000) est, me semble-t-il, le seul album où vous parlez ouvertement de la discrimination raciale et de la violence urbaine. Là c’est des thèmes qu’on pourrait aisément retrouver dans un reportage TV…

Il fallait bien qu’un jour j’en parle aussi parce qu’il ne faut pas se voiler la face. Enfin, précisons que la violence, ce n’est pas la 1ère fois que je l’évoquais, car il existe aussi une violence psychologique - ou de la difficulté à exprimer ses émotions - que je traite souvent. Dans Appel au calme, j’ai voulu parler de la violence gratuite et stupide d’un acte raciste qui va très loin. Pas pour en faire du spectaculaire ou du racoleur, hélas plus vendable. Ici, c’est juste un fait divers que je traite qui dure 5 ou 6 pages sur une histoire de 46 planches et tout le reste de l’album est là pour discuter de la violence et de ses dommages collatéraux. La réflexion peut toujours apporter beaucoup de points positifs à notre façon de vivre en communauté et au quotidien. En même temps, je ne suis pas naïf, je suis conscient d’un quotidien très difficile pour certains mais ce n’est pas propre à la banlieue. Dans des villages par exemple du fin fond de l’Est de la France, si les gens n’ont pas de travail, ils sont en état de crise et le vivent mal, c’est normal, ce n’est pas propre à la banlieue. Bref, j’évite de stigmatiser trop les banlieues car c’est une tendance actuelle qui me gêne.   

C’est avec Okapi que vous avez commencé en 1982 Tendre Banlieue. Ce magazine, pour les 10-16 ans, recherchait des histoires miroirs de l’adolescence. C’est comme ça qu’est venu votre intérêt pour les adolescents ? Car ça fait maintenant 30 ans que vous vous consacrez au monde des ados !

Oui, en même temps, j’avais commencé au départ des séries dites « adultes » bien que je fasse attention aux étiquettes. Jaunes était écrit par Jan Bucquoy, un prof de philo qui s’était mis à faire de la BD. C’était de la politique-fiction, elle avait même été interdite en Belgique : on avait eu des problèmes avec la censure. C’est une histoire étiquetée adulte, dans le bon sens du terme ; non pas adulte parce qu’érotique mais parce qu’elle avait un contenu difficile d’accès. Il y avait une maturité dedans. Soledad est venu tout de suite après, j’y parlais de la Guerre d’Espagne, c’est plutôt un sujet adulte et on m’avait déjà collé une étiquette qui m’agaçait. Or Okapi avait remarqué mon travail dans Soledad, notamment dans La Rébellion (l’école du village devait fermer parce que manquant d’élèves et donc pas assez rentable), où les villageois soutenaient les jeunes pour que l’école soit maintenue. J’avais donc dessiné des adolescents parce que j’avais montré un monde scolaire. Okapi avait alors remarqué que j’avais une façon de représenter l’adolescence qui n’était pas évidente car c’est un âge difficile à retranscrire en BD. C’est plus facile de dessiner un enfant ou un adulte car, pour l’adolescence, il faut faire des visages qui ne sont pas tout à fait formés, il ne faut pas non plus les infantiliser. Si on fait un trait de trop, on vieillit l’ado et on lui donne 10 ans de plus, il devient alors adulte. Okapi m’a proposé de montrer des ados en me donnant en effet comme mission de développer des histoires miroirs du quotidien de l’adolescence. C’était arrivé au bon moment car je voulais casser mon étiquette d’auteur un peu sulfureux de Jaunes. Et ça me permettait aussi d’élargir mon lectorat. J’ai commencé par Virginie. A ma grande surprise, j’ai reçu en 1982-83 des lettres par centaines. C’était avant Internet. Des ados s’adressaient à moi comme si j’étais leur grand frère. Ils me parlaient des problèmes avec leurs parents, me demandant des conseils sur le divorce et autres. Ils avaient trouvé quelqu’un qui était à leur écoute. Leur confiance m’a stimulé. Au départ, je ne pensais pas en faire toute une série. J’ai fait un 2e album (Le Grand frère) qui parlait du divorce. Je n’ai pas un personnage récurrent mais j’ai trouvé un titre générique (Tendre Banlieue) qui allait me permettre de parler de l’âge dit tendre ou ingrat. 

Vous étiez un ado comment ?

Moi, j’ai eu la chance d’avoir une adolescence plutôt heureuse. Je n’ai pas vécu une enfance difficile. Mes parents m’ont laissé beaucoup de libertés. Je pense que j’étais un ado romantique, à fleur de peau. Toutes mes histoires de Tendre Banlieue sont des fictions, aucune n’est mon histoire personnelle. Cependant, il y a forcément une part de moi dans chaque personnage. Là, j’arrive au 20e album et je garde toujours la capacité à rentrer dans mes personnages. Je dois garder en moi, et je le dis sans aucune honte, une part d’adolescent attardé. Ca me garde jeune ! (Rires) 

Quand vous rentrez dans un établissement scolaire, comment trouvez-vous les adolescents d’aujourd’hui ?

Ils évoluent de toute évidence. Ce ne sont pas les mêmes. Ils changent, les codes ne sont plus les mêmes. Mais ils ont tous et toujours, et heureusement d’ailleurs, la même fragilité, le même côté rebelle. Même si parfois ils s’expriment avec une violence qu’ils n’auraient pas utilisée avant dans leurs expressions langagières ou gestuelles. C’est aussi dû au fait que les médias leur donnent des images d’eux-mêmes qu’ils calquent et qu’ils savent mimer. Maintenant, il y a un côté « tribu » beaucoup plus marqué qu’avant. Tous ces signes me passionnent, c’est toujours des sources d’inspiration inépuisables. Quand j’en rencontre dans les médiathèques ou les collèges et lycées, c’est vrai que je privilégie beaucoup ce type de rencontres, ça me nourrit énormément. Être près d’eux, c’est important pour l’auteur réaliste que je suis. Ne pas se contenter de rester chez soi à accumuler de la documentation mais être également sur le terrain, entre les murs.

Je vous ai vu une fois dans une cantine d’école et au sein d’une cité scolaire, vous êtes à l’affût des bonnes formules. Vous demandez aux professeurs ou aux élèves si on peut dire telle ou telle chose. A la cantine, vous aviez remarqué les couteaux à bouts arrondis (qui ne coupent pas !), et une prof vous avait alors expliqué que c’est pour faire en sorte que les élèves ne se blessent pas. Une grande observation et retranscription des détails, c’est important pour vous ?

Oui. Mais là, je pense que c’est une déformation professionnelle. C’est propre à tout auteur ou scénariste qui veut faire une histoire inscrite dans le réel, le quotidien. Si je faisais de la SF, je n’aurais pas besoin d’être observateur à ce point car ce genre-là permet toutes les évasions possibles. Ce qui est difficile avec une histoire sociale qui doit respecter des normes, c’est de trouver une sorte d’universalité. Aussi, même quand je suis en vacances, j’observe tout le temps. Plus jeune, je voulais être journaliste, mais journaliste d’investigation. Être témoin de son temps, de notre époque. Il y a toujours chez l’être humain, même chez le plus mauvais, quelque chose à tirer. Je suis curieux de mes frères et de ce qui nous entoure.

Comment obtenez-vous ce réalisme ?

Il m’arrive de m’inspirer de gens réels. Je m’inspire également de vrais décors. Je fais des reportages photos. Souvent, dans mes albums, je montre de vraies architectures. Par exemple la cité-jardin de la Butte-Rouge à Châtenay-Malabry, elle existe bel et bien. Ceux qui ne connaissaient pas la Butte-Rouge et qui voyaient mon album Le Tournage (1991) me disaient – « attendez, il faut regarder la TV, cela n’existe pas une banlieue comme ça aussi verdoyante avec des immeubles de trois étages couleur saumon  ». Et si, elle existe ! Je m’inspire de la réalité. On peut ne pas accepter ma vision de la banlieue, je peux le comprendre aisément, mais celle que je représente existe puisque je m’appuie sur la réalité et sur une documentation très précise. 

Vous qui faites de la BD qu’on peut dire à tendance pédagogique, sans être pour autant moralisatrice, auriez-vous aimé être professeur ? Avez-vous déjà enseigné ?

Non, je ne sais pas si je serais capable d’enseigner : être toute une année avec un même groupe et avoir la patience de toujours leur apporter quelque chose. J’admire les profs qui réussissent à tenir une tension sur toute une année. D’autant plus que certains gamins peuvent être cruels. Je tiens à préciser que je ne conçois pas mes BD dans une optique pédagogique. Elles ont forcément des détournements possibles. Par exemple, en Allemagne, des enseignants allemands qui enseignent le français utilisent mes albums comme livres solaires parce qu’ils se sont rendus compte que leurs élèves, allemands, rentrent plus facilement dans leur enseignement de la langue grâce au côté attractif du dessin et des récits mis en images. Si mes BD contribuent à la lecture, tant mieux, j’en suis même ravi. Mais, au fond, je me sens proche d’un Ken Loach, sismographe avec humour du réel. Je ne souhaite pas que mes histoires croulent sous un didactisme pouvant être pesant. Mon souhait, c’est de trouver des histoires universelles qui touchent toutes les tranches d’âges. Des adultes me lisent toujours et viennent me dire qu’ils me lisaient également lorsqu’ils étaient ados. Si j’ai continué Tendre Banlieue c’est que le rendez-vous des lecteurs était toujours là, 30 ans après. Une chose importante à savoir, dans les CDI et bibliothèques de collèges, la bande dessinée est présente, il y a de plus en plus de titres et de la diversité. Tendre Banlieue est là et ça me réjouit. Pourtant, elle n’est pas très médiatisée. Je n’ai pas le projecteur de la télévision braqué dessus, je n’y passe pas. Ce qui est fort c’est que des ados choisissent de me lire et ont envie de lire toute la série, c’est assez mystérieux pour moi, et j’en suis très fier car on ne peut pas forcer un adolescent à lire telle ou telle chose. C’est son choix, il le fait librement. 

Quels sont vos maîtres en bande dessinée ? Vous m’aviez dit un jour avoir rencontré Jirô Taniguchi (L’Homme qui marche, Quartier lointain). C’était à quelle occasion ?

Mes toutes premières BD étaient des Tintin, des Astérix. Hergé m’impressionnait beaucoup et je me souviens avoir recopié à 9 ans un album de Jo & Zette. C’était La Vallée des cobras, j’avais mis mes propres personnages mais j’avais recopié l’ensemble dans un grand cahier avec des crayons de couleurs. J’admire aussi Franquin. Petit à petit, j’ai été attiré par Jean Giraud. Je l’avais rencontré à 17 ans quand j’étais au lycée et que je tenais un fanzine, un magazine de fans. Il nous servait de prétexte pour aller voir des auteurs qu’on admirait. J’ai ainsi fait la connaissance de Bilal, de Druillet et de beaucoup d’autres. A l’époque, Giraud travaillait sur Angel Face et je trouvais ça extraordinaire. Il m’a beaucoup influencé. J’ai davantage travaillé mes dessins avec un encrage précis comme Giraud pour Blueberry. Paul Gillon avec Jérémie ou Les Naufragés du temps, eux aussi, ils m’inspiraient. Ce sont souvent des auteurs réalistes qui m’ont inspiré. Je reste tout de même très ouvert à plein de sortes de bandes dessinées. Par exemple je suis un grand admirateur de Franquin et du duo Uderzo/Goscinny pour Astérix. Quant aux mangas, j’en ai lus beaucoup. Un des auteurs que je préfère c’est Taniguchi. Je l’ai rencontré en 1991 sans savoir que c’était lui ! Casterman avait repris en albums la série Tendre Banlieue et, à Angoulême, sortait mon album Samantha. C’est Taniguchi qui avait demandé à me rencontrer. En 91 à Angoulême, c’était le Japon le pays invité. On sait que les Japonais ne se plaignent pas quand il y a un malaise, les organisateurs ont senti qu’il y avait quelque chose qui ne leur convenait pas, ils ont souhaité leur faire plaisir. A ce moment-là, les invités nippons ont dit qu’ils souhaitaient rencontrer des auteurs européens. Une liste des auteurs européens leur a été présentée – j’étais dedans. Un des auteurs japonais a souhaité me rencontrer et c’était Jirô Taniguchi. C’était une soirée des plus sympathiques car il y avait aussi Mœbius et Jodorowsky. J’ai parlé avec Taniguchi, je ne connaissais pas bien son travail. Lui, par contre, connaissait Jaunes et collectionnait mes albums ! Il était très sensible à ma représentation très détaillée des décors. On avait beaucoup parlé, de BD et de cinéma notamment. Je lui avais fait part de mon intérêt pour Ozu et ça avait beaucoup intéressé Taniguchi, à tel point qu’il en a parlé longtemps après à Frédéric Boilet, grand spécialiste des mangas.

D’où vous est venue l’idée du binge drinking (« intoxication alcoolique aiguë ») pour votre dernier album Les Carnets de Laura et pouvez-vous nous expliquer précisément ce que c’est ?

Je peux m’inspirer des journaux, des reportages, de ce que me racontent aussi les jeunes. J’étais tombé sur un article parlant du binge drinking : c’est une forme de passe-temps de plus en plus fréquent chez les ados et qui consiste à se soûler. L’idée est de faire des fêtes pour s’enivrer au maximum, histoire de dépasser les limites du raisonnable. Je ne voulais pas faire de ma BD quelque chose de moralisateur ou bien la transformer en un dossier lourd avec un didactisme trop appuyé. J’ai préféré raconter ce sujet via le journal intime d’une adolescente, d’où le titre Les Carnets de Laura. Cette jeune de 12 ans s’aperçoit que son frère lui échappe complètement et elle décide de raconter au quotidien ses états d’âme. Laura parle, entre autres, de son frère qui bascule dans l’alcoolisme. C’est aussi une histoire à tiroirs. Le fil rouge c’est l’alcoolisme mais il s’agit également de montrer comment une jeune fille passe de l’enfance à l’adolescence voire à l’âge adulte.

Dans vos albums, vous parlez bien des peines amoureuses, des élans sentimentaux, ou encore des non-dits et de la pudeur des sentiments chez les adolescents. Comment faites-vous ? Vous vous identifiez à eux ? Vous vous mettez à leur place ?

Je ne sais pas si j’arrive à me mettre à leur place. Ce serait prétentieux de dire ça. A mon âge, je suis très loin de l’adolescence ! Mais je pense que j’ai la chance entre guillemets que mon déracinement d’enfant émigrant vienne épouser le ressenti de plein d’adolescents. En France, je n’étais pas tout à fait Français, je ne m’appelle pas Dupont ou Durand ! J’étais à l’école le petit Espagnol qui avait de bonnes notes en français. On me jalousait et me traitait d’espingouin. A l’inverse, en Espagne, mes cousins me traitaient de Français et donc je me disais – je suis quoi moi ? Et ça, c’est un état de flottement, d’entre-deux, que l’adolescent connaît bien. Il n’est plus un enfant, il n’est pas encore un adulte. L’ado est en questionnement permanent sur la façon dont il doit se placer, se positionner, s’affirmer. Ma chance c’est de ne pas avoir pris ce déracinement de manière négative. J’en ai même fait une force. J’ai vécu d’une part l’adolescence mais, d’autre part, ce questionnement autour de l’identité du fait de mon déracinement. Et ça : appartenir à tel groupe, à telle tribu (cf. l’attrait des jeunes pour Facebook), c’est très adolescent comme comportement. Ensuite, il y a des choses qu’on ne contrôle pas. Une histoire que vous créez vous échappe et c’est le lecteur qui en prend possession. Tant mieux.   

Avec Les Carnets de Laura, vous avez changé la mise en couleurs de vos planches en adoptant des teintes aquarellées, aériennes. Le réalisme social est tempéré par de fines aquarelles. Pour ma part, je trouve ça plus joli. Pourquoi ce changement ?

C’est davantage venu d’un choix technique. Je n’utilise pas l’ordinateur. J’utilise le papier, le crayon, les encres. Avant, pour Tendre Banlieue, j’ai beaucoup utilisé les bleus. On fait un encrage en noir & blanc classique et on reproduit cet original sur un support en papier épais où l’on reproduit les couleurs à la gouache. Maintenant, ces techniques-là, à maîtriser, sont devenues de plus en plus difficiles. La qualité n’est pas satisfaisante. Comme je souffrais ces dernières années de voir comment mes couleurs étaient reproduites avec le bleu, j’ai choisi de me protéger avec une technique encore plus traditionnelle, avec ce qu’on appelle la couleur directe. En l’occurrence, avec Les Carnets de Laura, j’utilise l’aquarelle avec un dessin direct, sans intermédiaire. Car les fabricants de bleus ne sont pas aussi exigeants qu’il y a quelques années. Voilà. J’étais obligé de trouver une solution pour que mon travail imprimé reste fidèle aux planches originales. Mon prochain album laissera encore plus de place à l’aquarelle et au crayonné apparent, presque comme si on était dans une illustration mais ça me prend un temps fou, difficile à gérer.

Combien de temps vous prend la réalisation d’un album ? D’une planche ?

La réalisation prend de plus en plus de temps. Avant, un album me prenait environ une année. Pour Les Carnets de Laura, cela m’a pris 18 mois et demi. La couleur directe est plus longue à faire. Une planche, il faut compter au minimum 40 heures de travail. Je ne parle pas du scénario. Le scénario lui-même est difficile à chiffrer en termes d’heures. Certains scénarios me prennent des années de réflexion. Ca ne veut pas dire que je ne fais que ça, bien évidemment. Par exemple, l’album Le Prof (1996) qui parle du sida, ce sont des lecteurs qui m’ont demandé de traiter ce sujet. Comme c’était un fait sociétal majeur, j’ai pris le temps de penser à cet album, j’espérais d’ailleurs qu’un remède soit trouvé à la maladie. Dès 92, je me suis penché sur ce thème. Je parle moins de la maladie que du regard que les malades portent sur le malade. A partir du moment où j’avais trouvé cet angle-là, j’ai vraiment démarré. D’autres scénarios prennent moins de temps. Les Yeux de Leïla (1995), qui parle de l’illettrisme, en 15 jours j’ai écrit la trame de l’histoire. Des sujets viennent plus rapidement que d’autres d’autant plus que, pour ce sujet-là, j’avais beaucoup de matière (archives, documentations, articles de presse). 

Vous servez-vous de l’ordinateur ?

Oui, je m’en sers pour le traitement de texte, pour écrire, je trouve ça très bien. Et je m’en sers également pour retoucher mes planches, à savoir quand des pigments de couleur débordent sur les marges. Avant, on réglait ça avec de la gouache mais si c’était une couleur pétante, comme le rouge magenta, ça prenait un temps fou. Et là, avec l’ordinateur, on nettoie, c’est très efficace et rapide.

Vous travaillez dans un silence religieux ou bien aimez-vous qu’il y ait du bruit autour de vous ? Ou bien de la musique ? Et si c’est de la musique vous écoutez quoi ?

Ca dépend de l’étape du travail. Pour le scénario, c’est évidemment le silence religieux total. Il m’arrive d’aller au cinéma parce qu’en journée il y a trop de bruits autour de moi. Puis, je rentre et je travaille une bonne partie de la nuit. Silence total ! Pour le dessin et la couleur, c’est une autre forme de concentration, on peut désirer occuper le vide qu’on a autour de soi par du son ambiant. Soit je mets des émissions de radio, très variées, sérieuses ou divertissantes, soit je mets de la musique. Si c’est de la musique classique, j’adore Bach et Mozart, je trouve ça extraordinaire. Les grands musiciens étaient fabuleux, ils avaient quelque chose qui ne s’est pas perdue. Mais ça peut être aussi des chansons. Par contre, j’évite la musique rock ou le hard rock car j’aurais peur que mon pinceau obéisse au rythme violent donné par la musique ! J’ai tendance à écouter de la chanson plutôt douce, de Brel à Jonasz en passant par Dylan. En fait, ça dépend des périodes. 

Cette année, en septembre, vous m’aviez invité au Festival de cinéma, Paysages de cinéastes, au Rex de Châtenay-Malabry pour voir le film Le Dernier jour du reste de ta vie (2008) de Rémi Bezançon. Le cinéma est une source d’inspiration pour vous ? Vous y allez beaucoup ? Et quel genre de films appréciez-vous ?

Le cinéma est cousin de la bande dessinée. C’est un de mes loisirs préférés. Je peux y aller en pleine journée pour faire un break. J’aime beaucoup le cinéma anglais. Notamment Ken Loach. Les Anglais ont un humour particulier et une vision sociale pertinente. J’aime aussi le cinéma italien pour une période (comme L’Incompris, 1967, de Comencini qui parlait très bien du deuil), je suis assez ouvert. J’apprécie le cinéma espagnol mais j’en déplore l’absence sur les écrans français. En France, j’ai l’impression qu’on considère qu’il n’y a que Buñuel et Almodóvar, ils sont certes deux très bons cinéastes, mais on ne montre pas les films de Mario Camus, cinéaste espagnol que j’aime beaucoup. Il y a aussi Víctor Erice. L’esprit de la ruche est superbe et El Sur est un bijou. Dernièrement, j’ai beaucoup aimé Babel d’Iñárritu, un film d’une grande cruauté mais formidable. Ozu m’a beaucoup nourri également. 

Vous qui faites souvent des histoires qui tournent autour de la vie scolaire, vous avez vu des films récents qui traitent de l’école comme Les Beaux gosses, Entre les murs ou La Journée de la jupe ?

Bien sûr, je les ai vus. Ca me sert professionnellement. Je suis curieux de voir comment d’autres traitent des sujets que j’affectionne. Malheureusement, mes thèmes, on les rencontre moins en BD qu’au cinéma ou en littérature jeunesse. Dès qu’un film sort et parle de l’adolescence, je vais le voir, et si c’est un bon film c’est encore mieux. J’ai apprécié Entre les murs. Billy Elliot, j’aime beaucoup : ce film montre avec beaucoup de subtilité comment un jeune a des doutes mais arrive à affirmer ses choix en suivant sa route. Respiro, film italien, traite très bien de l’adolescence. Je pense aussi aux 400 coups de Truffaut. Et bizarrement, ce film, qui parle d’enfants de 10 ans, n’est pas considéré comme un film pour enfants bien que le fil rouge soit un enfant. Alors qu’en BD, dès qu’on montre un enfant, on a tendance à mettre l’étiquette pour enfant uniquement. Ca m’agace un peu. Il faut avoir une ouverture plus grande. Je trouve que la bande dessinée souffre davantage d’étiquettes que le cinéma. Le cinéma a plus d’avance que nous dans ce domaine-là. En BD, le cloisonnement est plus grand, dommage. 

Il y a de plus en plus d’expositions sur la BD (Vraoum, BD-Art contemporain à la Maison Rouge, 2009, Archi & BD – la ville dessinée à la Cité de l’architecture et du patrimoine, 2010, Mœbius. Transe-forme à la Fondation Cartier, 2010/11). Les avez-vous vues et que pensez-vous de l’entrée de la bande dessinée dans les musées ?

A partir du moment où la BD peut attirer des publics via des expositions de prestige et que cela entraîne que certaines personnes hostiles à ce genre-là revoient leurs copies je trouve ça très positif. Le côté musée est anecdotique pour moi, ce n’est pas nécessaire de sacraliser la BD ou de cultiver l’esprit de chapelle à son égard. Pas besoin de la mettre sur un piédestal. Quand j’ai l’occasion d’y aller, j’y vais. Par exemple, celle de Mœbius, je compte y aller, c’est clair que je ne la raterai pas. 

Une expo de vos BD, ça vous intéresserait à faire ?

J’ai déjà fait. J’en ai une en ce moment. La série Jaunes dont deux épisodes se déroulent dans la ville de Spa dans les Ardennes : il y a une rétrospective dans leur musée d’œuvres en rapport avec la ville, et mes planches y sont. J’avoue que je conçois avant tout mes histoires pour l’objet album. Je m’adresse à des lecteurs. Après, dans un musée, on ne montre que des fragments, on ne peut pas vraiment lire debout. Une expo est utile à partir du moment où c’est une vitrine. C’est une mise en avant très positive, notamment lorsqu’on présente mes planches dans un cadre scolaire, ça permet à de jeunes lecteurs de découvrir ma BD, c’est donc un plus. 

L’autre jour, je parlais à un critique d’art qui m’affirmait que la BD, c’est bien dans les livres, mais qu’on ne peut pas l’exposer sur un mur car le dessin ne tient pas, le trait ne bouge pas (sic). J’ai trouvé cette affirmation absurde. D’autant plus qu’il y a une dimension plastique forte chez certains (Pratt, Bilal, Mœbius, etc.) et une virtuosité graphique évidente chez des pointures comme Franquin ou Alberto Breccia. Bref, trouvez-vous que les mentalités évoluent à l’égard de la BD ou non ?

Un peintre fait une peinture pour être exposée. A la limite, il vaut mieux ne pas voir une reproduction, ce qui compte c’est l’original. Tandis qu’une BD, elle, est destinée à la reproduction. Son objectif principal c’est de raconter une histoire, elle est donc destinée à une reproductibilité technique afin d’être lue par le plus de monde possible. Ce qui fait souffrir c’est quand une reproduction n’est pas fidèle. Moi, je n’hésite pas à aller voir le photograveur, à être derrière lui. D’ailleurs certains apprécient car on s’intéresse à ce qu’ils font, ils sont flattés. En même temps, je fais ça parce que je tiens à ce que mon travail soit respecté. Une expo dans un musée, ça peut être utile pour apprécier la qualité du dessin original. Et si c’est bon, qu’importe que ce soit un dessin de bédéiste ou d’artiste peintre. Pour autant, quand vous voyez un tableau de Picasso, tout est là, rien n’est perdu. Quand vous voyez une planche de Giraud, par exemple tirée de Blueberry, elle est certes formidable mais, à la limite, elle est incomplète car c’est juste un fragment d’un album. L’atmosphère est là parce que l’album permet ça. C’est tout de même l’album l’aboutissement.

En même temps, il existe une esthétique du fragment. Chez Rodin par exemple, s’inspirant des vestiges gréco-romains. On peut voir un pied d’une sculpture antique et s’en contenter parce que notre imagination travaille pour inventer le reste… 

C’est vrai aussi. Un auteur de BD a bien compris cela, à savoir le fait d’exposer la BD, c’est Bilal. Il ne fait plus des bandes dessinées comme avant, il fait carrément des peintures. Il les scanne. Il montre une œuvre qui se suffit à elle-même et qui peut être vendue après, c’est aussi l’un des objectifs, ne l’oublions pas. Il vend un tableau. Et après, son album, n’est qu’une reproduction de différents fragments mis côte à côte, c’est assez étrange comme pratique, et pourquoi pas. Donc, là, il ne pense plus l’album mais il pense la peinture ou la BD comme une série de collections. 

Certains originaux de BD atteignent des sommes astronomiques dans les ventes aux enchères. Une gouache de Tintin en Amérique (1932) s’est vendue en 2008 à 764 000 € et, en 2007, chez Arcurial, une toile de Bilal intitulée Bleu Sang (1994) est partie à 176 910 €. Enki Bilal se félicitait de ces prix atteints car, d’une certaine façon, ça contribuait à légitimer la BD en tant qu’art. Dans l’idée qu’il n’y a ni art mineur ni art majeur mais qu’il y a art ou pas. Qu’en pensez-vous ?

Oui, il a raison. La BD, c’est bien le 9e art. Il y a des illustrateurs en bandes dessinées qui valent de loin des peintres actuels dont certains alignent des croûtes au centuple. Le monde de l’art est un monde très particulier que je ne connais pas très bien. Aussi, je ne veux pas trop m’aventurer, je dis ça plutôt de manière instinctive. Mais, bien entendu, c’est légitime. Si des gens mettent des sommes importantes pour les obtenir c’est qu’ils ont compris que ça valait le coup d’avoir des œuvres de BD originales chez soi. C’est vrai qu’avoir une planche originale de Giraud chez soi vaut de loin un tableau qui serait vendu à prix égal. Moi, je n’hésiterais pas à prendre l’original signé Giraud. J’ai vu, au Grand Palais notamment, des roughs originaux pour des films d’animation de chez Disney, qui relèvent d’une virtuosité exceptionnelle. Le dessin est d’une force extraordinaire. Après, il y a aussi peut-être un engouement. Bon, mais c’est vrai que dans les originaux de BD il y a parfois des surprises formidables car la reproduction d’un original peut être très mauvaise. Ce qu’il faut éviter ce sont les barrières, le talent c’est le talent, point barre. Si des gens depuis des décennies arrivent à rêver en suivant une succession de cases et d’ellipses qui raconte une histoire, ce qu’est le processus de la BD, c’est qu’il y a bien quelque chose derrière et, à l’œuvre, le talent d’un auteur de construire un récit captivant. Ce n’est pas donné à tout le monde de faire ça. Ca mérite bien d’être un peu reconnu. 

Vous, ça vous dirait de vendre des originaux ? Vous accepteriez ?

Je ne refuse pas. J’en ai offerts quelques-uns. Mais il faut du temps pour les trier. Il y a un esprit pour gérer ça et cette démarche ne me concerne pas tellement. Ca ne me paraît pas essentiel. Bref, je ne suis ni pour ni contre et je ne saurais pas par où commencer. Récemment, j’ai prêté des planches pour la Belgique, à Bruxelles, et pour la ville de Spa. Mais ça m’a pris du temps pour les choisir. Il y a des planches qui sont associées à ma vie. Qu’elles soient bonnes ou moins bonnes, je passe 40 heures dessus. Il se passe des choses dans une vie en 40 heures. Je m’y attache. Laquelle vendre ? Donner ? Je trouve l’exercice difficile. 

Vous avez un blog (http://lesbddetito.blogspot.com/) qui a environ deux ans d’existence et, depuis deux mois, une page Facebook (http://www.facebook.com/pages/Tito-auteur-de-BD-La-page-officielle/103300423053452?ref=sgm). Pourquoi ?

En fait, ça s’est fait à la demande des lecteurs. Les adolescents me demandaient – Monsieur, vous n’avez pas de blog ? Je disais non et ils me prenaient pour un Martien ! Ce qui m’amuse c’est que quand j’ai fait le blog on m’a dit - Mais maintenant c’est Facebook le nec plus ultra. Le blog, j’en suis content, c’est un prolongement pour mes lecteurs qui ont un suivi après leur lecture d’un de mes albums. Ils consultent régulièrement mais mettent peu de commentaires. Pendant que je fais mon travail, des lecteurs viennent me lire sur le blog, c’est un lien que je trouve fort sympathique. Facebook ? Une jeune fille qui appréciait mon travail avait créé un groupe Tito Tendre Banlieue et certains s’adressaient à moi en pensant que j’étais à l’initiative de ce groupe. Ne voulant pas qu’ils croient que j’avais un support auquel je ne donnais pas suite, j’ai préféré créer ma page officielle pour éviter les malentendus. C’est tout nouveau. Je trouve ça sympathique. Ca crée du lien. Attention, c’est bien moi qui leur répond, et non pas une attachée de presse, j’y tiens. Entre eux, ils parlent, il y a un effet boule de neige intéressant. 

Vous aimez rencontrer vos lecteurs et lectrices ? Avez-vous une anecdote amusante ou éclairante à nous raconter ?

Ca me paraît essentiel d’être sur le terrain si on parle des adolescents. On ne peut pas que se documenter. J’écoute leurs remarques, j’observe leurs attitudes, et ça me donne droit à des rencontres revigorantes. Ca me donne la pêche ! Ils viennent me dire qu’ils aiment et, même quand ils n’aiment pas, j’en prends note parce que c’est sincère. Des rencontres, j’en ai eues de très belles. Je me souviens d’une rencontre dans un salon. Une jeune fille attendait son tour pour des dédicaces, les gens passaient devant elles sans qu’elle ose se manifester. Elle tenait un de mes albums, je me suis dit qu’elle était très timide, je me suis alors adressé à elle en lui demandant si elle voulait une dédicace. Mais elle s’est mise à trembler et à éclater en sanglots. J’étais mal. A ce moment-là, une dame à côté, qui était en fait sa mère, m’a dit que sa fille avait adoré Virginie, elle s’y était retrouvée car elle est sourde comme mon personnage, et elle tenait à venir me voir ; « On a fait 150 km mais, là, elle est émue, je peux vous assurer que ma fille est très contente de vous voir », m’a-t-elle dit. Moi aussi j’étais très ému. La seule chose que j’ai faite c’est d’aller la voir pour lui tenir les mains et lui dire que moi aussi j’appréciais beaucoup de faire sa rencontre. Elle m’a lancé un regard. Je me souviens qu’elle s’appelle Marie. Ce genre de regards, ça me donne de la force. Des Marie me consacrent du temps. Quand je bosse à 2 heures du matin sur une planche et que je suis fatigué, je me motive en me disant que mon travail peut ouvrir des perspectives, entraîner des déclics. 

Dans L’Absence (2008), vous évoquiez déjà les blogs et les dangers du déballage de la vie privée via Internet. A mon avis, et je sais que des jeunes vous ont déjà sollicité par rapport à cela, vous devriez consacrer toute une histoire de Tendre Banlieue aux réseaux sociaux et à la frontière floue entre réel et virtuel. Car, de nos jours, les ados sont tous connectés à leur Iphone et portables de toutes sortes et il est de plus en plus difficile, y compris dans un cadre scolaire, de leur faire prendre de la distance par rapport à ces objets technologiques qui, si séduisants soient-ils, peuvent devenir fort intrusifs.

On vit une époque absolument incroyable par rapport à l’électronique. Tous ces sujets-là ne font que me rassurer en me confortant dans l’idée que les sources d’inspiration sont manifestement inépuisables. Un blog de Valence, fait par des jeunes, a proposé ce thème. C’est le 1er thème qui revenait. Maintenant, il faut faire attention de ne pas basculer dans la morale, il faut trouver la juste mesure. En outre, c’est un sujet qui me fascine car je suis moi aussi désormais dans la matrice de Facebook. J’en observe les codes. Il y a des auteurs de BD qui y passent des heures, qui ont 4000 « amis ». Ce n’est pas mon cas. Facebook est très chronophage, je fais attention. Bon, c’est sûr que c’est un sujet inévitable. Ma seule réserve, c’est qu’il faut se méfier des sujets trop à la mode. Il faut parfois attendre pour prendre de la distance par rapport à un phénomène social. Pour l’instant, je suis un observateur des réseaux sociaux. Ce qui est phénoménal c’est qu’une petite idée à la base (développer un réseau communautaire) ait pris une telle ampleur à l’échelle planétaire, c’est fascinant. 

Quel est votre prochain projet en bande dessinée ?

Avec Tendre Banlieue, je prends une pose. Cette série me prend beaucoup d’énergie. Et je suis content d’avoir atteint le chiffre rond de 20 épisodes avec Les Carnets de Laura. L’adolescence est un thème inépuisable, je n’ai pas dit mon dernier mot. En attendant d’y revenir, je fais un break par rapport à cette série-là. Ca ne concerne pas non plus Jaunes ou Soledad. Ca sera un album unique, un one shot en quelque sorte, plutôt tous publics ou adultes, en tout cas pour des lecteurs qui ont une certaine maturité. Ca sera ma 1ère histoire comprenant 62 planches. D’habitude c’est en 46 planches. Là, le format change, c’est une autre façon de travailler. Cet album sera travaillé en couleur directe comme pour Les Carnets de Laura. Il me demande beaucoup de temps. L’année 2011 sera donc consacrée à la réalisation de cet album pour adultes.

Merci Tito de nous avoir consacré cet entretien pour AgoraVox.

C’est moi qui vous remercie.

Propos recueillis par Vincent Delaury au Plessis-Robinson le 20 décembre 2010 (Photos de l’auteur de l’article, sauf photo 3). 




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