mardi 3 mai 2011 - par Blandine

Fabrice Luchini : la folie tragique réconcilée avec la sagesse populaire

Fabrice Luchini : un héros "hors-lieu"

Il marche dans le vide comme un fou au-dessus d'un précipice. Hors du temps et du lieu commun, il est un sujet d'extase pour les philosophes, les artistes en tous genres, les sociologues et les psychiatres. Il médite et traduit dans un langage poétiquement productif le reflet expulsé de l'ignorance et de la vacuité de nos "merveilleuses" chimères, nos idéologies stériles. Fabrice Luchini n'est pas le présage angoissant d'un nihilisme affirmé, il n'est pas "symptomatique" de la morbidité d'une société décadente et désespérée mais peut-être est-il la métaphore du Tirésias des temps modernes ?

Tirésias est un prophète mythologique aveugle. Sa cécité est due au châtiment divin d'Héra, épouse de Zeus, dieu des dieux. Alors qu'Héra affirmait à son mari que la jouissance était proprement masculine, Zeus, lui, soutenait qu'une femme éprouve indubitablement un plaisir supérieur à celui des hommes. Tirésias étaya la thèse de Zeus en soulignant que la femme ressentait neuf fois plus de plaisir que l'homme. Offusquée d'être remise en cause devant son mari, Héra frappa Tirésias de cécité et Zeus ne put que lui offrir le don de clairvoyance.

Tirésias est un être mi-homme mi-femme, un intermédiaire entre l'au-delà et l'ici-bas, un héros de la transgression. Certaines légendes mythologiques racontent qu'il aurait délivré aux hommes des secrets gardés précieusement par les dieux de l'Olympe et qu'il n'aurait pas d'âge. Un concept, un entremetteur, un "hors-lieu".

Luchini, héros décalé et déceptif : il a des qualités "extra-ordinaires", il est à lui-seul une pensée vivante, un apophtegme universel et heurtant. Il est déceptif parce qu'il dérange, il ne cherche pas à s'adapter, à faire "comme si". C'est un libre penseur, un humaniste au double miroir : d'une part, c'est un personnage de littérature (personnage mythologique) qu'il crée lui-même en déviant les normes clairement établies, dénonçant ainsi les idéologies vaines et inutiles et en privilégiant les antagonistes du héros classique à l'image attendue, d''autre part, c'est un sommité sincère, lucide et réel. Personnage romanesque, Fabrique Luchini est un visionnaire, un sage illuminé, entre littérature et philosophie, un Tirésias des temps modernes.

Concept né dans le lac secret de Carie (un lieu mythologique où l'on peut changer de sexe), cet androgyne des temps modernes est visionnaire au sens "révélateur", il provoque et dérange en dévoilant des mystères du fonctionnement humain, à la fois évidents et pourtant refoulés parce que non utopiques ou attendus. Il intègre la réalité tel un artiste, c'est-à-dire un créateur d'images, de pensées, un "faiseur"d'univers. Il révèle la cécité des clairvoyants, lui-même fermant les yeux pour éveiller sa libre pensée, refuser toute appartenance à une école de pensée et repousser les limites de la réflexion.

Aveugle, il se positionne "hors de lui-même" pour aider, porter secours à l'Homme. Fabrice Luchini n'attaque pas, il n'est ni cynique ni combattant provocateur, il est juste chercheur, c'est un homme qui veut comprendre, explorer et montrer les voies impénétrables du fonctionnement humain et social. Défenseur de l'humanisme, Rabelais des temps modernes, ce bourgeois élitiste est d'un autre temps si lointain, décalé et futuriste à la fois. Platon a fondé une école philosophique nommé l'Académie, un lieu de vie et de pensée régi par des mesures et une institution plutôt strictes. Rabelais a crée une utopie, une abbaye anti-monastique où chacun est libre de faire ce qui lui plait. Luchini, à défaut de bâtir un lieu matériel, enfante depuis trente ans l'âme d'une sagesse populaire : la littérature est la nourriture de l'âme humaine, une pièce de théâtre où chaque être humain joue le rôle de sa vie.

Blandine



3 réactions


  • easy easy 3 mai 2011 16:09

    Lucchini n’attaque pas.

    C’est le seul point sur lequel je suis d’accord avec ce que vous dites.

    Je trouve qu’il n’y a aucune pensée propre à lui qui émerge de ses dires puisqu’il ne fait que réciter des auteurs. 
    Mais, bien plus important, un concept rare nous vient à l’esprit quand nous le regardons faire son numéro : on peut exister sans attaquer, sans détruire, sans tuer, sans incarcérer.

    Il lance certes régulièrement des petites piques en manière de posséder quelque cible (comme il l’a fait ici contre le présentateur et contre le « public » présent) mais c’est bien le moindre de ce qu’on peut appeler une attaque. Il est très loin de coincer à mort qui que ce soit. Il lance des piques de cocktail, pas des flèches ni des lances.

    Mais, et c« est la compensation de sa non agressivité, il doit alors occuper le terrain le plus agressif qui soit après le couteau : celui de la parole.

    Il occupe ce très dangereux espace qu’est la parole en interdisant l’accès aux autres en interposant des auteurs célèbres qu’il convoque à la seconde et à sa guise. 
    Il impose, le silence également par le procédé récitatif 

    Ainsi protégé, il ne risque aucune attaque et n’a pas besoin d’attaquer.

    Non seulement ce mode récitatif, sublimé dans son genre depuis 5 ans, oblige les autres à se taire, non seulement la récitation de livres conçus pour être lus en solitude exclut tout dialogue, mais si d’aventure quelqu’un entreprenait de démonter quelques assertions, il devra s’en prendre à la célébrité récitée, non à Lucchini.
    Et si par extraordinaire quelqu’un entreprenait tout de même de démontrer le récitant, ce dernier interposera illico un autre auteur.

    Lucchini est, à notre connaissance commune, la seule personnalité a avoir choisi, comme stratégie et grâce à sa mémoire des textes, de posséder en guise de bidules à agiter, des textes d’autorités (en fait je connais aussi un Iranien vivant en France depuis 30 ans, qui utilise la même stratégie mais il n’en a pas fait son moyen de subsistance et ne cherche pas à être connu) 

    Il n’a pas choisi des auteurs de textes politiques ou cartésiens, il n’a sélectionné que des textes fumeux.
     
    C’est toujours fastidieux de démêler une pelote mais bon..

    Exemple :
    Dans ce discours particulièrement zigzaguant, passant constamment du coq à l’âne, apparaissant comme débordé de tant d’excellentes visions entre lesquelles il peinerait à choisir, il parvient au moment où il peut introduire Nietzsche. Un de ses dadas favoris, tautologue par excellence, sur lequel on peut tout dire et son contraire. Il commence par lui cirer les pompes et dit retenir de lui qu’il a »photographié le ressentiment« . C’est une resucée théâtrale sur base d’oxymore mais le présentateur joue l’épaté. 
    Diantre, se dit le public pas trop familier des arcanes Nietzschéennes, si ce spécialiste est épaté, c’est qu’il doit y avoir de quoi.

    Bien installé, il dit alors que selon Nietzsche »Les gens ont inventé la transcendance parce qu’ils ont le mal de vivre ou parce qu’ils souffrent de vivre« 
    Or cette phrase posée en solde de tout compte, sans décorticage est plus une énigme qu’une réponse claire. Et pendant que l’auditeur est en train de retourner in petto ce curieux objet qu’on vient de lui jeter dans la figure, l’artiste lance un second OPNI (P comme pensant) Pas le temps de réfléchir que tu prends une autre bizarrerie dans la tronche.

    Revenons calmement au premier OPNI
    Souffrir de vivre ? Avoir le mal de vivre ? 
    Etrange non ?

    Bin couillon, va ! C’est tout simplement l’angoisse de mourir. Bin oui là tu comprends. Mais quand tu comprends trop facilement, bin t’es pas bluffé donc, ça n’intéresse pas le prestidigitateur.


    Les gens angoissent dès qu’ils pigent qu’ils devront mourir. C’est tellement absurde de se lever la matin, de se brosser les dents, d’apprendre ses tables de multiplication, d’aller travailler ... tout ça pour rien... Donc doute de sens, donc inquiétude, même sous la couverture, donc angoisse. Et c’est parce qu’on angoisse en raison de la mort, qu’on a inventé les déraisons que sont les transcendances
     »Ohhhh la longue traîne de la princesse ! «  
     »Oh ce rouge Ferrari, quel rouge rouge !« 
     »Oh l’ami Ricorée, oh l’ami bonheur« 
     »Oh Dieu« 

    (Toutes choses qui semblent nettement plus immortelles que nous)

    Certes la vie oblige à de véritables souffrances, mais les bestioles y font face sans être névrosées d’angoisses. Nous n’avons pas plus le mal de vivre que les bestioles mais nous avons hélas le mal de savoir devoir mourir.
    Dire que notre angoisse est de vivre, c’est enfumer, édulcorer, euphémiser, déguiser, rhabiller la bête réalité qu’est l’angoisse de savoir devoir mourir.


    Sur la question du fric, de ses revenus, comme c’est honteusement matérialiste et qu’il sait qu’il peut s’attirer des attaques de jaloux, il pose que bosser pendant une heure trente sans demander de salaire enverrait directement à l’asile. C’est archi faux mais comme il sait très bien que la folie est un espace qui se soustrait à la raison donc aux procès, il l’utilise quand il se retrouve coincé


    Au bilan.
    Il ressort fragile, victime et laudateur. Il bénéficie donc de tous nos élans compassionnels.
    Il cherche le regard du ciel et désespère de l’homme ignorant.
    Il incarne le théâtre en nous renvoyant l’image d’idéal théâtral que nous recherchons.
    Il incarne la mémoire et possède donc le pouvoir. Car dans un contexte chrétien historiquement-culpabilisateur, le passé contient toujours des tites et grosses fautes à cacher.
    Il incarne le livre, le curé et l’évangéliste en version laïque.
    Il incarne le roi, l’aristocratie mais en version républicaine et populaire.
    Il n’attaque pas et n’a donc que des amis ou en tous cas pas d’ennemis.
    Et chaque fois qu’il est coincé, il exhibe la folie. Il la laisse donc affleurer tout au long de son théâtre.
      »Si tu me fais chier avec des questions trop pertinentes qui me mettent à nu, je vais jouer le fou et tu seras baisé"


    Bravo l’artiste !


  • francis francis 4 mai 2011 07:21

    Très bon contre point de easy à un article que j’ai lui-même apprécié...
    C’est quand même quelqu’un ce Fabrice


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