lundi 14 novembre 2011 - par Pierre de La Coste

« Fra Angelico annonce déjà la Renaissance »

La différence entre Moyen-âge et Renaissance tient beaucoup à une interprétation « progressiste » par les modernes. Dire « Fra Angelico annonce déjà la Renaissance », c'est se livrer à une lecture orientée de l'histoire des arts.

Si nous ouvrons le grand livre de l'architecture médiévale, nous y lisons l'absence de tout Progrès, mais non pas de toute progression. Les bâtisseurs de cathédrales inventent et développent une forme jamais produite jusqu'alors par la main de l'homme : la croisée d'ogive. Pourtant, cet exploit humain, cette innovation dans l'art et la technique, n'est pas pensée, autant que nous le sachions, en terme de Progrès humain, mais d'élévation vers Dieu. On progresse, vers le haut, par l'architecture ou la prière, dans le « château intérieur » de sainte Thérèse d'Avilla.

Paradoxalement, un siècle après l'apogée du gothique, l'Europe se couvre de frontons, de colonnes doriques, ionique, et corinthiennes, recopiant exactement des formes inventées 1000 ans plus tôt. La Renaissance a d'abord été un gigantesque retour en arrière, comme si l'humanité occidentale ramassait ses forces avant de se lancer dans les grandes révolutions intellectuelles, artistiques, scientifiques et techniques qui allaient suivre.

La différence entre Moyen-âge et Renaissance tient donc beaucoup à une interprétation « progressiste » par les modernes. Dire « Fra Angelico annonce déjà la Renaissance », comme le font tous les manuels scolaires, tous les dépliants touristiques de Florence et récemment encore les textes accompagnant la somptueuse exposition du musée Jacquemart-André, à Paris, c'est se livrer à une lecture orientée de l'histoire des arts. C'est aussi vider l’œuvre d'un Maître de toute sa valeur esthétique et spirituelle, puisqu'elle n'aurait pas de sens en soi, mais en fonction d'une évolution ultérieure vers le mieux, d'un Progrès inéluctable, général et universel. Elle ne serait qu'un maillon dans la chaîne de l'évolution.

JPEG - 202.3 ko
Fra Angelico, Scènes de la vie du Christ, vers 1451, musée San Marco, Florence

L'art médiéval serait donc « figé », « naïf », refuserait la représentation de la nature, se contenterait de traduire les visions théologiques en images et couleurs symboliques et finalement rabaisserait l'homme. Au contraire, la Renaissance, et Fra Angelico son pionnier, ouvriraient des champs nouveaux, replaceraient la figure humaine au centre de l'art et la nature en perspective, grâce à des techniques et des sciences nouvelles. C'est historiquement ainsi que les choses se sont passées, Fra Angelico et ses élèves ont bien transformé la peinture de leur temps, mais qui nous dit que là se trouve l'essence de l'artiste, lequel, selon Vasari, ne pouvait pas peindre la figure du Christ sans pleurer ? N'est-ce pas tourner le dos à cette trouée intemporelle du génie artistique et mystique vers la Jérusalem céleste et l'éternité qui fait toute la valeur de son oeuvre ?

Une telle conception progressiste continue à fournir la vision dominante de l'histoire de l'art, notamment à travers la notion « d'avant-garde » selon laquelle, à chaque époque, certains artistes sont « en avance sur leurs temps », comme Fra Angelico l'était dans le sien ; mais elle est largement inavouée, puisqu'aujourd'hui, même Monsieur-tout-le-monde doit savoir qu' « un Picasso n'est pas supérieur à un Rubens ». Donc, le Progrès n'existe pas en art, comme il existe dans la science et la technique.

La crise de l'art contemporain, avec ses avant-gardes auto-proclamées et préemptées par des marchands d'art avisés qui fabriquent des artistes plutôt qu'ils ne les découvrent, marque peut-être une rupture, une révélation. L'art nous offrirait alors une troublante image du paradoxe de notre civilisation : nous ne pouvons pas nous passer de l'idée de Progrès, et néanmoins nous n'y croyons plus.



6 réactions


  • Richard Schneider Richard Schneider 14 novembre 2011 15:19

    Très intéressant.

    Ce genre d’article est à encourager ...
    Bravo à l’auteur.

  • Georges Yang 14 novembre 2011 17:24

    Autre précurseur de la Renaissance, Paolo Uccelo dont le Saint Georges est une pièce de la collection permanente du musée Jacquemart -André


  • Pie 3,14 14 novembre 2011 20:01

    Le progrès est un concept du XIXème qui n’existe plus que dans les vieux ouvrages d’Histoire de l’Art.
    La démarche positiviste n’existe plus dans l’Histoire actuelle, vous enfoncez donc des portes ouvertes.
    Fra Angelico n’annonce pas la Renaissance car il est renaissant.


    • Pierre de La Coste Pierre de La Coste 14 novembre 2011 21:14

      Je ne suis pas d’accord avec vous, cher Monsieur, le catalogue de l’exposition et les commentaires des tableaux expriment bien l’idée d’un progrès (le mot n’est pas employé, mais l’idée est bien là), par des « révolutions techniques », sur un art du moyen-âge, qui serait « figé », « ignorant la nature », utilisant des « couleurs non naturelles », etc...

      La Renaissance y est bien considérée, en filigrane, comme supérieure au Moyen-âge. Ce qui n’enlève rien à la qualité de l’exposition.

      Il n’y a pas de progrès en art, c’est évident, mais la vieille conception progressiste continue de structurer notre pensée critique, y compris pour l’art contemporain.


  • Olivier 15 novembre 2011 11:13

    Oui c’est une constante de l’historiographie actuelle : le Moyen-âge est forcément très... moyen, parangon de l’obscurantisme et du fanatisme, dont il convenait de s’extirper le plus vite possible. Cette vision ne résiste pas à une analyse même sommaire : le moyen-âge a en fait énormément créé et innové : citons la poudre à canon, l’imprimerie, les débuts de l’exploration du monde (commencé dés 1420 par les Portugais), etc.
    En architecture les cathédrales sont restées à mon sens inégalées, non seulement artistiquement mais techniquement (la flèche de la cathédrale de Strasbourg est restée le monument le plus haut du monde jusqu’à la tour Eiffel).
    En peinture tout était déjà inventé : les portraits de van der Weyden (années 1420/1430) sont déjà parfaits techniquement, et montrant déjà une parfaite maitrise de la perspective.
    Mais le Moyen-âge était une époque de foi profonde : crime impardonnable pour nos idéologues...


  • easy easy 20 novembre 2011 11:45

    Le progressisme a toujours cours, bien qu’il en ait pris un coup dans l’aile depuis 50 ans avec l’apparition des problèmes écologiques (qui en découleraient, qui n’en découleraient pas...)

    Ce progressisme (effectivement lié à la Renaissance) est peut-être (je n’en sais rien vraiment) un retour à un concept qui aurait existé chez les Anciens Grecs et Romains (Je serais intéressé de savoir s’ils étaient ou non portés par ce concept).

    Il me semble que pendant la période qu’on appelle Moyen-âge, les gens ne se sentaient pas supérieur à une date donnée que ceux de 15 ans plus tôt. Que ceux de l’an 900 ne méprisaient pas ceux de l’an 700, qu’ils se se voyaient pas plus évolués que leurs ancêtres.

    Bien sûr qu’il y a eu des améliorations, performances et records accomplis en toute époque mais on peut voir un nouveau record comme un nouveau record inscrit dans l’Histoire globale, non comme inscrit dans le seul moment où il est réalisé.

    Par exemple : Si un forgeron de l’an 900 se voit en train d’innover en proposant pour la première fois une serrure d’un certain principe, il va considérer qu’il apporte un plus à l’Histoire de l’humanité tout en reconnaissant que sa page se pose par-dessus les précédentes QUI ETAIENT NECESSAIRES. La filiation, l’héritage n’est alors pas invalidé et il ne lui viendrait pas à l’esprit de considérer les anciens comme ayant eu le front bas. 
    Il n’aurait alors pas proféré d’injures du genre « Pfff, on se croirait au Moyen-âge, au temps des cavernes ! ». Le passé ne lui servait pas de repoussoir.


    Puis, à la faveur de je ne sais quel fait nouveau, la mentalité a basculé dans le mépris du passé et les innovations sont apparues comme uniquement liées au moment présent avec un fort déni des apports du passé. Mais pour mieux piocher, piller l’Antiquité qui ressortait alors comme détachée. Le très grand passé pouvant être réécrit à volonté, il ressortait aux gens de la Renaissance, puis après la période baroque aux néoclassissiques, comme posé sur des nuages, comme appartenant à quelque Olympe. 

    Le Moyen-âge, bien plus proche, est alors devenu un repoussoir ainsi que l’époque pré-antique et préhistorique des cavernes. 

    Tout se passe comme si depuis la Renaissance, on s’est mis à avoir honte du père, du grand-père et des arrière grands-pères pour n’accepter comme ancêtre que quelque entité hyper ancienne qu’on pouvait triturer, dorer et diviniser à volonté.

    Et depuis ce virage progressiste (où les inventeurs du jour dénient les apports du passé), le Moyen-âge est devenu un repoussoir, une honte.

    Pourquoi ? 


    Je ne sais pas bien pourquoi ou comment s’est opéré ce virage mais je le lie à l’échec fondamental des croisades. 

    Les croisades représentaient un objectif spirituel constant à travers une poignée de siècles. Cet objectif rendait les progrès matériels dérisoires ou peu importants. Du coup ceux de cette longue période se sont sentis portés par un seul et unique objectif : métaphysique. On était si croyant qu’on affrontait le bûcher plutôt que de renier sa foi.

    Mais l’échec répété des croisades, l’impossibilité d’inscrire le tombeau du Christ dans notre périmètre nous a conduits à orienter nos objectifs de manière plus interne. Nous nous sommes alors très durement affrontés en famille. Si durement qu’il nous a fallu orienter notre agressivité ou rancoeur vers le lointain, mais vers un autre lointain que Jérusalem, vers le reste du Monde. Nous avons alors commencé une autre forme de croisade, le colonialisme.

    Ainsi l’Antiquité grecque et romaine d’avant Constantin 1er nous convient paradoxalement mieux que le Moyen-âge, que le temps des cathédrales qui contient la preuve de notre échec spirituel.


    Après la dernière croisade, donner sa vie pour délivrer un très vieux tombeau est devenu absurde. Après 1280, nous nous sommes rabattus vers le concept de patrie, nous nous sommes mis à dessiner de plus en plus clairement nos frontières et nous avons commencé à devenir progressistes, matérialistes, jeunistes et futuristes. Alors en 1469, surgit pour la première fois l’expression « Moyen-âge » qui est dénotée obscurément.

    Et depuis ce virage, on a accordé beaucoup moins d’importance à l’orientation au Levant du choeur des nouvelles églises. 

    Nous finirons par ne plus jurer sur la Croix ou la Bible et par jurer de plus en plus sur la tête de nos enfants.


Réagir