vendredi 30 décembre 2022 - par Vincent Delaury

Fume, c’est du Dupieux...

Retour sur Fumer fait tousser, petit film bizarroïde de Quentin Dupieux : après un combat acharné contre Tortusse, une tortue ninja géante et maousse, l’équipe des « Tabac Force », comptant dans ses rangs cinq justiciers portant les noms d'Ammoniaque (Oulaya Amamra), Méthanol (Vincent Lacoste), Mercure (Jean-Pascal Zidi), Nicotine (Anaïs Demoustier) et Benzène (Gilles Lellouche) et répondant, façon Club des cinq, au mot d'ordre écologique simpliste suivant (« On est tous contre la cigarette, fumer c'est mal, ça fait tousser  », dixit Benzène, on pense aussitôt aux Inconnus du Pari, 1997, avec leur culte « Le tabac c'est tabou, on en viendra tous à bout ! »), se voit proposer par son chef (un rat en peluche, libidineux et baveux), par écrans interposés et sur fond de fin du monde, un séminaire au vert afin de renforcer la cohésion de groupe, qui est en train de se dégrader.

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L’équipée fumeuse de « Fumer fait tousser » (2022, Quentin Dupieux), copyright Chi-Fou-Mi Productions - Gaumont

Mais bientôt, une menace sourde, prenant la forme d'un homme-lézard, qui n'est autre que l'inquiétant Lézardin (Benoît Poelvoorde), empereur du Mal superméchant bien décidé à anéantir la planète Terre, pointe le bout de sa queue...

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Juste avant d’entrer dans la salle, UGC Ciné Cité Les Halles, Paris, photo V. De.

Quel plaisir de retrouver l'autre jour au cinéma dans une toute petite salle (UGC Ciné Cité Les Halles, Paname), parmi une escouade de vedettes aux visages bien connus (on y entend même la voix du Nul Alain Chabat, alias Chef Didier, complice de longue date du cinéaste), le jeune acteur - trop rare - Anthony Sonigo, ex Beaux-Gosses (cf. le hit filmique éponyme du bédéiste Riad Sattouf, 2009), dans une séquence mémorable (à mes yeux, la meilleure !) de ce Fumer fait tousser, une sorte de film à tiroirs et à sketchs (une succession de petites histoires dans la grande, façon ambiance feu de camp en se racontant, comme en colo, des récits pour se faire peur), de l'homme qui filme plus vite que son ombre, un certain Quentin Dupieux.

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Anthony Sonigo au vernissage de l’expo de Riad Sattouf, « Le jeune acteur », à la galerie Cinéma, Paris, le 26 novembre 2021, © photo V. De.

Bon, concernant ce dernier, je dirais que ce film - son deuxième long métrage en un an, quel rythme ! Il en a déjà dix à son actif sinon, mine de rien - est un opus mineur. Son précédent, Incroyable mais vrai, sorti l’été dernier (avec également Alain Chabat, mais cette fois-ci en chair et en os à l'écran), me semble au-dessus, plus cérébral et plus réflexif quant à la fabrique cinéma, via son travail sur le temps et l'entropie.

Pour autant, Fumer fait tousser a un côté cool plutôt plaisant, témoignant d'un relâchement à l'œuvre assez libérateur, voire jubilatoire : faire un film de cinéma blagueur et décomplexé, entre potes en vacances, telle une grosse farce ou une BD underground poilante. Et la séquence pas piquée des hannetons, où l'on retrouve au sein d'une scierie Michael (Anthony, donc) amouraché de sa tante (Blanche Gardin), dans un moment oscillant entre les Monty Python (le goût pour l'absurde, le non-sens, le cartoon, le gore via un jeune homme finissant déchiqueté dans un broyeur à bois), les frères Dardenne (ou du réalisme dans le monde du travail) et David Lynch (l'esthétique du fragment, la bouche surréaliste en solo qui parle), est des plus réjouissantes ! Le tout étant raconté par un barracuda pêché en train de frire (sic)... Et que les « Tabac Force », justiciers en combinaison moulante bleue et jaune pâle comme issus tout droit d'une série télé Z « japoniaise » genre X-or, Bioman et autres Super Sentai, ne boufferont même pas, dans le cadre de leur « séminaire de cohésion », parce que cramé au final ! Vous me suivez toujours ? Car c’est tout de même un brin tordu, le narrateur étant un poisson. 

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Benzène (Gilles Lellouche) pêchant un barracuda dans « Fumer fait tousser », copyright Chi-Fou-Mi Productions - Gaumont

J'aime aussi, à un autre moment, quand ces cinq « Tabac Force » qui, alors qu'au tout début du film ils ont écrabouillé avec force hémoglobine une grosse tortue costaude et zarbie associée aux « forces du mal », sursautent en voyant, plongés dans la nuit noire d'un paysage forestier isolé et de leurs fantasmes (l'imaginaire alimentant la peur…), une simple petite fille apparaissant devant eux dans les fourrés - grosse référence à un poncif (la gosse candide soudainement flippante) des films d'horreur américains ! Dupieux est, on le sait, un auteur très à l’aise dans le pastiche du film de genre ; son pneu tueur psychopathe de Rubber parodiait déjà gaiement en 2010 les conventions du sous-genre du cinéma d’horreur qu’est le slasher

Et petite cerise sur le gâteau : Mais ai-je rêvé ce plan citationnel ? Je n’ai rien lu dessus. Dans cette atmosphère au coin du feu bon enfant et sexy (cf. les costumes de lycra flashy et pop, des plus moulants, des superhéros puis le tube de Gainsbarre Dieu est fumeur de havanes, avec sa voix chaude, au générique), le réalisateur DJ qu'est Mr. Oizo (c'est son autre nom comme musicien electro), drôle d'oiseau volontiers barjot, glisse un plan fixe magnifique - c'est aussi un artiste visuel, sachant ménager ses effets -, à savoir une vue d'ensemble hypnotique montrant une petite barque sur un lac placide rattachée à une digue, perdue dans une nuit étoilée, qui semble reprendre étonnamment – est-ce fortuit ou délibéré ? - la composition d’un tableau iconique et mélancolique de la peinture contemporaine, Milky Way (1990) de l’Écossais Peter Doig lui-même fort inspiré par le cinéma (notamment par des films comme Vendredi 13 et Zombie), qu'on associe ordinairement au réalisme magique (un canoë blanc solitaire disparaissant dans un immense nocturne étoilé et glacé, hésitant entre rêve et cauchemar, aux arbres tordus plongés dans la nuit polaire, réminiscence de L’Île des morts du symboliste Böcklin) et qui porte aussi comme sous-titre La Voie lactée, titre d'un film (1969) bien connu de Buñuel, grosse source d'inspiration pour Dupieux, aux côtés de Bertrand Blier - revoir son foutraque Au poste !, 2018, qui déjà fumait (cf. le flic au poumon percé avec la fumée de ses clopes ressortant de son veston), pour s'en convaincre.

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« Milky Way (La Voie lactée) », 1990, huile sur toile, Peter Doig

Eh bien, en termes de plasticité (le cinéma comme art plastique, avec un côté groupe au coin du feu pouvant également faire penser au photographe plasticien Clément Cogitore), je pense qu'il y a un rapport plus fort ici, et plus vivant (ça travaille de l'intérieur l'image...), entre cinéma et peinture, dans l'idée d'un dialogue voire d'une connivence (Doig s’invite subrepticement dans une toile saturnienne de Dupieux), que dans l'académique, redondant et poussif Caravage (2022, signé Michele Placido, avec Louis Garrel), actuellement au cinéma, surjouant l'exaltation et le romantisme échevelé de la Renaissance italienne. Disons qu'à cet ampoulé Caravage, artificiellement fiévreux (le ténébrisme et ses clichés de roman de gare, on a vu ça mille fois - au secours, autant aller au musée du Louvre revoir les Caravage en vrai, nettement mieux mis en scène et bien plus cinématographiques tout compte fait !), je préfère, et de loin, la décontraction de Dupieux, saupoudrée de poésie décalée discrète.

Oui, au fond, ce Fumer fait tousser (je ne vais pas vous en faire un grand film non plus ! Sa modestie étant selon moi sa qualité première, du 3,5 sur 5 pour moi), oscillant entre la pantalonnade (mais Gainsbourg préalablement cité ne disait-il pas justement de la connerie qu'elle est « la décontraction de l'intelligence  » ?) et le film d'auteur, nourri à la fois par les marottes de son réalisateur (l'attrait pour le burlesque et l'ubuesque, le jeu de massacre et le comique morbide) et l'air du temps (la crainte du vieillissement, le narcissisme du selfie, la quête d'hygiénisme à tous crins, la bulle protectrice de la maison-refuge, la peur du contact physique voire du sexe, la consommation frénétique de tabac pour évacuer le stress dans une société corsetée où tout est balisé, formaté et dicté...), se montre bien plus profond, aventureux et subtil qu'il en a l'air de prime abord - je dirais, toutes proportions gardées, que, comme chez un Dalí ou un Lynch, il faut ici prendre la peine de soulever la surface de l'image pour déceler tous les récits gigognes, les citations possibles cachées et l'inquiétante étrangeté, lovés dans une sorte de cabinet de curiosités filmique égrenant avec humour « casque à penser » trouvé dans une vieille armoire, robot obsolète suicidaire et autres frigo-supermarché avec caissière intégrée fonctionnant tel un temple à domicile rêvé de la consommation à volonté, qui s'y trament.

Alors, vous prêterez-vous au jeu en allant voir ce Fumer fait... rigoler ? Car, à dire vrai, avec son art du pas de côté et du chemin de traverse, alimenté par un esprit potache kamikaze façon Hara-Qui-Rit, c'est le genre de film-ovni, dans la lignée des autres longs métrages saugrenus du même artiste (Steak, 2007, Le Daim, 2019, Mandibules, 2020), difficile au fond à classer dans un genre bien défini (comédie d'action loufoque ?), et auquel on adhère ou pas. Néanmoins, à l’instar de l’un de ses personnages fantasques, la femme au casque, qui ne cesse de déclarer « Je pense, je pense, j’arrête pas, c’est fabuleux, j’adore ça », il faut bel et bien reconnaître que cet insolite Fumer fait tousser, à défaut de faire l'unanimité (il perd quand même en route, me semble-t-il, quelques spectateurs dans la salle), fait aussi... penser, ce qui est déjà ça !

Fumer fait tousser (France, 1h20, 2022), réalisation et scénario : Quentin Dupieux, avec Anaïs Demoustier, Gilles Lellouche, Jean-Pascal Zidi, Oulaya Amamra, Vincent Lacoste, Doria Tillier, Marie Bunel, Benoît Poelvoorde et... Anthony Sonigo. En salles depuis le 30 novembre 2022.



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