mardi 15 juin 2010 - par Vincent Delaury

« Gloria » en reprise au Champo : champagne !

A propos de Gloria, Seymour Cassel, l’un des acteurs fétiches de Cassavetes, dit ceci à Thierry Jousse (in John Cassavetes, éd. Cahiers, 1992) : « [Gloria était un scénario que John voulait vendre ?] C’est ce qu’il a dit mais je ne le crois pas. Il disait qu’il voulait vendre le scénario pour gagner de l’argent et faire un autre film. Mais à partir du moment où il écrivait lui-même le scénario d’un film, il aimait le tourner. Il ne voulait pas laisser à quelqu’un d’autre le soin de réaliser ses propres projets. Il était heureux que le film soit un succès commercial. Mais il ne le considérait pas comme un très grand film. Il ne mettait pas Gloria au même niveau que Shadows, Faces ou Husbands. » Revoir Gloria (1980, Cassavetes) dans une salle pleine, via sa réédition exclusive en copie neuve*, est passionnant. Tout d’abord parce que c’est un grand film (du 5 sur 5 pour moi), n’en déplaise à son auteur qui ne le considérait pas ainsi (mais les artistes ne sont pas toujours les personnes les plus aptes à analyser leurs œuvres) et, d’autre part, parce qu’il permet de se replonger dans l’œuvre cassavetienne, d’une pulsion de cinéma et d’un appétit de vivre incroyablement contagieux. John Cassavetes (1929-1989) est un mythe. En seulement douze films, ce bad boy du cinéma américain a marqué de son empreinte indélébile la cinématographie mondiale. Je me souviens que 1989 fut une année noire pour le 7e art. On perdait, à quelques mois d’intervalle, deux cinéastes importants : Cassavetes, le 3 février, et Sergio Leone (1929-1989) le 30 avril. Ce n’est pas un hasard si j’évoque le cinéaste transalpin des westerns-spaghettis - autre mythe du cinéma, autre manière de faire des films - car celui-ci n’a jamais caché son admiration pour le cinéma « vagabond » du grand Cassavetes, pourtant aux antipodes de son cinéma maniériste qui visait une folie des grandeurs lyriques à la David Lean : « Son travail [John Boorman] m’a toujours passionné. Mais si vous me demandez quel est l’Américain qui est le plus grand auteur, je vous répondrai John Cassavetes. Il est beaucoup plus grand que Robert Altman… » (in Conversations avec Sergio Leone, 1987).

Carnage dans le Bronx : la famille du jeune Portoricain Phil, 6 ans, vient d’être assassinée par la Mafia car son père comptable, Jack Dawn, connaissait des numéros et des comptes qu’il s’apprêtait à transmettre au FBI et à la CIA. Phil est recueilli par une voisine, Gloria Swenson (Gena Rowlands), femme célibataire, ancienne danseuse de cabaret et surtout ex-maîtresse de Tanzini, le chef du syndicat du crime. Commence alors une course-poursuite dans les rues de la Grosse Pomme entre les tueurs mafieux et le couple improbable Gloria-Phil. Lion d’Or à la Mostra de Venise et gros succès dès sa sortie, Gloria, distribué par la Columbia, est presque une anomalie dans la filmographie de Cassavetes. C’est un film de genre : il répond ainsi parfaitement à la définition du cinéma de Godard empruntée à Griffith - « Tout ce qu’il faut pour faire un film, c’est une femme et un revolver. ». Bref, c’est un film de gangsters, de Mafia, alors que, depuis son 1er film en tant que réalisateur (Shadows, 1957), ce cinéaste « intellectuel » - qualificatif qu’il ne revendiquait aucunement – s’est avant tout consacré à un cinéma d’auteur attentif, sur fond de critique de l’Amérique bourgeoise contemporaine, aux scènes de la vie conjugale et aux crises existentielles : « Le cinéma, à mes yeux, est une enquête sur ce que les gens ont dans la tête.  »** C’est en indépendant que Cassavetes a fait la plupart de ses films, via Faces International Films. Quand il s’en est remis aux mains des producteurs hollywoodiens, il l’a quasiment toujours regretté. Il n’était pas satisfait de Too Lates Blues (1961), produit par la Paramount, et avait été écœuré que le final cut de son film suivant, Un enfant attend (1963), lui échappe au profit d’un producteur envers qui il n’a jamais caché son mépris ; « Nous n’avions pas la même conception de la vie, Stanley Kramer et moi. Il était impossible de travailler ensemble dans de telles conditions. Je le déteste ce fils de pute… ».

Gloria répond à une demande de sa femme-muse Gena Rowlands, qui souhaitait que son mari écrive quelque chose sur l’enfance - « Tu n’écris jamais rien sur les enfants… J’aimerais que tu écrives un truc sur les gosses. » Avec Gloria, il s’agit, mais en apparence seulement selon moi, d’un virage à 180°. Car derrière le film de genre, carré, bien mené et servi classiquement par la musique hollywoodienne du professionnel Bill Conti, auteur du score de Rocky, se cache en fait une histoire de couple double, en soi fidèle à l’univers de Cassavetes. En même temps que s’instaure une relation d’amour platonique entre Gloria et Phil, relation oscillant non stop entre amour maternel et désir de vie à deux, le film revient en filigrane sur la relation sexuelle, et semble-t-il sentimentale également, entre l’ex-call girl et le boss de la Mafia, Mister T. Ces histoires de couples, mixant périples géographiques (de New York à Pittsburgh) et pérégrinations psychologiques, sont à l’image du cinéma de Cassavetes. Cinéma de flux et de reflux tant au niveau topographique que sentimental. Que ce soit dans Faces, Husbands, Une femme sous influence ou Gloria, sa caméra, comme sur le qui-vive pour saisir au plus près la chair des acteurs, ne cesse d’être en mouvement, souvent d’ailleurs accompagnée par une bande-son jazzy faite de volutes sonores en adéquation avec les déplacements chaotiques des personnages. Au-delà de la qualité de jeu des acteurs de Gloria (il s’agit à mes yeux du plus beau rôle de Gena Rowlands avec bien sûr ses performances inoubliables d’Une femme sous influence et Opening Night) et de la singularité de l’histoire (imaginez donc : une histoire d’amour entre un gosse et une femme d’âge mur au pays du puritanisme), Gloria, question filmage, a la classe, et l’ouverture d’esprit, de son auteur.

Dès le générique, constitué par des plans sur des peintures fluides très colorées, entre abstractions et figurations, de Romare Bearden, on sent qu’on est entre de bonnes mains. Sous couvert de faire un film de genre, Cassevetes, c’est plus fort que lui !, signe un film d’artiste. Mais attention, pas un film esthétisant pour autant. Pour l’acteur-réalisateur Cassavetes, à des années-lumière de l’art pour l’art, le cinéma était avant tout un moyen d’expression qui permet l’affirmation de la vie. L’art et la vie confondus, c’est ça Cassavetes. New York, ville bouillonnante et haute en couleur, est admirablement filmée dans Gloria. Les 1er plans nous font passer de vues touristiques (la Statue de la Liberté, l’Arena Stadium, le pont de Brooklyn…) à des plans fugaces captant la trépidation urbaine. On est certes dans une fiction, mais l’on sent bien que Cassavetes, adepte d’un cinéma-vérité proche de l’esprit buissonnier de la Nouvelle Vague, lorgne vers la vérité du documentaire : il s’attarde sur des gamins accrochés à l’arrière d’un bus puis, s’en détachant, il les suit traçant leur route dans la ville de tous les possibles. Cassavetes filme une ville encline au métissage, au brassage des identités, il s’attarde volontiers sur le Bronx, les familles portoricaines ainsi que sur les chauffeurs de taxi noirs. Un peu plus – pourtant on n’est qu’en 1980 - on aurait presque l’impression que Cassavetes a l’intuition du bouillonnement artistique qui va advenir à New York - je pense ici à la vitalité artistique du New York des 80’s venant de ses marges, via Basquiat, Keith Haring et autres Jim Jarmusch.

Et au voyage géographique du couple Phil-Gloria, répond en parallèle leur jeu, physique puis mental, du chat et de la souris. Comme le remarque Thierry Jousse dans son remarquable Cassavetes (à mes yeux, un des plus grands livres sur le cinéma), les deux protagonistes expérimentent là-dedans un « voyage intérieur » qui les révélera à eux-mêmes. Ils se fuient, se retrouvent, s’attendent, et s’envoient des piques pour mieux s’adorer par la suite. Il s’agit d’amour-haine, d’attraction-répulsion, comme dans un vrai couple, en proie aux zigzags psychiques et aux orages affectifs. Il faut voir là-dedans le petit Phil, macho méditerranéen par excellence, tour à tour insulter Gloria (« Je te déteste, t’es bête. Sale personne !  ») et lui faire, au final, une grande déclaration d’amour : « Tu es ma mère, mon père. Tu es toute ma famille. Tu es mon amie Gloria. Tu es ma petite amie aussi. » ; il faut voir aussi Gloria rejeter au début ce gamin (« J’ai horreur des gosses. ») pour finir par le célébrer : « Moi, j’aime Phil ! Ce gosse est tellement futé, tellement débrouillard. Je n’ai jamais couché avec un type plus formidable. » (couché au sens de dormir dans le même lit, précisons-le pour éviter tout malentendu). En ce sens, malgré son statut de film de genre, Gloria est bel et bien un film d’auteur. A travers les histoires des couples Phil/Gloria et Tanzini/Gloria, Cassavetes, comme dans tous ses autres films, est à la recherche de la sagesse de l’amour, « Tout ce qui m’intéresse, c’est l’amour ! Le manque d’amour. La fin de l’amour. Et la douleur que cause la perte des choses qu’on nous enlève et dont nous avons tellement besoin. » (Cassavetes).

Enfin, c’est un véritable film d’auteur car, à travers l’histoire d’une femme libre et indépendante s’opposant au Système (ici la Mafia, précisons que Cassavetes himself envisageait un Gloria II où l’on aurait suivi douze ans après le même couple toujours traqué par les mafieux), il n’est pas difficile d’y voir une métaphore de l’artiste face aux cols blancs des Majors. A la fin, le système aliénant (la Mafia, le dieu Argent) l’emporte toujours mais on se sera au moins, un temps, créer l’illusion d’être libre. Luttant contre le système hollywoodien tout en étant suffisamment futé pour être un cheval de Troie dans la Mecque du cinéma, Cassavetes a pu faire un cinéma d’auteur tout en se servant, via ses cachets de moviemaker (il a réalisé des épisodes de séries TV, dont Columbo) et de vedette dans des films mainstream (Les 12 Salopards, Un Tueur dans la foule…), de l’argent d’Hollywood – bravo à lui. Gloria, à mes yeux, est un grand film car c’est la preuve, par l’image, qu’on peut manœuvrer dans le système hollywoodien des studios tout en sauvegardant ses obsessions d’artiste. 

* En salle au cinéma Le Champo, Paris 5e, depuis le 9 juin 2010. Précisons qu’une Nuit Gena Rowlands est organisée au Champo le samedi 19 juin à minuit (3 films + 1 petit déjeuner) avec en Salle 1 Gloria, Love Streams, Broken English et, en Salle 2, She’s so lovely, Mikey & Nicky et Gloria.

** Les citations de cet article proviennent du superbe album photographique John Cassavetes, Autoportraits, éd. Cahiers du cinéma, 1992.




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