vendredi 25 novembre 2005 - par Argoul

Good news... Fred avant Vargas

Tous les amateurs de romans policiers connaissent désormais cette femme proche de la cinquantaine qui écrit sous le pseudonyme de Fred Vargas depuis 1986. Il se trouve que j’ai connu Fred avant qu’elle ne se fasse appeler Vargas. Car Frédérique, de son complet prénom, est avant tout archéologue. Spécialisée aujourd’hui dans l’étude des os du Moyen Âge, elle a accompli, comme tout étudiant, ses stages de fouilles obligatoires. Nous étions sur le même chantier préhistorique d’Etiolles, face à Evry, sur l’autre rive de la Seine.

J’ai été l’un des « inventeurs » de ce chantier en 1972, avec une vingtaine d’autres, et j’y suis retourné régulièrement fouiller lors des campagnes de Pâques et d’été, jusqu’en 1978. Frédérique y est venue il y a donc trente ans. Je me souviens d’elle comme d’une fille râblée, toujours en pantalons, les ongles coupés courts, le visage celte un peu carré encadré de cheveux blond-roux coiffés en page. Sa peau blanche était semée de taches de rousseur et elle me rappelait Patricia, une copine de lycée, qui écrivait d’émouvants poèmes que j’aimais. A cette époque, je préférais ces filles de type Brassens, natures et poètes, regard aigu et guitare.

Sur le chantier, Frédérique avait alors pour copain un étudiant en préhistoire, maigre et musclé, tout en os et cheveux, qu’il avait longs, bruns et bouclés. Il s’est depuis spécialisé dans les traces d’usage sur les silex taillés. J’appréciais Hugues, son sérieux, sa virilité timide d’adolescent en recherche d’identité, son humour ravageur et sa moto. Il aimait Frédérique, les enfants et les bêtes. Je trouvais que ces deux-là formaient un beau couple. Et puis tout passe. Mais certains personnages des romans reprennent des traits que j’ai connus d’Hugues, cette faculté « d’apparaître nu sous ses habits » (belle expression de Fred), sa solidité et sa lenteur de « chasseur-cueilleur », ce type d’homme du Magdalénien final, l’époque du site fouillé d’Etiolles.

Vargas est le nom d’une danseuse espagnole pauvre, remarquée par un réalisateur, puis épousée par un comte impuissant dans le film de Mankiewicz, La comtesse aux pieds nus, (1954) avec Ava Gardner et Humphrey Bogart. Est-ce le destin de l’héroïne ? Une identification à l’actrice ? Fred dit qu’elle a pris le même que celui de sa sœur jumelle Jo, artiste-peintre, mais je ne pénètre pas vraiment pourquoi elle a choisi « Vargas » comme nom de plume. Il sonne bien, un peu américain, patrie du polar, mais côté sud pour refléter le baroque et le tempérament plutôt anarchiste de son auteur. Ses histoires policières mettent en scène des gens en marge, un évêque au Vatican et un marchand d’art parisien, une cantatrice d’opéra et l’une de ses vieilles doublures, un professeur d’histoire byzantine (avec qui Frédérique règle quelques comptes réels) et une vieille originale. Les détectives ou inspecteurs sont des jouvenceaux ou de vieux anars philosophes qui causent comme Audiard, ou un commissaire Adamsberg atypique, instinctif et solitaire depuis l’enfance (et qui a un frère jumeau). Les personnages sont étudiants attardés (on le reste longtemps, faute de postes, en archéologie), allant par trois pour éviter les couples, ou quatre comme les Évangélistes, mais complémentaires comme les équipes d’étude. Ils vivent en contradiction avec le milieu, dans une maison avec jardin en plein Paris, ou dans des hôtels particuliers où ils se réunissent entre voisins, où à Rome, Bibliothèque vaticane. Ils sont dans un autre univers, l’art, l’histoire ancienne, les poissons des grandes profondeurs, les meutes de loups. Archéozoologue et écrivain, Fred marie les deux influences de sa mère (scientifique) et de son père (intellectuel humaniste). Son frère Stéphane est historien de la Grande Guerre, sa sœur peintre, Fred se positionne au milieu.

Sa thèse scientifique porte d’ailleurs sur la peste au Moyen Âge, un sujet à relire en ces temps de SIDA, fièvres Ebola et autre grippe aviaire. « L’histoire n’est pas faite pour rassurer l’homme, mais pour l’alerter », dit-elle dans Un peu plus loin sur la droite. Et l’un de ses romans policiers, Pars vite et reviens tard, fait de la peste la menace principale, en plein Paris, de nos jours.

A l’origine de l’enquête figure presque toujours un événement surréaliste : des cercles de craie bleue sur les trottoirs de la capitale, un arbre né en une nuit dans un jardin, un bout d’os que rapporte un chien et qui se révèle une phalange humaine. L’intrigue est pensée comme dans les romans d’Agatha Christie, le lecteur soigneusement égaré vers des coupables possibles avant que le bon n’émerge, brutalement. Point de cruauté, peu de perversion, rien de clinique ni de voyeur. L’assassin n’est qu’un prétexte à explorer la société des hommes, et certaines certitudes sont bel et bien par elles-mêmes assassines. Fred n’écrit pas des thrillers, mais des romans. Le charme de ses histoires réside bien dans le ton, entre Proust pour le regard aigu sur la société et Hemingway pour la langue directe. Le choc des mots et des antiphrases, le neuf des expressions décalées, sont un bonheur de lecture. « Je traduisais paisiblement une vie de Bismarck quand un type est venu assassiner deux femmes à Paris », dit Kehlweiler dans Sans feu ni lieu. Le ton général est tout de tendresse humaine pour les inaboutis, les blessés de la vie, les trop faibles pour s’adapter. Les enfants sont à caresser, les femmes mûres à aimer, les vieux qui ont vécu à écouter. Fred explore les hommes comme elle inventorie des traces archéologiques. C’est tout un monde ancien, immémorial, qui subsiste dans la modernité, comme les tablettes de Sumer nous le suggèrent déjà, une empreinte des humains dans les choses.

En sourd, une émotion automnale, une petite musique de crépuscule, telle une sonate. Oui, il y a de la sonate d’automne dans les romans policiers de Fred Vargas. Même qu’elle les appelle des rom’pol’, ce qui chante mieux que le nom développé, non ?

Bibliographie :

Les Jeux de l’amour et de la mort. Éd. Originale, 1986 / Le Masque, 1997. (Prix du festival de Cognac)

Ceux qui vont mourir te saluent. Éd. Originale Viviane Hamy, 1987. / J’ai lu, 2001.

Debout les morts. Éd. Originale Viviane Hamy, 1995. / J’ai lu, 2000. (Prix Mystère de la critique 1996)

Un peu plus loin sur la droite. Éd. Originale Viviane Hamy, 1996. / J’ai lu, 2000.

L’Homme aux cercles bleus. Éd. Originale Viviane Hamy, 1996 / J’ai lu, 2002.

Sans feu ni lieu. Éd. Originale Viviane Hamy, 1997. / J’ai lu, 2001.

L’Homme à l’envers. Éd. Originale Viviane Hamy, 1999. / J’ai lu, 2002. (Grand Prix du roman noir de Cognac 2000)

Les quatre fleuves. Éd. Viviane Hamy, 2000. (Prix Alph-Art du meilleur scénario au festival d’Angoulême 2001)

Pars vite et reviens tard. Éd. Viviane Hamy, 2001. (Prix des libraires)

Petit Traité de toutes vérités sur l’existence. Éd. Viviane Hamy, 2001. (Essai où se mêlent la philosophie et l’humour, l’amour et le désamour, la guerre, la distraction, le politique.)

Coule la Seine. Éd. Originale Viviane Hamy, 2002 / J’ai lu, 2004. (Recueil de trois nouvelles)

Critique de l’anxiété pure. Éd. Viviane Hamy, 2003.

Salut et liberté, Éd. J’ai lu 2004.

Sous le vent de Neptune. Éd. Viviane Hamy 2004.



1 réactions


  • Elrond (---.---.143.239) 25 novembre 2005 14:01

    J’aimais déjà beaucoup Vargas la romancière et je connaissais son passé/présent d’archéologue. Votre article la rend encore plus présente et plus humaine et donne des pistes sur les personnages de ses romans. Merci ! je vais dare-dare à la médiathèque, rayon ’V’


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