mercredi 2 octobre 2013 - par Olivier Perriet

Gran Torino ou l’Amérique face à ses immigrés

La masse de productions audiovisuelles des USA sur nos écrans glauques est telle qu'elle en devient étouffante. Au moins nous permet-elle d'examiner à fond "l'âme américaine" telle qu'elle se donne à voir. Que les encenseurs des États-unis, dont on constate quotidiennement qu'il ne faut jamais mésestimer la servilité, me pardonnent !

C'est entendu, Gran Torino, film réalisé par Clint Eastwood en 2008, nous explique (comme d'habitude…) ce qu'est un vrai Américain, à travers la rencontre de Walt Kowalski, rugueux retraité nourrissant une passion pour le modèle de voiture éponyme, et le jeune Thao, son voisin d'origine Hmong (ethnie implantée dans les montagnes situées aux confins du Viet Nam, du Laos et du Cambodge apprend-on).

Mais là où le "mauvais film US" nous ensevelit sous les stéréotypes, unilatéral comme un tapis de bombes déversé sur l'Irak, Gran Torino se révèle tout en nuances, voire carrément émouvant.

En effet, par la juxtaposition de deux univers totalement opposés, celui de Kowalski et celui de ses voisins asiatiques, il ne tait pas les limites du modèle états-unien ni les difficultés de l'intégration des immigrés. Une liberté de ton presque étonnante sur ce sujet si on la compare aux débats hexagonaux, qui amènent invariablement leur corollaire de faux semblants ("Tout va très bien !" et son jumeau "Tout va très mal !").

Walt Kowalski, vétéran de la guerre de Corée et des usines Ford du Middle West, veuf éploré (le film s'ouvre sur l'enterrement de son épouse, "la meilleure chose qui lui soit arrivée dans la vie") cohabite avec des immigrants asiatiques dans son quartier. Après des débuts de franche hostilité, il finit par se lier d'amitié avec Thao, adolescent un peu gauche, et sa grande sœur Sue. Il ira jusqu'à sacrifier sa vie[1] pour mettre fin aux agissements d'un gang de jeunes Hmongs, menés par le cousin de Thao et Sue, qui cherche à placer cette famille sous leur protection mafieuse.

Le décès de son épouse révèle la grande solitude du vieillard américain, dont les liens avec ses enfants demeurent extrêmement lâches[2]. Il reste bien les vieux potes avec qui on boit un coup au bowling et devant lesquels on frime un peu, comme pendant les jeunes années. L'ami coiffeur et les souvenirs que l'on ressasse en buvant bières sur bières sur sa terrasse.

Mais on sent bien que le compte n'y est plus vraiment.

Même physiquement les générations diffèrent : grand-père svelte et travailleur manuel, fils obèse en col blanc, commercial chez Toyota quand le père travaillait chez Ford (horreur !).

Le fossé de malentendus et d'incompréhension fait de ces trois générations des étrangers les uns pour les autres, ainsi la scène où Walt téléphone chez son fils pour l'informer de son mal incurable, et où petite-fille, belle-fille, et fils se repassent le téléphone avant de seulement décrocher, la (brève) conversation se finissant sur un "on se rappelle bientôt " guère convaincu.

Symboliquement, le film s'achève lorsque Walt "déshérite" sa famille en léguant sa Gran Torino à Thao.

Quelle contraste avec la famille Hmong voisine, où les liens intergénérationnels sont nombreux et entretenus. Thao et Sue vivent avec leur mère (leur père est décédé) et leur grand-mère[3]. Les réunions de famille sont nombreuses, ce malgré l'éloignement puisque certains jeunes viennent du Texas. Alors que le fils de Walt semble vivre à proximité, avec son véhicule immatriculé dans le Michigan.

Des liens forts qui se révèlent toutefois assez étouffant : Thao, dernier maillon de la chaîne, doit finalement obéir à tous ses aînés (grande sœur + mère + oncles et tantes + grand-mère). Dans cet univers communautaire, séparé du reste de la société par la barrière de la langue (sauf chez les plus jeunes), la vie est plus chaleureuse et moins angoissante, mais elle se fait toujours sous le regard des parents. Et s'il y a des problèmes dans la communauté (comme avec le gang du cousin), ceux-ci se règlent (ou ne se règlent pas) en interne. C'est du moins la lecture qui en est donnée au spectateur.

Tout le film raconte l'émancipation de Thao et sa "conversion" au modèle masculin US, que ce soit sous la houlette violente de son cousin, puis sous celle, bienveillante, de Walt.

Les grands classiques sont toujours là : le vrai Américain trouve sa femme lui-même (Walt pousse donc Thao à faire le premier pas vers une ado de sa connaissance), il est débrouillard (Thao bluff le responsable du chantier en prétendant qu'il a bien une voiture mais qu'elle est en réparation), il est autonome et se trouve un job pour se payer une voiture et ainsi renforcer son indépendance.

Une importance particulière est accordée au bricolage et à l'aspect des propriétés, les immigrés asiatiques étant censé y porter peu d'attention par rapport aux Américain (façades et toits dégradés, pelouses non taillées, appareils domestiques vétustes). Toutefois, là encore la médaille a son revers : que vaut le culte de l'apparence et de la maison bien propre si on se retrouve seul ?

À travers les yeux du personnage de Kowalski, au patriotisme exacerbé, les difficultés de la cohabitation avec les migrants ne sont pas niés. Notamment l'inversion curieuse dont il est victime lorsque, invité chez ses voisins, toute l'assemblée, qui ne parle pas un mot d'anglais, semble le considérer comme une bête curieuse. Surtout après qu'il ait enchaîné les maladresses ! Ou quand la grand-mère, sorte de dragon assez inquiétant, fulmine depuis le perron contre "ce vieux Blanc qui ne veut pas quitter le quartier". Une substitution de population s'est opérée car ses anciens voisins, sans doute des collègues ouvriers vieillissants, ont été remplacés par des réfugiés Hmongs. La majorité est devenue minorité. Et l'écart extrême entre les modes de vie n'est pas nécessairement bien vécu de part et d'autre, comme on le voit.

Enfin, Gran Torino, insiste sur l'obsession des différences ethniques qui règne aux USA, y compris entre des Blancs que rien de sérieux ne distingue. Sous une forme au premier abord bon enfant chez Kowalski, cependant plus profonde qu'il n'y paraît. Amicale lorsqu'il multiplie les blagues sur les clichés ethniques avec ses amis, au point qu'il présente cela comme un passage obligé à Thao lors de son dialogue avec son coiffeur, "ce voleur de rital". Mais extrêmement ferme lorsqu'il invite Sue à "rester avec des gens comme elle" au lieu de fréquenter un Blanc, traître à ses origines (identifié assez bizarrement et du premier coup d'œil comme "un Irlandais", allez savoir pourquoi) imitant la sous culture du ghetto noir[4].

L''intégration des immigrés à la société US par le gang ethnique ne semble finalement qu'un sous-produit de ce mode de pensée, la présence de bandes concurrentes créant la dynamique : Thao, agressé par des Mexicains, est ainsi "tout naturellement" porté vers la bande de son cousin.

Au final, Gran Torino montre que, si les Américains apprécient et cultivent des différences factices (entre gangs ethniques qui se ressemblent comme deux gouttes d'eau, entre fils d'immigrés d'européens) les différences réelles (organisation familiale) sont visiblement rejetées.

Gran Torino se veut une fiction presque didactique sur la virilité américaine. Cependant, est-ce faire preuve de mauvais esprit que d'y voir par ailleurs, à travers le personnage de Thao, une virilité angoissée et difficile, soucieuse de s'affirmer pour conjurer une sorte de supériorité féminine qui semble aller de soi[5] ? Si Walt prend sous son aile Thao, comme le gang de son cousin l'avait également souhaité, n'est-ce pas également parce que cet adolescent gauche figure le précipice dans lequel risque de sombrer le mâle américain ?


[1] Sacrifice relatif : il était atteint d'une maladie incurable. Mais quand même !

[2] Une telle histoire n'est finalement pas si incompréhensible pour le spectateur français, dont le modèle familial est proche. Voir (un exemple parmi d'autres) les débats après la canicule de 2003 sur "les vieux dont la famille se désintéresse"…

[3] on n'en a pas l'explication : est-ce une famille élargie habituelle ?

[4] Toujours les Noirs américains en repoussoir

[5] Comme le dit Sue sur l'air de l'évidence, "les filles s'adaptent mieux [que les garçons]".

 



4 réactions


  • Rounga Roungalashinga 2 octobre 2013 10:57

    Le film est sorti il y a un bon bout de temps, mais il n’est jamais trop tard pour faire une bonne critique d’un bon film.


  • Maître Yoda Castel 3 octobre 2013 09:54

    J’ai beaucoup aimé ce film. Il offre une vision du nationaliste revanchard nuancée.
    En France, je trouve qu’on voudrait éradiquer le racisme tout-de-suite (et aussi toutes formes de nationalisme vieux jeu). Ce film permet de relativiser : une des morale du film, c’est, qu’on peut avoir des considérations nationalistes et racistes mais avoir un grand cœur ; on ne devrait juger les gens que par ce dernier point.


    • Olivier Perriet Olivier Perriet 4 octobre 2013 08:51

      Raciste raciste, je ne le crois pas :
      c’est plus des modes de vie très différents qui créent un « agacement » (mutuel d’ailleurs, car la mamie ne semble pas très sympathique non plus, et on ne sait pas pourquoi elle persiste à détester Kowalski jusqu’au bout).


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