mercredi 31 octobre 2007 - par Hobbes

Gratuité et modèle économique

Un certain nombre d’événements passés plus ou moins inaperçus dans les médias se sont produits ces dernières semaines et sonnent comme un petit cataclysme dans le difficile affrontement sur le droit d’auteur et la question du paiement des oeuvres. Un petit tour d’horizon d’une question terriblement philosophique et mouvante s’impose.

Il semble qu’encore une fois l’audace ne vienne non pas de nos députés mais des industriels. La prédominance, depuis la chute du Mur, d’un modèle néolibéral ambitionnant de s’extraire de la seule idéologie économique pour réorienter tout le fonctionnement et la pensée de la société occidentale, semble atteindre ses limites. Ce que l’on pourrait résumer (abusivement) au tout marchand (des produits aux relations humaines et aux idées) atteint - via ses aberrations - ses propres limites et marque, peut-être, le début d’un retournement. Sur ce point il est intéressant de constater combien les décideurs politiques nationaux et supranationaux apparaissent en retard d’un train sur une évolution que commencent à comprendre certains industriels toujours désireux d’anticiper l’avenir pour le transformer en trésor.

Ce décalage s’incarne dans une législation et un discours paraissant d’un côté jusqu’au-boutiste, de l’autre archaïque. Si l’Europe est perçue par nombre de ses citoyens comme le Cheval de Troie de l’idéologie néolibérale, l’honnêteté intellectuelle oblige à lui reconnaître une cohérence dans sa logique. Ainsi, si les directives de Bruxelles battent en brèche avec de plus en plus d’insistance les Etats Providences, rendant difficile à qui le voudrait de déroger à la logique du tout marchand, ses tribunaux sont pourtant les seuls au monde à oser (et tenir) l’affrontement avec une icône telle que Microsoft. Le premier sévère coup de boutoir vient ainsi de l’Union européenne qui applique au fonctionnaire comme à la multinationale sa logique libérale. Car outre briser une omerta sur un monopole (situation prohibée par toutes les instances économiques internationales), les récentes et multiples condamnations de Microsoft pour abus de position dominante1 signent un début de retournement dans la logique d’achat forcé qui prévalait jusque-là. Ce n’est pas ici le montant de l’amende, l’image égratignée de la firme de Redmond, ni même le rééquilibrage des rapports de force entre argent et droit, qui priment. Non, en rendant et confirmant ses jugements, l’Europe a simplement proclamé la fin d’un modéle économique qui voulait que le consommateur achetait sans aucun droit de regard ni de critique sur un produit parfois imposé. Et nombre d’exemples dans différents secteurs illustrent ce fait nouveau.

Ainsi, alors que les députés français bataillent encore sur l’application d’une loi DADVSI bricolée dans l’urgence, dans différents secteurs commence à se mettre en place un nouveau modèle basé sur la gratuité, financé en partie par la publicité. La télévision peer-to-peer "Joost"2 vient ainsi de lancer son site permettant de visionner 15 000 programmes sur 250 chaînes gratuitement, sur simple inscription. Chaîne majeure de l’audiovisuel américain, NBC a provoqué un séisme en annonçant la diffusion (gratuite) sur son site des épisodes de ses séries à succès le lendemain de leur diffusion ! La presse est également touchée puisque après avoir essayé différentes formules, les sites du New York Times et du Financial Times sont devenus gratuits (archives comprises pour le New York Times). Dans notre pays le site du Monde est de loin le site d’information le plus consulté du web, générant d’importants revenus publicitaires en proposant une partie importante du journal du jour. En informatique, domaine traditionnel des pirates et partisans du travail communautaire, des firmes aussi puissantes qu’Adobe, Sun ou Google se lancent dans une guerre au format ouvert, chacun installant sa suite bureautique en ligne, gratuite bien évidemment3. Microsoft lui-même se voit contraint de revoir sa stratégie, très loin de sa culture économique, en annonçant sa propre suite bureautique en ligne. Enfin, et surtout, le plus gros pavé dans la marre vient d’être lancé dans le secteur le plus verrouillé qui soit et engagé depuis plusieurs années dans une lutte sans merci contre le "piratage" et la copie privée. Le groupe Radiohead diffuse en effet depuis le 10 octobre son dernier album, exclusivement en téléchargement sur son site, pour un prix laissé au libre choix de l’acheteur. De quoi mettre à bas tout l’édifice construit autour des maisons de disque qui voient déjà d’autres artistes attendre avec impatience les résultats de l’opération pour s’engouffrer dans la brèche...

Non qu’ils soient devenus fous au point de refuser toute rémunération, tous ces acteurs ont certainement compris avant les autres que le système ne pouvait plus durer en l’état (essentiellement en raison des avancées technologiques). Ils ont saisi que les possibilités de faire sauter l’interdit devenaient enfantines, que ces techniques de contournement des verrous avaient toujours un temps d’avance sur la riposte des producteurs et que cette facilité entraînait une transformation de la petite communauté de pirates en une masse de citoyens respectables et difficilement condamnables. En bref que les valeurs et le rapport de force avaient changé. A ce stade certains pensent pouvoir maintenir une logique répressive pour faire triompher leurs droits, quand d’autres considèrent qu’il s’agit d’une lutte contre des moulins à vent qu’il vaut mieux accompagner dès le début plutôt que de devoir se conformer tardivement au nouveau modèle. En somme, participer à l’invention du nouveau modèle plutôt que de se le voir imposer. L’hypocrisie voulant que ceux-là mêmes qui vendent des matériels de copie s’insurgent contre la copie des oeuvres qu’ils produisent5.

Ce mouvement n’est pas que superficiel. Après quelques années de transition dues à la révolution internet, les professionnels de l’audiovisuel et de l’informatique ont choisi de s’orienter vers une répression basée sur des schémas anciens et simplistes : le "piratage" est interdit, punissons sévèrement le piratage. Les gouvernements de droite (ou d’idéologie sociale-libérale) aux affaires dans une majorité de pays occidentaux actuellement ont eux choisi de suivre presque aveuglément les industriels en se retrouvant dans des impasses techniques ou de jurisprudence : maîtrisant mal les enjeux et le caractère multiforme des nouvelles technologies, leur grille de lecture s’avère erronée et les tribunaux ont bien du mal à appliquer la (les) loi(s) de manière homogène. Après la loi DADVSI, le gouvernement français tente de faire porter le chapeau du piratage à l’opérateur internet Free, accusé de faciliter le piratage au travers de son service de dépôt de gros fichiers et de sa "TV perso" (service permettant aux abonnés de déposer ou de diffuser en directe des vidéos sur le réseau de l’opérateur). De leur côté, les opérateurs internet viennent de provoquer la polémique en accusant devant la commission Olivenne6 les studios de cinéma d’être à l’origine de nombre de fuites aboutissant à la diffusion de films en qualité DVD sur les plates-formes de téléchargement P2P. Si les opérateurs jouent un jeu ambigu en mettant en avant la rapidité de téléchargement dans leurs arguments de vente, la position récurrente voulant que l’on ne peut en cibler un seul au risque de le défavoriser économiquement semble fatal dans les négociations. A ce stade les pouvoirs se contentent de légiférer en prévoyant des exceptions dès qu’une difficulté point... alors que la solution de la Licence globale a toujours été rejetée comme absolument inenvisageable. Pas de solution de ce côté-là en somme. Les mentalités bougent pourtant... dans les entreprises ! Depuis quelques mois le nombre d’administrations françaises passant sous système Linux va croissant. La symbolique d’une Assemblée nationale "linuxisée" en juin dernier est loin d’être passée inaperçue. Cela fait en outre plusieurs années que la majorité des serveurs d’entreprise sont sous logiciels libres. Cette schizophrénie étatique montre néanmoins que la situation évolue.


Ce constat établi, quel pourrait alors être ce nouveau modèle économique ? Nous étions jusqu’ici dans une logique qui veut que l’on achète un produit, une oeuvre que l’on ne connaît pas, sur les seuls critères des critiques professionnelles (qui sont parfois bienveillantes, parfois défaillantes (exploitation abusive des dossiers de presse)). Des commentateurs du monde de l’entreprise (la société Sun Microsystems par exemple) ont annoncé depuis quelque temps déjà que nous allions passer sous peu à une société d’hyperservices, voyant une dématérialisation croissante des produits et des oeuvres. Dans ce nouveau contexte il deviendra illusoire de vouloir être rémunéré sur le produit lui-même et les activités devront se déplacer vers les services d’assistance, de formation, etc. En somme, si le logiciel de la société Sun est disponible gratuitement (qu’on le veuille ou non) sur le réseau, les compétences pour l’utiliser ne le sont pas. Aux entreprises de proposer leur assistance, leur support technique.

En matière d’œuvre la révolution est plus délicate. Si le nouveau modèle implique que l’on consomme avant d’acheter, cela remet en question toute la filière de la critique (journaux spécialisés), implique une condamnation immédiate de l’œuvre de mauvaise qualité (qui pouvait jusque-là engranger des revenus jusqu’à un certain point grâce à la communication massive) et remet en question le rôle du marketing (qui s’efface derrière le contenu et le jugement fatal du consommateur). Nous assistons à une consommation directe et à une relation directe entre le créateur et le "consommateur". Pour que ce modèle fonctionne, cela exige une responsabilisation drastique du consommateur : dans le modèle cherché par le groupe Radiohead, c’est chacun qui détermine le prix de l’œuvre. Une question toute philosophique qui mérite de trouver des réponses rapidement : un grand nombre de logiciels aujourd’hui couramment utilisés par chacun sont "freeware", ne demandant que des contributions aux utilisateurs satisfaits. Si chacun ne joue pas le jeu, le modèle n’est pas viable. La première étape (la consommation gratuite) est désormais établie. Reste à évoluer vers une consommation ciblée, une rémunération volontaire et autodéfinie, aboutissement de l’hyperindividualisation de notre société. C’est là une révolution culturelle qui nous attend peut-être.

1 - Voir article de l’Expansion (17/09/07)
- Le constructeur Acer a également été condamné le 23 juillet dernier (http://www.lepoint.fr/content/tech_net/article.html?id=202122) et d’autres procédures contre HP, Auchan et Darty notamment sont en cours.

2 - http://www.joost.com/.

3 - Google Documents (Google) , Lotus Symphony (IBM) , Buzzworls (Adobe).

4 - Pour un premier bilan financier de la vente, voir http://www.techno-science.net/?onglet=news&news=4669

5 - Typiquement la firme Sony qui vend des graveurs et possède les studios de cinéma Sony Pictures, MGM et Columbia Tri-Star.

6 - Commission gouvernementale chargée de proposer des pistes de lutte contre le téléchargement illégal sur Internet, dont le président est l’actuel président de la FNAC (sic).



5 réactions


  • fb 31 octobre 2007 14:50

    Auriez-vous plus de détail (un lien de préférence) concernant les FAI qui commencent à assener quelques vérités au monde du cinéma ? La MPAA avait, avec sa « pyramide du piratage », contribuée à démontrer - peut être involontairement - que les fuites initiales était le fait de cette industrie.

    En tout cas si les FAI commencent à réagir de cette façon le combat va être sanglant !

    Entre la mission Olivesnne, la ministre qui fait du chantage et cette même ministre qui veut faire peser la responsabilité sur les FAI au mépris de la loi LCEN issue d’une transposition d’une directive européenne, ce n’est plus un ministère, c’est un cirque !

    Ces braves clowns feraient bien de lire « Economy Of Ideas » de John Perry Barlow, ils y apprendraient qu’avec des immatériels il n’y a plus de distribution.


    • Hobbes Hobbes 31 octobre 2007 17:58

      Autant pour moi, il s’agit de la SACD et non des FAI. Je rectifie l’article sur mon blog (en revanche je ne crois pas qu’il soit possible de corriger sur Agoravox...:s) L’info est ici : http://www.zdnet.fr/actualites/internet/0,39020774,39374002,00.htm


    • fb 31 octobre 2007 18:26

      Merci pour cette précision, à vrai dire une attaque aussi frontale des FAI m’étonnait mais n’aurait pas été pour me déplaire smiley ; en revanche la position de la SACD est plutôt curieuse ; le P2P ne serait donc pas la cause unique de leurs maux (supposés) ?


  • Utopiah Utopiah 31 octobre 2007 16:32

    Don et économie solidaire http://www.journaldumauss.net/spip.php?article139 (livre en format PDF en téléchargement gratuit)


  • ddacoudre ddacoudre 1er novembre 2007 22:56

    Bonjour hobbes.

    Très intéressant ton article.

    Mais d’entrée il faut faire la distinction entre la diffusion gratuite et celle aux coûts différés.

    Ainsi tous les accès gratuits supportés par des pubs sont des coûts différés, donc le consommateur des produits publicitaires en paiera le prix.

    Donc si l’on veut en connaître le prix cela demande de tortueux calculs que nous ne feront jamais.

    et si jamais la pub disparaît la gratuité aussi.

    Je ne sais pas si ces coût différés éclaireront les situations ou contribueront obscurcir les situations.

    Que la pub devienne de la monnaie de financement c’est déjà le cas pour presque tout et il n’y a que l’ignorance des mécanismes de l’économie pour croire que ce sont les entrepreneurs qui financent gratuitement.

    Moi ce qui me gène ce n’est pas le financement différé, c’est l’obligation de devoir ingurgiter contre mon grès de la publicité, qui n’est pas inefficiente, sans quoi elle n’aurait pas de raison d’être.

    Le monde donc je rêvais n’était pas celui du lavage de cerveau. Je n’ai même plus la liberté d’utiliser quoi que ce soit s’en devoir en passer par là.

    Les jeunes gens qui sont nés avec ne font même plus attention à cette dictature des consciences tellement elle est encré dans nos habitudes.

    Chacun dit que c’est sans conséquence que l’on y échappe, c’est bien entendu faux, cela nous a obligeais à mettre en place une procédure pour les plus endettés et d’enlever la notion de chèques sans proposions des délits.

    « L’insidieusité » de la pub n’est plus à démontrer et la voir grandir et étendre sa toile c’est à un moment ou un autre y succomber, pas à l’achat d’un produit, mais à sa culture qui éloigne des réalités, comme celle que tu as expliqué en disant qu’il y avait des actes gratuits.

    La seule gratuité est le don individuel (et encore puisque l’on peut le défiscaliser), tout le reste n’est que coût différé. Ne répond pas que dans le fond l’on en a rien a faire ce serai me donner acte de l’influence culturelle de la pub sur les esprits, et en plus cela ne correspondrait pas au niveau de ton article, qui excepté le point que je développe est très bon, car il met en évidence bon nombres de paradoxes qu’engendrent les technologies.

    Un autre point est que les éléments qui préfigurent l’avenir se mettent en place avant d’être regroupés pour former une voie une route à prendre ou suivre.

    Alors quand l’on à habitué les hommes à suivre des autoroutes avec des voies bornés des bifurcations interdites et des sorties obligatoires, c’est toujours difficile de ne pas passer par la case péage institutionnalisé, mais il ne faut pas croire non plus qu’il ne faut pas payer quelque part la nouvelle voie.

    Cordialement.


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