Introduction sur les fondamentaux du cinéma américain
La masse de productions audiovisuelles des USA sur nos écrans glauques est telle qu'elle en devient étouffante. Au moins nous permet-elle d'examiner à fond "l'âme américaine", du moins telle qu'elle se donne à voir. Que les encenseurs des États-unis, dont on constate quotidiennement qu'il ne faut jamais mésestimer la servilité, me pardonnent !
Premier article d'une série que j'aimerais développer à mesure de l'importance prise par ces productions dans nos médias.
Cet hiver, l'esclavage états-unien fut revisité coup sur coup par deux films à "fort tirage", Lincoln de Spielberg et Django unchained de Tarantino.
J'ai été voir le premier à reculons, eu égards à sa longueur ( 2 heures et demi !) et les précédents auxquels ce réalisateur m'avait habitué, notamment La liste de Schindler et le très patriotique Il faut sauver le soldat Ryan. J'ai vu le second sans rien en attendre de particulier et pour comparer.
Lincoln fut plutôt une bonne surprise, même s'il s'agit bien d'une autocélébration, certes toute en nuances, comparée à Django, apologie brutale, sous couvert d'autodérision, des valeurs états-uniennes.
Lincoln est une grande fresque centrée sur le vote, par les États du Nord, de l'amendement abolissant l'esclavage. Parallèlement à cette procédure politico-administrative, le film nous montre comment ce conflit déchire l'homme politique, tout empreint de patriotisme, mais aussi l'homme privé, dont le fils aîné est mort à la guerre et dont l'épouse, atteinte à jamais, menace de sombrer à nouveau dans la folie si leur fils cadet, qui rêve de participer à la grande boucherie, s'engage à son tour.
Ce parti pris biographique incite clairement le spectateur à l'empathie avec le personnage. Comme l'avait souligné l'historien Antoine Prost, un biographe est rarement neutre avec le grand homme objet de son étude !
Là réside la propagande douce, rétribuée comme il se doit par un Oscar, après tant d'autres films. The Artist, film étranger ainsi récompensé en 2012 ne faisant guère exception à cette règle puisqu'il s'agit d'une célébration d'Hollywood.
La manière dont Lincoln évite l'excès de manichéisme attendu (le bon Nord contre les méchants sudistes) est cependant remarquable. Tout d'abord puisque, suivant le point de vue d'un président patriote soucieux de rétablir, autant que faire ce peu, l'unité nationale, l'adversaire, même vaincu militairement, n'apparaît ni humilié ni méprisé.
D'autre part puisque le film est l'illustration passionnante d'une démarche idéologique, celle de Lincoln, et n'en tait ni les limites ni les ambiguïtés :
Parce que les États-unis sont la terre de la liberté, et une grande puissance regardée par les autres nations, l'esclavage apparaît comme un archaïsme et une aberration qu'il faut supprimer coûte que coûte. Quitte à se salir les mains et à corrompre, flatter, faire pression, intimider, manœuvrer, manipuler…les députés, l'opinion, les émissaires du Sud…
Et en évacuant complètement la question des conditions dans lesquelles les individus noirs "concrets" seront libérés, comme le souligne le dialogue magistral entre Lincoln et la femme de chambre de son épouse : "Mon but est d'abolir l'esclavage, mais j'ignore quel sera le destin de votre peuple". En clair : "La suite, ce n'est plus mon problème, débrouillez-vous !".
Oubli des situations concrètes, du "réel" (pour reprendre l'expression favorite des penseurs de la droite labellisée[1]), au profit de l'idée : tel est le défaut de l'idéologie.
On ne peut cependant pas dire qu'il s'agit d'un film à but didactique puisque, par exemple, il ne faut pas compter sur lui pour avoir des explications sur les causes de la guerre de sécession, enveloppée dans un "avant" ténébreux : pourquoi la question de l'abolition pourtant fondamentale, semble-t-il, apparaît-elle posée seulement à la fin de la guerre, lorsque le Sud a perdu la partie militairement ? Pourquoi le Sud a-t-il voulu faire sécession ? Mystères.
Dans Django unchained, au contraire, pas de place pour la nuance et l'analyse historique.
Esclave libéré de ses chaînes par un chasseur de primes allemand, Schultz, (la volonté de réhabiliter une nationalité souvent assimilée aux nazis ? C'est en tout cas l'occasion, dans la version française du film tout au moins, d'avoir un doublage à l'accent très prononcé et légèrement agaçant, surtout lorsque le personnage se prétend spécialiste de « la lutte mandiiingue »), au départ pour identifier trois frères esclavagistes dont la tête est mise à prix, Django va s'associer avec son protecteur pour retrouver sa bien-aimée, achetée par une sorte de despote sadique au nom et à l'aspect enfantin, Candie, surtout lorsqu'il regarde un combat à mort de lutte mandigue tranquillement assis au coin du feu, joué par Di Caprio.
Cette quête initiatique permet au réalisateur de dérouler les fondamentaux habituels de nombre de productions US, dont la répétition ne peut être un hasard.
L'omniprésence du Mal…dans un Sud qui ressemble à l'antichambre de Satan.
La rencontre entre les trois protagonistes, dans un salon, autour d'un feu de cheminée était prémonitoire : les flammes de l'enfer rattrapent Babylone lorsque Django détruit la demeure de Candie. Violence gratuite des blancs sur les noirs, lâcheté des esclaves (voir le rôle magistral de Samuel Jackson en habile "traître à sa race" qui évente le complot des deux héros et réussit presque à faire échouer leur mission) et des "petits blancs" qui vivent comme des animaux dans les bois mais collaborent avec le richissime Candie, recherche du gain facile, le tableau est sombre et sans espoir.
…Tempérée par le "happy end" où l'individu triomphe et parvient, on ne sait pas vraiment par quel miracle, à se défaire du complot infernal par sa débrouillardise et son ingéniosité. Même si, parodie oblige, Django et Schultz ressemblent plus à des super héros, dont on ne doute pas un instant qu'ils vaincront, qu'à l'individu moyen qu'affectionnent nombre de films. Au terme de son parcours, Django réussit à être aussi débrouillard que son mentor en bluffant les esclavagistes ; à être, en somme, un vrai Américain, libre et ingénieux.
On peut (presque trop) facilement faire le parallèle entre ces caractéristiques récurrentes et les analyses de Max Weber sur le puritanisme américain : l'individu seul face à Dieu et au Mal, sans Église, ni saints ni intercesseurs d'aucune sorte, doit trouver sa voie lui-même. Un face-à-face plus qu'inégal et angoissant pour l'homme, par nature imparfait et mortel face au Tout Puissant, qui pourrait expliquer cet arrière plan très pessimiste des films et séries américaines.
N'oublions pas enfin, le principal : la quête de Django lui permet de retrouver sa bien aimée, Brunehilde. En effet, l'homme américain trouve lui-même son épouse.
Là encore, il serait facile de trouver des parallèles avec nombre de série et de films US fondés sur ce type d'intrigue. Cela correspond, là aussi, à la définition du système familial américain posée par Emmanuel Todd (voir notamment Le destin des immigrés) : un mariage "exogame", c'est-à-dire en dehors de la famille élargie (pas de mariages arrangés entre cousins aux États-Unis), une famille "hyper nucléaire" où les liens entre parents et enfants devenus adultes sont très lâches et un statut élevé de la femme. C'est plus souvent la femme qui fait courir l'homme que l'inverse dans les films et séries US.
Pour conclure, revenons sur le point commun de ces deux films très différents, l'esclavage des noirs au 19e siècle. Un sujet qui, visiblement, n'en finit pas de hanter l'imaginaire états-unien. À tel point qu'à les regarder, on se demande, avec une certaine gène, s'ils ne servent pas de prétexte, sous couvert de respecter une vérité historique, pour utiliser publiquement le mot "nègre", enfoui sous des années de politiquement correct. Le personnage de traître joué par Samuel Jackson, qui s'avère être l'ennemi final le plus acharné de Django, me semble participer du même lapsus révélateur : grimé, méconnaissable, le visage déformé, boiteux, il ressemble presque plus à…un singe qu'à un humain. Le groupe noir, aux USA, semble plus que jamais constituer le pôle négatif de la société ou pour reprendre l'expression de Todd, la différence irréductible.
Mais cela pourrait faire l'objet d'un (ou plusieurs) article(s) ultérieurs.
[1] Qui savent pourtant, aussi bien que "la gauche", suivre aveuglément une idéologie, le libéralisme économique ou la rigueur budgétaire par exemple.