mardi 18 octobre 2011 - par Orélien Péréol

Jan Karski (mon nom est une fiction)

En résumé, un écrivain Yannick Haenel continue les témoignages sur ce génocide en se permettant un discours de fiction. Il veut palier la disparition des derniers témoins. Nauzyciel porte à la scène un tiers, environ, de son livre. La question débattue est celle de savoir si on a le droit moral, politique de passer du témoignage à la fiction. N’est pas débattue la question de savoir quel usage on fait pour le présent et le futur de la conservation « active » de ces témoignages.

Spectacle au Théâtre de la Cité Internationale du 18 au 20 novembre et en tournée en 2012..

Ce spectacle minimaliste est d’une efficacité immense et difficile. Il s’agit de littérature debout, d’une lecture, agrémentée d’éléments symboliques liés au théâtre. Cette efficacité tient pour une grande part à l’excellence de la prestation de Laurent Poitrenaux qui porte la troisième partie et structure l’ensemble. Cette efficacité tient aussi beaucoup à la clarté du parti pris et la rigueur de son accomplissement.

La première et la troisième partie sont des textes dits qui se terminent à chaque fois par une danse. L’idée est que les mots ne pouvant dire l’essentiel, le pire du pire, il ne reste que le corps pour tenter d’y parvenir, ce n’est pas le silence qui suit la parole, c’est le corps… C’est tout de même une idée. Ce n’est pas franchement sensible et si l’on ne nous donne pas cette clé, on voit dans ces danses un moment hétérogène, décalé, un peu saugrenu.

La deuxième partie est un texte dit en off pendant qu’un film répétitif nous fait parcourir le tracé du mur d’enceinte du Ghetto sur un plan. Ce plan superpose Varsovie d’aujourd’hui et le tracé de 1940/1943. Il n’y a pas de profondeur de champ, on a le nez sur le dessin, les mouvements de caméra sont heurtés. La vision en est pénible et rapidement, on ferme les yeux, se retrouvant comme à la radio.

Le sujet est précis et pointu comme une aiguille, il fait mal. A propos du génocide des juifs par l’Allemagne nazie, est posée la question : « Qui témoigne pour le témoin ? ». Cette question arrive au moment où les derniers témoins directs sont en train de disparaître. Or, dans ces témoins, il y a déjà des témoins de témoins. Pourquoi ne pas continuer ? Une des formes majeure de cette question est l’autorisation qu’il faudrait se donner de garder chaud, voire d’augmenter le témoignage par la fiction. Des historiens s’y opposent et il y a polémique.

La question principale, à mon sens, n’est pas posée : quelle élaboration de cette mémoire ? Le fait qu’il existe une succession de témoins ne semble porter que suggestion de garder vivant des récits ayant forme de témoignages, jusqu’à la fiction, à l’heure où les derniers témoins meurent.

Arthur Nauzyciel évoque dans le document remis au spectateur « l’impasse dans laquelle nous nous trouvons lorsqu’il s’agit de raconter, de réactiver les témoignages. »

Yannick Haenel s’est autorisé dans un roman Jan Karski : le vrai Jan Karski a voulu témoigner aux USA des horreurs infligées aux juifs. Il était porteur de ce qu’il avait vu et du témoignage de deux Juifs du ghetto. Il a été reçu par Roosevelt qui n’a pas tenu compte de ce qu’il apportait. Il a écrit un livre « mon témoignage devant le monde » en 1944. Cela n’a pas suffi. Il n’est pas arrivé à se faire entendre. Il s’est tu, ensuite, trente-cinq ans.

Jusqu’à ce que Lanzmann, dans Shoah, réactive, pour reprendre le mot choisi par Nauzyciel, le témoignage de Karski. Ce témoignage est double : la chute tragique et honteuse du ghetto et le refus par les Alliés de prendre en compte le témoignage de Jan Karski. Haenel crée un texte en trois parties, en 2009 (le roman Jan Karski) sur ce double témoignage. Et Nauzyciel un spectacle, en trois parties aussi, sur le roman de Haenel. On est dans un monde gigogne étrange du commentaire du commentaire… pour retenir un peu d’attention dans un auditoire qui peut-être se lasserait d’entendre le même récit dans les mêmes textes ?…

Il me semble qu’un moment du Jan Karski de la fiction raconte l’épreuve de son entrevue avec Roosevelt, un Roosevelt ennuyé par les informations qu’il reçoit, qui refuse de se faire déranger dans ses plans (militaires). Jan Karski interprète les ventes de son livre, mon témoignage devant le monde, comme une extension de cet échec : 60 000 Roosevelt ont acheté son livre !...

Et quid de ce « nouveau » spectacle ? Combien de nouveau Roosevelt ?

Il me semble me souvenir aussi que le Jan Karski fictionné dit que rien ne s’est passé depuis ce génocide. Cela ne me semble pas vrai : la définition précise du génocide, la notion de crime contre l’humanité, la constitution d’un tribunal international ayant pouvoir de juger des dictateurs…

Quelle élaboration de cette mémoire ? Il n’y en pas d’autre que l’entretien. L’entretien du récit de l’horreur, des souffrances des Juifs. On ne voit nulle part les mots Allemagne ou nazisme. Pas d’antécédent, pas de contexte, pas de travail sur une situation, des circonstances qui auraient conduit à cette horreur, conduit non pas dans le sens d’une fatalité, mais dans le sens d’un résistible chemin, dont on pourrait reconnaître le retour, si début de retour se présentait. Tout se passe comme si tout élément qui irait du côté d’une analyse serait complaisance, acceptation, accord, involontaire et inconscient éventuellement, avec l’innommable.

 Au contraire, il est question de l’extermination des juifs d’Europe. Il y a une sorte de mise en accusation de l’humanité toute entière qui a laissé faire ! Accusation portée avec effroi… mais portée tout de même, malgré l’effroi.

Dans une rencontre avec le public le 14 juillet dernier à l’Ecole d’Art d’Avignon, la discussion sans débat a principalement développé des témoignages personnels. Deux interventions au début ont essayé de poser en termes modérés, voire discrets, cette question : « à quoi sert cette contemplation de l’horreur qui doit renouveler ses modes d’exposition, les derniers survivants étant en train de disparaître ? », question pas entendue ; ce n’est pas malignité de ma part si j’emploie ce mot alors qu’il est question d’un témoin Jean Karski, qui n’est pas arrivé à se faire entendre, c’est celui qui dit ce qui se passe. A la toute fin, Laurent Poitrenaux a un peu dit que tout cela avait pour but de changer le monde, sans rien citer de ce qui a été déjà fait ni de ce qui pourrait être fait en ce sens…



4 réactions


  • himmelgien 18 octobre 2011 20:06

     Cet article passe sous silence le fondement réel de cette affaire : Jan Karski est devenu personnage de fiction sous la plume de Yannick Haenel , dénoncé avec virulence par Claude Lanzmann ( auteur du film-fleuve « Shoah » ) qui l’accuse ( en 2010 ) de « falsification de l’Histoire »  !... Une polémique très déplaisante ( et basse ) qui a rappelé que la machine de mort nazie sert à la propagande idéologique d’un « pays » bien vivant, qui n’aime pas se faire critiquer sur ses actes actuels !...
     Jan Karski fut ce « catholique juif » ( comme il se définissait lui-même) polonais qui tenta à Londres en 1943 de révèler auprès des autorités alliées ( dont Churchill et Roosevelt ) les souffrances effroyables des prisonniers ( notamment ) dans les camps d’extermination nazis !... Et qui échoua : les Alliés ne le crurent pas ... ou ne s’en soucièrent pas, préoccupés uniquement de la bonne marche de leur propre machine de guerre !... Cet ostracisme continua après-guerre, jusqu’à que Claude Lanzmann l’incorpore comme témoin dans « Shoah » , mais en coupant toute l’action des Résistants polonais en faveur des juifs ... afin d’empêcher de considérer les Polonais autrement qu’antisémites !... Les « gardiens » de la Shoah ont besoin d’une certaine dose d’antisémitisme dans le monde pour pouvoir continuer à le dénoncer et faire taire toute critique à l’encontre de la politique sioniste au Proche-Orient, qui persécute un peuple innocent depuis plusieurs générations !... 


  • Orélien Péréol Aurélien Péréol 18 octobre 2011 22:10

    @ himmelgien : « Cet article passe sous silence le fondement réel de cette affaire :  »

    J’ai déjà écrit ailleurs déjà ce que je pensais de celles et ceux qui croient avoir en leur possession et en leur discours le fondement des choses que les autres taisent exprès ou ne savent pas voir.

    Je traite d’un spectacle qui vise à garder vivante (mouvante et chaude) la mémoire des actes horribles, qui affirme l’échec qu’a été cette stratégie du « témoignage », tout en voulant continuer cette stratégie et l’échec qui y est lié...
    et je pose la question qui me paraît la seule vraiment intéressante : qu’est-ce qu’on fait maintenant ? (visiter le passé, se le raconter... ne me semble utile que pour améliorer le futur).

  • himmelgien 19 octobre 2011 04:17

     Il n’ y a pas « d’échec », de « stratégie » et autres méandres : la mémoire a plus d’un tour dans son sac et toute l’Histoire humaine démontre précisément que la transmission des connaissances ( et donc des témoignages !) va en se densifiant !... Les paroles ne s’envolent et les escrocs et les dictateurs sont de moins en moins à l’aise !... Seule, l’acculturation est un danger ... dont d’ailleurs, les Sociétés concernées ne se remettent pas !...Jan Karski est mort mais son esprit est toujours là !...


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