JO : une cérémonie excluante
La dispendieuse cérémonie d’ouverture des jeux olympiques de Paris fut une (presque) parfaite réussite formelle. Bravo ! Mais qu’en est-il du message envoyé urbi et orbi, aux Français et à tous les habitants du monde ? Le superbe théâtre qu’offrait la ville de Paris, chargé de sens, d’histoire et de culture aurait pu inspirer et illustrer l’expression de notre civilisation millénaire, dans un partage fraternel avec tous les peuples de la terre. Il ne fut que le décor, parfois détourné, de la mise en scène d’une idéologie vide. Laquelle ? En résumé : inclusion, tolérance, diversité, nouvelle formulation semble-t-il de liberté, égalité, fraternité. Toutefois, ce soir-là, ne furent ni inclus, ni tolérés, ni admis dans la diversité française : les aristocrates et les chrétiens. Le fait qu’ils soient menacés de disparition, comme les Indiens d’Amazonie et les baleines bleues, aurait dû incliner à la bienveillance. Mais non : haro sur les vaincus !
Ce fut, dans l’ensemble, un très beau spectacle, je ne dirais pas le contraire. Le ballon en feu s’élevant dans le ciel de Paris, la tour Eiffel magnifiée par des effets pyrotechniques impressionnants, la Marseillaise interprétée de façon vibrante par une chanteuse lyrique (dont quelques méchants butors ont cru malin de critiquer la peau noire sur les réseaux sociaux). Je l’ai surtout trouvée belle comme une madone. Mais encore : les émouvants portraits de femmes d’antan balancés doucement par les vagues, Imagine de John Lennon à faire pleurer, soufflé d’une barque glissant sur les flots noirs, quelques notes délicates de Ravel, Mon truc en plume pétillant d’intelligence chorégraphique, et d’autres moments de grâce. Le décor époustouflant des monuments parisiens qui me faisait monter au cœur la grandeur de notre patrimoine : l’Institut de France, la gare d’Orsay, le Louvre, la Conciergerie, le Grand palais, le pont Alexandre III, etc.
Esthétiquement, du grand brio. Avec toutefois, quelques touches d’un goût, à mon avis, peu sûr. Aya Nakamura trémoussant son opulente vulgarité devant l’Institut de France (même si les danses africaines qui l’entouraient, je n’ai rien contre), par exemple. Concernant la prestation de Céline Dion s’attaquant à l’Hymne à l’amour de Piaf : c’était… du Céline Dion. Johnny, tu nous aurais autrement remué les entrailles avec ta voix de loup traqué.
Voilà pour la performance formelle. Mais elle ne suffit pas. Le spectacle prétendait faire briller à la face du monde entier, ébahi, une vision. Laquelle ? Sans doute celle d’une France fière de ses « valeurs ». De son histoire aussi ? Mououiii, bien sûr, à condition d’en retenir surtout ce qui conforte, ou au moins annonce, les fameuses « valeurs » - non pas issues d’un noyau civilisationnel millénaire, mais platement conformes aux mœurs et aux idées promues par nos quarantenaires parisiens, cultureux actuels. Le nain juge le géant qui le porte, le prend de haut.
Emancipation ?
Le tableau intitulé « liberté » et dont le thème était « L’émancipation politique et intime » nous a-t-il montré comme un idéal l’épanouissement d’une haute culture pour le plus grand nombre, l’effritement de l’odieux mur de l’argent, l’approfondissement de la conscience morale personnelle face à sa responsabilité ? Que nenni. Ou alors cela m’a échappé. Par contre, j’ai bien vu la décapitation de Marie-Antoinette dont la tête sanglante chantait l’ignoble clameur meurtrière « ça ira, ça ira, ça ira, les aristocrates à la lanterne… » Entonnant le chant cruel de son bourreau, la victime tuée deux fois. C’est cela l’émancipation. Badinter, au secours ! Et puis, la Conciergerie éclaboussée de sang écarlate. Et d’une beauté parfaite, en plus. A vous soulever le cœur.
Avec le tableau évoquant sur un mode parodique la célèbre Cène peinte par Léonard de Vinci, avec des drag-queens se pâmant et se déhanchant outrageusement, nous sommes passé de la complaisance cruelle à la provocation graveleuse.
Thomas Jolly, le metteur en scène, a affirmé benoîtement après coup (1) qu’il n’avait pas pensé à cette œuvre, pourtant utilisée déjà par plusieurs campagnes publicitaires de grande ampleur et dont le détournement est devenu un lieu commun de la culture populaire. Pas pensé. Il est bien le seul.
Il a expliqué que son inspiration était, en fait, le Festin des dieux, représentant les dieux de l’Olympe (« Olympiques », vous suivez ?) et qu’il avait voulu représenter une « grande fête païenne » sublimée par l’arrivée de Dionysos, le dieu de la fête, du vin et, clin d’œil subtil, père de la déesse Seqanna, alias la Seine, apparaissant nu comme un ver. Ce qui, nous l’avons compris, renvoyait aussi à la dimension orgiaque du dieu. C’est convaincant, finalement. Le personnage central auréolé n’est pas une manière de Christ, mais d’Apollon couronné. Enfin voyons, tout le monde est censé connaître l’œuvre commencée par le peintre italien Giovanni Bellini en 1514 puis retouché par Titien, en 1529 !
Le grand public populaire, émancipé depuis l’assassinat de sa dernière reine, se devait de percevoir toute la finesse de ces évocations érudites.
De toute façon, il a compris l’essentiel : la morale libertaro-diversitaire, selon laquelle, comme tous les moyens de jouir sont valorisés, tout le monde s’aime, dans une convivialité joyeuse et où l’on éprouve le « vivre ensemble », dans la tolérance et le respect des différences. La créature dansante, barbue, à la poitrine généreuse en fut le symbole hilare le plus évident.
L’histoire de l’art, les références historiques ou religieuses servent ici de purs matériaux pour cette déconstruction-reconstruction, à l’instar de l’entreprise Disney aspirant tous les contes, mythes, croyances, traditions, chefs d’œuvre littéraires et artistiques des peuples, pour mouliner sa soupe de sous-culture mondialisée. La création artistique tordue, abîmée - tombée littéralement dans l’abîme - nourrit l’écœurant brouet aigre-doux qui y mijote.
C’est ainsi que les minauderies bruyantes d’Aya Nakamura ne furent évidemment pas pensées pour entrer en résonnance avec la pureté classique de l’Institut de France, temple de la science, et l’autorité qu’il représente, ni même pour créer avec le monument une dissonance intéressante. Elles ont pour fonction de casser l’admiration que chacun ressent spontanément pour la grandeur qu’il incarne.
« La cause des femmes »
Un peu plus tard, j’ai vu sortir de l’eau les dix statues dorées, un peu kitch, de « femmes marquantes de notre histoire » : Christine de Pizan, Jeanne Barret, Olympe de Gouges, Louise Michel, Alice Guy, Alice Milliat, Paulette Nardal, Simone de Beauvoir, puis - on s’y attendait - Simone Veil et Gisèle Halimi. Leur point commun : elles sont toutes militantes de la « cause des femmes ». Bonne idée, quoiqu’un peu convenue et sans surprise. Qui n’applaudirait à la valorisation de femmes courageuses et talentueuses, dont certaines ont été injustement laissées dans l’ombre par l’histoire officielle ? (Pas toutes, cela dit, et surtout pas Simone Veil, véritable icône sacrée de notre république dont on nous rebat les oreilles régulièrement).
Mais une réalité, pourtant immense et lumineuse, a été recouverte ce soir-là par des ténèbres particulièrement épaisses. Il s’agit du substrat civilisationnel à partir duquel le féminin s’est magnifiquement épanoui dans notre culture : le christianisme, curieusement absent de l’ensemble du spectacle, sauf peut-être sous la forme parodique que j’ai dite.
Aucune des dix peinturlurées d’or n’a puisé son énergie ou son inspiration dans une foi chrétienne, hormis, c’est vrai, Paulette Nardal, militante de la négritude et catholique fervente - mais il fallait se renseigner pour le savoir - et peut être Christine de Pizan, auteur de quelques textes religieux et qui a fini dans un couvent.
Et pourtant, il y en a eu des femmes fortes dans notre France chrétienne, et même d’innombrables. Blandine, martyrisée à Lyon, fit montre d’un courage dont peu d’hommes furent jamais capables ; Geneviève, qui nourrit les Parisiens affamés et fit reculer Attila en sauvant la ville (tiens, Paris, c’était précisément le lieu où rappeler sa mémoire) ; Jeanne d’Arc, condamnée comme sorcière, dont l’ébouriffante liberté alla jusqu’à lui faire porter des habits d’homme et devant qui filaient doux les soudards qu’elle commandait ; Gabrielle de Rochechoir au XVIIème siècle, abbesse de Fontevraud (2) qui traduisit l’Illiade et le Banquet de Platon, transforma Fontevraud en foyer de rayonnement intellectuel et culturel, conseilla les meilleurs écrivains de son temps, puissant personnage dont l’autorité s’étendait sur l'abbaye-mère et une cinquantaine de prieurés ; Sœur Rosalie, sous Louis-Philippe et Napoléon III, inlassable bienfaitrice des pauvres de Paris, qui ouvrit dispensaire, orphelinat, école, pharmacie, maison de retraite, patronage pour les jeunes ouvrières, et dont le cercueil fut suivi par une immense foule en pleurs ; l’immense petite Thérèse de Lisieux, la « petite sœur des tranchées » pour des milliers de poilus qui lui ont dû de ne pas désespérer en enfer ; et, pour clôturer cette courte liste où manquent une foule de figures admirables, l’incandescente Simone Weil, la « vierge rouge », anarchiste christique, « le seul grand esprit de notre temps » selon le mot d’Albert Camus.
Fougueuses amazones
L’on dira que, prude calotine, je ne cite que des nonnes et autres vierges. Alors je me reprends et pense aussi à beaucoup de mères et d’amantes. Clotilde, qui convainquit son barbare de mari de déposer les colliers de sa puissance et, avec lui, de baptiser ce qui allait devenir la France, infléchissant ainsi l’orbe de l’Histoire ; Marguerite de Provence, femme de culture à la beauté légendaire qui appréciait beaucoup que son royal époux l’honore vigoureusement (malheureusement jamais pendant le carême) ; l’écrivain mystique, mère et veuve Madame Guyon qui, embastillée dix ans, tint tête au redoutable Aigle de Meaux et, derrière lui, au Roi soleil lui-même ; la marquise de la Rochejaquelin, follement amoureuse de son mari général de l’ Armée catholique et royale pendant la guerre de Vendée, qui prit sa place après sa mort et faisait le coup de feu contre les Bleus, sans parler des belles et fougueuses amazones qui voltigeaient autour de François de Charrette et qui défendaient un peuple en voie d’extermination et, quoique sans doute un peu libertines, n’en luttaient pas moins au péril de leur vie « pour le roi et pour Dieu ».
Ces figures de formidables lutteuses auraient-elles été incongrues le soir où l’on était censé mettre en avant les valeurs du sport : sacrifice, courage, abnégation, générosité, humilité dans la défaite ?
Je songe aussi à la multitude d’humbles anonymes du peuple de France à qui l’on aurait pu, dans un geste « inclusif », au moins ce soir-là, rendre hommage, comme on le fait bien en grande pompe au soldat inconnu chaque année.
Je m’arrêterai là.
Mais quand même : il y en a une - au moins une – que l’on aurait dû, en stricte justice, saluer pendant la cérémonie. D’humble extraction, réfugiée, mère d’un condamné injustement à la torture et à la mort, étrangère, membre d’une communauté persécutée, elle fut accueillie par le peuple de France comme sa reine, sema son nom partout sur notre blanc manteau d’églises - dont la cathédrale de Paris -, irradia de sa lumineuse figure l’iconographie française, sublima l’image de la femme - dans toutes ses variations : beauté éclatante, douleur, joie sublime, douceur, souveraine puissance, maternité glorieuse, tendresse ineffable - inspira une foison de poèmes et de chants, se laissa prier à genoux pendant quinze siècles par des foules immenses, parmi lesquelles d’innombrables mâles - adoucis pour l’occasion. Palestinienne et juive, parfaitement intégrée à notre nation, elle méritait un petit hommage antiraciste et féministe, non ? Monsieur Jolly, pardon, vous ne voyez peut-être pas de qui je parle. Pour votre information : il s’agit de Marie de Nazareth, alias la Vierge Marie, dont vous trouverez facilement la fiche Wikipédia, même avec un mauvais moteur de recherche.
Puisque j’en suis aux références bibliques, je pense à l’étrange cheval argenté et à sa cavalière descendant la Seine. Squelette mécanique, où toute apparence de chair vivante était absente, monté par un humanoïde mi-chevalier, mi-robot, cela fit perler, je l’avoue, une goutte de sueur froide sur ma nuque. Je pensais aux cavaliers de l’Apocalypse semant la mort sous leurs sabots. Je me demandais quel incendie glacé cette inquiétante cavalière allait allumer sur la terre…
Je délire, dira-t-on. Mais l’art n’est-il fait pour laisser libre court à l’imagination ? La mienne en vaut d’autres. Et l’on ne m’enlèvera pas de l’esprit que le casque roboïde et le métal dur n’ont rien de rassurant. Et en tout cas suggèrent mal la chaleureuse fraternité olympique.
Heureusement - et c’était pour moi le plus émouvant - les peuples du monde ont navigué devant nos quais, joyeux, beaucoup dans leurs costumes traditionnels, nous saluant amicalement, pour une fois tous symboliquement réunis chez nous.
Ils méritaient d’être instruits fraternellement - d’autre chose que de notre manie de désinstruire.
Notes :
- BFM TV, le 28 juillet 2024.
- Abbaye qui, soit dit en passant, était mixte mais toujours dirigée par une femme.