mardi 22 décembre 2009 - par Yannick Harrel

Jost Haller, le peintre oublié des chevaliers

A la charnière entre le Moyen-Âge et la Renaissance, l’art pictural rhénan prend un essor considérable au point de faire école et de rassembler en son nom d’illustres artistes qui excelleront dans les arts de la peinture et de la gravure. Si la notoriété d’Albrecht Dürer a tendance à pousser à l’arrière plan les autres acteurs de cette période, il serait injuste de nier que ce dernier dut énormément aux travaux du Colmarien Martin Schongauer qu’il admirait par-dessus tout. Cependant, il existe un personnage encore plus effacé, mystérieux, qui a néanmoins laissé à la postérité de trop rares œuvres d’une remarquable maîtrise technique comme d’un lyrisme flamboyant : Jost Haller.

Premier recensement au sein d’un Strasbourg tumultueux et opulent
 
Longtemps méconnu, voire même confondu avec Schongauer, Haller fait pourtant de nos jours l’objet d’une attention nouvelle de par le sublime rendu de ses travaux, contemporains de la vitalité économique et intellectuelle de la cité de Strasbourg. D’autant que Gutenberg vient d’y perfectionner les techniques d’impression héritées de l’Extrême Orient, révolution technique qui introduit en corollaire une diffusion à grande échelle de la connaissance et une circulation facilité des idées.
Au XVème siècle Strasbourg est une ville libre impériale disposant d’une active et puissante bourgeoisie d’affaires s’opposant régulièrement et de façon véhémente à la noblesse locale. Opulence qui ne pouvait qu’attirer et agréger territorialement la fine fleur de l’artisanat rhénan voire même au-delà de ce périmètre [1].
 
C’est précisément en 1438 qu’est mentionné pour la première fois Jost Haller en tant que maître graveur sur le registre des métiers, un an avant la fin de l’édification de la flèche de la cathédrale de Strasbourg par Johannes Hültz faisant d’elle le monument le plus haut du monde [2].
C’est dans ce tourbillon artistique où s’entremêlent les influences Européennes du moment que notre peintre-graveur produit ses premières ébauches dont hélas bien peu subsisteront du fait des troubles sérieux émanant de la Réforme Protestante [3]. La première d’entre elles étant la Crucifixion daté de 1445.
 
Au service des ordres de chevalerie
 
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A Bergheim, localité sise non loin de Colmar, Haller va acquérir pour la première fois son surnom de peintre des chevaliers en réalisant le retable du Tempelhof. Fruit d’une commande de l’ordre des Hospitaliers de Saint Jean et mettant en scène sur un même plan Saint Georges affrontant (à pied !) le dragon et la prédication de Saint Jean le Baptiste. Deux scènes sans réel rapport l’une à l’autre si ce n’est la présence insolite d’un perroquet vert sur la scène avec Saint Georges, or c’est dans la symbolique qu’il faut se référer pour mieux comprendre le liant entre les deux : animal exotique dotée de la faculté de reproduire la parole humaine, l’oiseau pourrait être assimilé au don de prédication par la rhétorique de Saint Jean.

Une fois encore, bien des mystères demeurent autour de ces œuvres du Moyen-Âge. A fortiori lorsque leur auteur n’a laissé que peu de traces de lui-même et que nombre de ses autres témoignages picturaux ont été la proie du fanatisme.
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Il quittera Strasbourg de façon définitive suite à son séjour à Metz entre 1447 et 1450 où son talent sera particulièrement apprécié par la famille noble de Nassau-Saarbrücken. Sans nul doute fut-elle réellement persuasive en le faisant s’établir à Saarbrücken. C’est en cet endroit qu’il lui sera fourni l’occasion d’œuvrer sur sa deuxième œuvre la plus connue : le retable des chevaliers Teutoniques. La commanderie locale de cet ordre bénéficiait de liens très ténus avec les employeurs de l’artiste qui ne manquèrent pas de recommander ce dernier pour embellir la chapelle de ces redoutables moines guerriers [4].
 
Un héritage lié aux primitifs rhénans
 
Outre un livre de prières de Lorette d’Herbeviller daté de 1470 et témoignage que Jost savait aussi enluminer les manuscrits d’une manière tout à fait raffinée, il subsiste peu d’éléments relatifs à ce quasi-inconnu de la peinture médiévale. Regrettable au vu des dessins léchés où la finesse des détails ne peut qu’encore impressionner à notre époque et où la beauté onirique est servie par un style dynamique donnant vie à l’œuvre.
 
C’est cependant dans son héritage artistique qu’il faut rechercher la postérité car il parait peu probable que la proximité géographique comme le style n’aient pas influencé peu ou prou Martin Schongauer.
 
Un homme peu connu il est vrai (sa date de trépas étant tout autant mystérieuse que celle de sa naissance) mais qui en son temps sut produire des œuvres d’une réelle puissance visuelle et qui ici ou là trahit des innovations picturales qu’il est toujours agréable de (re)découvrir. Et d’apprécier en son sillage combien la césure entre Moyen-Âge et Renaissance est loin d’être aussi tranchée et arbitraire, y compris dans le domaine des arts picturaux.
 
[1] En 1459, à Regensburg, la loge des tailleurs de pierres de Strasbourg est désignée comme loge suprême du Saint Empire Romain Germanique.
[2] Avec de notoires tentatives de la détrôner à plusieurs reprises jusqu’en 1874, toutes échouant par suite d’un déchaînement des éléments naturels (vent violent, foudre) ou d’une mauvaise prise en compte de la conception architecturale provoquant l’affaissement de la structure.
[3] N’oublions pas que Martin Bucer (1491-1551) sera un des principaux acteurs influents de ce bouleversement théologico-social aux côtés d’Ulrich Zwingli et de Martin Luther.
[4] L’ordre Teutonique cependant commençait à amorcer un déclin inexorable, la douloureuse défaite militaire de 1410 à Tannenberg enclencha un processus dont il ne devait jamais se remettre. Le premier et surtout le second traité de Thorn (1410 puis 1466) éradiquèrent toute velléité future que les Teutoniques redeviennent une puissance marquante du Grand Nord.


14 réactions


  • Suldhrun Coyotin 22 décembre 2009 10:37

    Bonjour Yannick .

    Certes , un bel article , pour de bien belles peintures . Mais aussi une précision ,de ma part .

    Le perroquet vert , en dit , du langage des oiseaux . l argot , la langue verte des poètes,
    Le tableau , dans ce cas est parlant , a travers les siècles , aux inities .......

    De meme pour la gestuelle de la Dame ou Vierge , si les bras ( ou livre) sont ouverts ou clos ...


    • Yannick Harrel Yannick Harrel 22 décembre 2009 10:51

      Bonjour,

      Merci pour cette précision smiley

      Il y a un nombre hallucinant de détails qui font de ces oeuvres de véritables livres... pour initiés. Derrière la façade apparente d’une oeuvre très consensuelle, il y a multitude d’élements profanes qui ne délivrent leur vrai message qu’aux spécialistes et membres de la corporation. L’herméneutique n’est pas chose aisée pour le béotien.

      Cordialement


    • ARMINIUS ARMINIUS 22 décembre 2009 17:02

      Gestuelle de la Vierge,dont le lis ( en bas à gauche) signe la pureté, c’est une scène de l’annonciation : ange gabriel+ colombe(saint esprit) + dieu le père en arrière plan.
      A part ça difficile de se faire une place entre les maitres flamands, les maitres français de l’enluminure et le génial Dürer... en attendant Vinci. Dans le domaine de la peinture la Renaissance a plus été une évolution en pente douce comparée à la révolution architecturale...


    • Suldhrun Coyotin 22 décembre 2009 18:49

      Bonsoir ARMINIUS

      Ce n est pas aussi simple que vous le dites .

      La gestuelle de la vierge est de tenir , dans cette peinture , le livre clos et les bras de même , avec une main , en geste défensif . A ne pas devoiler , dit -elle .

      Le contraire d ici mamanana.typepad.fr/photos/uncategorized/2008... ou le livre est ou vert

      Quant au lys , il est bien du Lire , lège lège relege . Le nombre de fleurs écloses ou point en dit sur l échelle d évolution de l auteur dans la science ......... de l Art


    • Suldhrun Coyotin 22 décembre 2009 18:55

      de Coyotin a Coyotin

      Nigaud ! pour tes liens , bah ... je n y arrive pas , désole .


  • ASINUS 22 décembre 2009 11:49

    bonjour
    j ai appris



    merci


  • Fergus Fergus 22 décembre 2009 13:21

    Bonjour, Yannick, et merci pour cet hommage rendu à Jost Haller, injustement oublié de nos compatriotes, peut-être parce que trop assimilé à la culture germanique dont il a été un talentueux représentant. Quoi qu’il en soit, le retable de Bergheim est superbe. A voir si l’occasion s’en présente, et cela d’autant plus que le village est lui-même très séduisant.

    J’ai moi-même mis en ligne aujourd’hui un article sur une autre oubliée de la peinture hexagonale : Adelaïde Labille-Guiard, effacée derrière sa grande rivale, Elisabeth Vigée-Le Brun.


    • Fergus Fergus 22 décembre 2009 20:07

      Bravo, Waldgänger, pour ce commentaire à la fois précis et argumenté auquel je souscris très largement. Et tout à fait d’accord avec la hiérarchie que vous établissez, Van Eyck étant toutefois à mes yeux au dessus du lot. Cela dit, j’ai également un faible pour Lucas Cranach.


    • Yannick Harrel Yannick Harrel 22 décembre 2009 21:42

      @Waldgänger

      De même que Fergus, merci pour ce commentaire éclairé. Et je partage tout comme vous ce grincement de dents quant à la dénomination employée de « primitifs » pour désigner l’ensemble des formidables artistes de cette période (il y a là un aspect déplaisant issu d’une volonté de classement entre les époques qui me déplaît).

      Je m’étais fendu d’un article voici un peu plus d’un an sur une exposition s’étant tenue à Strasbourg où je ne pus m’empêcher de déclamer mon admiration devant de telles réalisations : http://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/la-renaissance-allemande-rayonne-34958

      Cordialement


    • Fergus Fergus 22 décembre 2009 22:56

      Je ne crois pas qu’il faille accorder au terme « primitif » un sens péjoratif. Après tout, ceux qui l’ont employé les premiers étaient certainement des gens férus d’art et parfaitement connaisseurs de peinture. A ce titre, ils connaissaient les oeuvres bien antérieures. Sans doute ce terme a-t-il été retenu pour désigner un style de peinture dans lequel la représentation des scènes s’exonère très largement ici des perspectives, là de la fidélité corporelle, un peu à la manière des « naïfs » bien longtemps après. En outre, ce terme a, si je ne m’abuse, été également employé pour désigner les oeuvres de la transition entre la peinture sur bois médiévale et la peinture sur toile apparue à la Renaissance.

      Bonne nuit.


  • Yannick Harrel Yannick Harrel 22 décembre 2009 23:43

    Bonjour Fergus,

    J’ai utilisé le terme à regret parce qu’il était communément employé par les historiens de l’art. J’ai fait preuve à ce sujet de conformisme ce qui n’empêche que j’éprouve une gêne quant à son emploi.

    Cordialement


    • Fergus Fergus 23 décembre 2009 09:24

      Bonjour, Yannick.

      La gêne qui peut exister autour du mot « primitif » est très largement liée à la manière dont ce mot est ressenti aujourd’hui, autrement dit très péjoratif. Le débat a également existé autour de l’appellation du musée du Quai Branly, appellation par défaut pour un musée des Arts premiers dont le nom, également connoté négativement par nos concitoyens, a été abandonné alors qu’il était infiniment plus parlant et plus conforme à l’histoire de l’Art. Personnellement, je ne suis gêné ni par « premier » ni par « primitif », non que j’éprouve un quelconque sentiment de supériorité vis-à-vis des productions artistiques très anciennes, (les peintures rupestres du Tassili sont une pure merveille) mais parce que j’y vois en filigrane l’expression artistique de pionniers de génie qui ont jeté les bases de ce qu’est devenu l’Art au fil des siècles. J’irai même jusqu’à affirmer que les oeuvres « primitives » qui sont accrochées aux cimaises des musées sont infiniment plus belles et plus émouvantes que nombre d’oeuvres modernes privilégiant les concepts les plus déconcertants, voire les plus scandaleux. On n’est plus là dans le « primitif » mais trop souvent dans le « primaire », ne croyez-vous pas ? Cela dit, si l’expression « art primitif » en peinture doit gêner et prêter à une interprétation négative, peut-être vaudrait-il mieux la changer en « art de transition » puisque c’est de cela qu’il s’agit.

      Je vous souhaite de joyeuses fêtes. 


    • Yannick Harrel Yannick Harrel 23 décembre 2009 10:10

      Bonjour Fergus,

      Quel vibrant plaidoyer ! J’avoue que votre vision est séduisante, même si formellement l’art est toujours de transition et que les pionniers d’aujourd’hui seront les primitifs de demain (quoique certains prétendent que l’on n’est toujours pas sorti de l’urinoir de Duchamp). Quoiqu’il en soit, je conserve le terme de « primitifs » pour ne pas introduire d’erreur dans les esprits, même si...

      A vous aussi, passez d’agréables fêtes de fin d’année et au plaisir de vous retrouver en pleine forme en l’an 2010...

      Yannick


  • Emile Mourey Emile Mourey 23 décembre 2009 20:17

    @ Yannick Harrel

    Très bon article. J’aime bien la naïveté et la pureté de ces peintures qui nous reposent de notre époque compliquée. Remarquez les deux doigts de l’ange qui annonce le signe que fera la Christ en gloire.


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