L’insolite procès de Gustave Flaubert
En hommage à Gustave Flaubert, né il y a tout juste deux cents ans, le 12 décembre 1821, France Télévisions a eu la bonne idée de programmer ce lundi 13 décembre un téléfilm intitulé Emma Bovary. Le chef d’œuvre de l’écrivain rouennais y est abordé d’une manière originale, par le biais du procès intenté en 1857 à l’auteur de Madame Bovary, accusé d’avoir commis un roman attentatoire aux bonnes mœurs. Zoom sur cet insolite épisode judiciaire...
Quiconque lit de nos jours Madame Bovary ne manque pas d’être surpris en apprenant que la publication de ce roman en 1856 a valu à son auteur, Gustave Flaubert, d’être inculpé et jugé par la 6e chambre du tribunal correctionnel de la Seine pour « outrages à la morale publique et religieuse et aux bonnes mœurs », conformément aux dispositions du Code pénal de 1812. Quelques mois plus tard, ce sera au tour de Charles Baudelaire de connaître le même sort pour les mêmes motifs après la publication de son recueil poétique Les Fleurs du mal.
En ce milieu du 19e siècle, l’on a la morale chatouilleuse, pour ne pas dire étriquée, dans la bourgeoisie française catholique et bien-pensante. Les adultères sont-ils absents des relations hommes-femmes dans la bonne société du Second empire ? Évidemment non. Des personnalités en vue entretiennent même des liaisons notoires avec des amants ou des maîtresses dont l’identité est connue. Des relations, qui, cela va de soi, alimentent les commérages sous les arcades des jardins du Palais-Royal, et les persiflages dans les soupers mondains. Mais il y a les choses que l’on fait – et que l’on peut même dire de manière plus ou moins égrillarde entre bons amis – et celles que l’on écrit.
Tout le crime de Gustave Flaubert est là : avoir introduit, si l’on ose dire, dans Madame Bovary quelques scènes considérées comme attentatoires à la morale. Dès lors, il n’est pas surprenant que ce remarquable homme de lettres se soit retrouvé le 27 janvier 1857 sur le banc des accusés au côté de Léon Laurent Pichat, gérant de la Revue de Paris, et Auguste-Alexis Pillet, imprimeur de ladite revue, tous deux accusés par la Justice d’avoir publié dans leurs colonnes, entre le 1er octobre et le 15 décembre 1856, le roman mis en cause par les magistrats du parquet.
Il n’y a pourtant rien de « sulfureux » dans Madame Bovary : l’adultère était déjà présent dans de nombreux romans antérieurs à celui de Flaubert. Il en constituait même souvent l’élément qui en pimentait l’intrigue. Quant aux descriptions des rencontres amoureuses d’Emma et Rodolphe, elles sont – chacun peut en juger en lisant le livre – parfaitement anodines car délibérément implicites, l’auteur ayant, à l’image de ces publicitaires qui dessinent nus leurs modèles avant de peu ou prou les vêtir, pris soin d’édulcorer ce qu’il nommait ses « scénarios » des plus explicites peintures de cette relation charnelle. La force de l’érotisme de Madame Bovary est dans la suggestion.
À cet égard, la « scène du fiacre » est éloquente. Conduits par un cocher dans une voiture aux rideaux baissés, Emma et Rodolphe vont de village en village au grand étonnement du cocher à qui ordre est donné d’aller toujours plus avant. Flaubert écrit : « le cocher sur son siège jetait aux cabarets des regards désespérés. Il ne comprenait pas quelle fureur de la locomotion poussait ces individus à ne vouloir point s’arrêter. Il essayait quelquefois, et aussitôt il entendait derrière lui partir des exclamations de colère. » Ainsi allait cette « voiture à stores tendus (...) qui apparaissait ainsi continuellement, plus close qu’un tombeau et ballottée comme un navire. » Jusqu’à ce moment où, « au milieu du jour, en pleine campagne, (...) une main nue passa sous les petits rideaux de toile jaune et jeta des déchirures de papier, qui se dispersèrent au vent et s’abattirent plus loin, comme des papillons blancs ».
On mesure à ces mots la gravité de la faute de Flaubert dans un pays où, en 1791, avait été publié un bien innocent opus du marquis de Sade, intitulé La nouvelle Justine. Hélas ! pour l’auteur de Madame Bovary, la France du Second empire est agitée par une vague de censures qui affecte de nombreux organes de presse et maisons d’édition. Or, il n’est pas d’épuration sans valets. Parmi eux, des magistrats comme le substitut Ernest Pinard, lequel exige avec le plus grand zèle que la Justice exerce sa rigueur à l’encontre de Gustave Flaubert, auteur d’un roman « licencieux » propre à porter une grave atteinte aux bonnes mœurs et à la morale religieuse.
Durant 1 h 30 d’un réquisitoire brillant au plan formel, le substitut Pinard, loin de mettre de l’eau dans son vin, accable le romancier de griefs mesquins, à l’évidence dictés par le climat politique délétère du moment et probablement aussi par son ambition carriériste. Hélas ! pour lui, l’avocat de Flaubert, Jules Sénart, n’est pas moins brillant. Sa convaincante plaidoirie, d’une durée de 4 heures, non seulement dresse un portrait exemplaire de son client et souligne la respectabilité notoire dont il bénéficie, mais récuse avec talent les accusations d’« immoralité » portées à l’encontre de Madame Bovary.
Le 7 février 1857, le jugement est rendu. Parmi les attendus de ce procès, il est à noter que les magistrats, en conformité avec leur temps, portent un regard sévère sur l’œuvre de Flaubert, au motif notamment que Madame Bovary comporte « des tableaux que le bon goût réprouve et qui sont de nature à porter atteinte à de légitimes et honorables susceptibilités » moyennant quoi « l'ouvrage déféré au tribunal mérite un blâme sévère, car la mission de la littérature doit être d'orner et de récréer l'esprit en élevant l'intelligence et en épurant les mœurs ».
Mais les magistrats notent également ceci : « Attendu que Gustave Flaubert proteste de son respect pour les bonnes mœurs et tout ce qui se rattache à la morale religieuse ; qu'il n'apparaît pas que son livre ait été, comme certaines œuvres, écrit dans le but unique de donner une satisfaction aux passions sensuelles, à l`esprit de licence et de débauche, ou de ridiculiser des choses qui doivent être entourées du respect de tous ; (...) attendu qu'il n'est pas suffisamment établi que Flaubert, Pichat et Pillet se soient rendus coupables des délits qui leur sont imputés », les accusés sont relaxés.
Ainsi a pris fin le procès intenté à l’encontre du grand auteur qu’a été l’homme dont on célèbre le bicentenaire de la naissance. 6 mois plus tard, Charles Baudelaire, étrillé par un Ernest Pinard revanchard, sera condamné par la même chambre correctionnelle.