vendredi 18 mai 2012 - par Franck Gintrand

L’ordre, la violence et l’aliénation : 6 livres événement

Convaincus que la culture du consensus et l'accroissement des inégalités ne peuvent déboucher que sur la violence, Slavoj Zizek, Miguel Benasayag et Angélique del Rey militent pour une réhabilitation du conflit et de la politique, Alain Caillé invite à repenser la richesse tandis que Blanche Segrestin et Armand Hatchuel défendent une refondation de l'entreprise.

De son côté Hartmut Rosa dénonce une nouvelle forme d'aliénation : l'accélération du temps.

Quant à Pierre Bourdieu, ses cours d'outre-tombe invitent à considérer l'Etat non comme un arbitre mais comme un outil au service de la "classe dominante".

Des points de vue et des démonstrations auxquels on peut spontanément adhérer ou que l'on peut a contrario contester mais qui méritent en tout cas d'être débattus.

Violence. La violence n’est pas un accident de nos systèmes. Elle en est la fondation – Slavoj Zizek

Le sujet du livre : les raisons de la violence. Cette violence que les nazis ont exercé à l’encontre des Juifs et celle qui oppose aujourd’hui le monde musulman au monde occidental, le 11 novembre, en Palestine, à l’occasion de la publication des caricatures de Mahomet… Pour Zizeck, cette violence n’est pas une aberration mais la conséquence directe de l’économie de marché (le “capitalisme”) devenue, depuis la chute du mur, une idéologie totalitaire niant la nécessité (et l’existence) du conflit social et politique.

Pourquoi le lire : impossible d’ignorer l’oeuvre de Zizek, majeure, complexe, sinueuse, souvent paradoxale, parfois contradictoire, voire inquiétante. On peut être ou fasciné, ou irrité. Ou les deux. Violence n’échappe pas à la règle mais sa démonstration ne fait que dénoncer une nouvelle fois la dépolitisation de la politique. Une pensée anti-bobo. Anti-communication. En un mot : anti-bisounours.

En savoir plus sur Zizek sur Chronicart.com : L’intolérance salvatrice

L’idée même de richesse – Alain Caillé

Le sujet du livre  : la richesse qui ne se limite pas à l’argent et au mesurable mais qui, pour Alain Caillé tend, au contraire, du côté de la gratuite et de l’inestimable.

Pourquoi le lire : enfin un livre qui ne parle ni des indicateurs alternatifs au PIB (à base de critères sociaux et environnementaux), ni du partage des richesses (un sujet déjà largement traité), mais de l’idée même de richesse. Pour l’auteur, la richesse, loin de se limiter à l’argent, désigne tout “ce qui augmente notre pouvoir d’agir”. Mais, paradoxalement, son moteur repose moins sur un désir d’accaparement que sur l’envie de donner davantage que ce que l’on reçoit (en l’occurence une rémunération). Et Alain Caillé de rappeler une évidence que les gourous du management ne cessent de redécouvrir : “il ne peut y avoir de surplus que comme résultat émergent d’une gratuité (…) Même si les motivations de départ sont utilitaristes, elles ne produisent de résultats qu’en devenant peu à peu et peu ou prou anti-utilitaristes”. A méditer.

En savoir plus avec la critique de lectures.revues.org

Refonder l’entreprise – Blanche Segrestin et Armand Hatchuel

Le sujet du livre : la réduction de l’entreprise à la recherche du profit à court terme exigée par les actionnaires. Pour les auteurs qui y voient un des principaux facteurs de la crise actuelle, la refondation de l’entreprise en tant que lieu de solidarité et d’innovation n’est pas seulement une obligation morale mais aussi une solution pour donner une nouvelle stabilité à l’économie mondiale.

Pourquoi le lire : convaincus de l’urgence de restaurer la capacité d’innovation de l’entreprise et le pouvoir du dirigeant vis-à-vis des actionnaires, Blanche Segrestin et Armand Hatchuel proposent de donner un statut juridique à l’entreprise à travers la création d’une « société à objet social étendu » (SOSE). Après tout pourquoi la recherche du profit serait-elle le seul objectif de l’entreprise ? Cette réflexion trouve aujourd’hui une double traduction en Californie. Depuis le 1er janvier 2012, deux nouvelles formes de sociétés, la flexible purpose corporation et la benefit corporation, proposent de fixer dans l’objet social un ou plusieurs objectifs tournés vers l’intérêt général (protection de l’environnement, promotion des arts, de la science, par exemple) ou vers l’intérêt des salariés, des fournisseurs, des clients, etc. 

En savoir plus avec la critique de sudinnove : Friedman m’a tuer et un article passionnant de Miriam Miriam Vers la société-association ?

Eloge du conflit – Miguel Benasayag et Angélique del Rey

Le sujet du livre : la recherche généralisée du consensus, de la tolérance de plus en plus faible à la confrontation et des effets paradoxaux de cette tendance qui, en niant les divergences et les oppositions, favorise un retour du refoulé par la violence.

Pourquoi le lire : ancien combattant de la guérilla guévariste en Argentine, Miguel Benasayag poursuit sa réflexion sur l’utilité de la “lutte des classes” tout en tirant les enseignements des échecs et des errements du communisme. Au-delà de toute considération idéologique, le principal mérite des auteurs est de montrer le danger paradoxal d’une société totalement pacifiée où l’expression des différences finirait par être vécue comme une provocation et une atteinte au “vivre ensemble”. 

En savoir plus avec la critique de liensocial.com

Aliénation et accélération – Hartmut Rosa

Le sujet du livre : notre rapport au temps. Un rapport de plus en plus guidé par le sentiment d'urgence. Et pour cause : nous ne percevons plus l'avenir comme une promesse mais comme une menace. Si bien qu'au lieu d'utiliser les innovations technologiques pour nous libérer, nous nous en servons pour en faire toujours plus, toujours plus vite, ne serait-ce que pour rester dans le coup. Une course, pour la compétitivité et contre le temps, évidemment perdue d'avance.

Pourquoi le lire : si l'auteur tente d'analyser les causes et les conséquences de cette accélération du temps, il invite surtout les lecteurs à la réflexion en laissant de nombreuses questions ouvertes : cette accélération du temps est-elle facteur de nouvelles inégalités ? Que pouvons-nous faire pour nous libérer ? Est-ce même possible ? Un livre de sociologie doublé d'une ambition philosophique.

Pour en savoir plus : la critique de et l’interview de l'auteur sur lemonde.fr - Les bonnes feuilles du livre sur mouvements.info

Sur l'Etat – Pierre Bourdieu

Le sujet du livre : comment l'Etat est-il parvenu à se hisser au-dessus des autres pouvoirs, au point de devenir incontesté et indiscuté ? Pierre Bourdieu retrace la construction de l'idée d'Etat et la fonction que l'institution remplit au-delà du simple monopole de la violence. 

Pourquoi le lire : un livre événement, que vous soyez fan ou non de Bourdieu. Ceux qui dénoncent l'affaiblissement de l'Etat ont voulu voir dans cette première publication post mortem des cours et séminaires du grand sociologie une caution morale et intellectuelle de première importance. Si on ne se limite pas à la lecture de l'introduction, la réalité est sensiblement différente. Contrairement à ce que soutiennent ses disciples, P. Bourdieu insiste moins sur les avancées du welfare state qu'il ne s'applique à disséquer, une fois encore, et toujours avec le même talent, les mécanismes d'un pouvoir d'autant plus redoutable que ce pouvoir avance masqué. Chemin faisant, le livre ne dit rien des formes alternatives de l'intérêt général dans les pays anglo-saxons, ni de l'Etat ouvertement conçu comme un lieu d'affrontement dans les pays africains. Aussi magistral soit-il, le cours de Bourdieu y perd singulièrement en pertinence et en intérêt. Ce n'est pas forcément ce qui en a été dit jusqu'à maintenant ? Raison de plus pour vous faire votre propre opinion !

Aller plus loin : la critique des Inrocks

Franck Gintrand



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