lundi 19 juin 2006 - par Argoul

La beauté de François Cheng

Franois_cheng_2

François Cheng est un petit Monsieur modeste et avenant, tiré à quatre épingles, et un grand homme. Mercredi soir, il a évoqué la beauté devant une assemblée de bourgeoisie choisie. Il a eu du mal à écrire son dernier livre, intitulé justement Cinq méditations sur la beauté (Albin Michel, 2006). Il lui fallait des visages ; ce livre est donc né de conférences prononcées en public, puis retravaillées par l’écriture. Pour lui, la beauté est l’expression de la bonté, et l’on ne peut percevoir la bonté que par les êtres. Pour en parler, il est nécessaire de les avoir devant les yeux.

A une inévitable question triviale de la salle, qui demandait quel était le « truc » qui permettait de percevoir le beau dans l’agitation de la ville, la misère des trottoirs et l’air renfrogné de la foule, il a eu cette réponse : « Il est certain que, pour percevoir la beauté, il faut un travail sur soi. La beauté ne vient pas d’elle-même comme un dû, il est nécessaire de se mettre dans l’état d’esprit de la percevoir. » A question très française, réponse très chinoise : tout ne vient pas d’en haut ou de l’Etat, chacun doit y mettre du sien. « J’ai dit cela à mes étudiants, j’ai vu des hochements de tête dubitatifs. Mais, un peu plus tard, certains m’ont dit qu’ils avaient médité cette remarque au premier abord dérangeante. Et que, désormais, ils regardaient les gens dans le métro autrement. » Comme quoi pour sentir le « souffle » du monde, il faut faire « le vide » en soi, c’est-à-dire, a précisé François Cheng « ne pas penser à rien, ne pas être endormi, mais accueillir les choses et les êtres tels qu’ils surviennent. » De même, il oppose au précepte soixante-huitard selon lequel « tous les goûts sont dans la nature » ou « à chacun sa vérité », les critères de « fausse beauté » qu’il définit par la séduction (publicité, propagande, illusion). La vraie beauté semble désintéressée et gratuite, plus encore : fondée sur la bonté. Le « beau geste » est une grâce, un don du principe de vie. La beauté est partout, même dans les bidonvilles, elle n’est pas un luxe mais est nécessaire à chacun, y compris aux plus démunis. Il y a de la beauté dans le sourire d’un enfant ou dans le regard d’une mère. La beauté est désir et élan vers l’autre.

F_cheng_5_mditations Et c’est alors que le physique d’une femme, l’épanouissement d’une fleur, le coucher du soleil ou le ciel étoilé permettent, un instant, de se trouver en accord avec le monde. La reconnaissance de la splendeur du monde nous renvoie à notre propre unité intérieure. L’univers a beau être très vieux, c’est pour chacun toujours « la première fois, l’unique fois ». « Nous ne possédons pas la durée, mais nous vivons l’instant, qui est le vrai mode d’être de la beauté. » Chaque moment qui passe ne revient jamais, chaque être le perçoit de façon unique, à chaque fois nouvelle. La beauté ressentie personnellement est donc dans l’instant, pas dans l’éternité platonicienne ou monothéiste. Au mal doit être opposée la beauté car celle-ci n’est pas l’inverse de la laideur mais une forme de bien et de vrai : ce qui justifie de vivre. Cependant, poursuivant Platon contre le christianisme revu par Paul, François Cheng croit que « la passion charnelle reste la plus haute forme de quête spirituelle, elle est un aperçu d’éternité ». Car seules les rencontres permettent de s’épanouir, « la vraie passion est une quête, pas un emportement. » Peinture_f_cheng

François Cheng est né en Chine il y a 77 ans, l’âge limite pour lire encore Tintin. Il a étudié à Chongqing avant de pouvoir venir en France en 1948, grâce à l’Unesco. Il a étudié la littérature, a traversé une période difficile d’emplois précaires avant d’enseigner à Langues O. « Lorsque je suis arrivé, en 1949, âgé d’à peine vingt ans, je me suis inscrit à l’Alliance française et j’ai étudié jusqu’au diplôme qui me permet d’enseigner le français à l’étranger. Je suivais également, et avec la même application, des cours à la Sorbonne. Et puis j’allais lire à la Bibliothèque Sainte-Geneviève. » Les Académiciens ont accueilli ce calligraphe, peintre et poète en 2002 après un Grand Prix de la Francophonie 2001. Franois_cheng Sa culture expatriée, son existence longtemps précaire, son obstination au travail par amour des lettres, ont fait de lui cet homme modeste et ce grand Monsieur qui nous parle ce soir. « Je suis prêt à affirmer que c’est dans le langage que réside notre mystère », déclare-t-il, « sur notre terre, seule l’écriture permet de tendre vers le tout de son vivant ». Taoïste et platonicien, il allie les deux traditions en autodidacte précis, intense et amoureux. « J’ai essayé d’opérer une symbiose en moi-même en prenant la meilleure part des deux grandes cultures auxquelles j’ai eu affaire. » Dialogue avec la peinture occidentale, dialogue avec les écrivains et les penseurs. « En ce sens je suis un passeur, je fais passer en moi-même ces grands courants, j’essaie de réaliser cette symbiose qui obéit à une nécessité vitale, à une respiration de mon être. »

Comme quoi immigration ne rime pas forcément avec aliénation, elle peut être enrichissement à condition de faire un effort personnel. Non pour éradiquer en soi sa culture ancienne, mais pour accueillir la culture nouvelle comme un supplément d’âme, une ouverture à l’être. Dans ce quartier chic parisien, en ce soir étrange, est passée comme l’aile d’un ange.



17 réactions


  • zen (---.---.230.222) 19 juin 2006 10:55

    Bel article, à la hauteur de l’homme exceptionnel qu’est F. Cheng...Qui donne envie d’être homme ,tout simplement.


  • Marsupilami (---.---.183.77) 19 juin 2006 11:00

    Ouaf !

    Merci pour ce très bel article sur François Cheng, homme délicieux et immense poète.

    Houba houba !


  • Marie Pierre (---.---.40.50) 19 juin 2006 11:05

    J’avais lu cet article sur votre blog. Merci de le publier sur AgoraVox, qu’il soit lu et médité par le plus grand nombre.

    Encore merci à vous.


  • Bulgroz (---.---.15.8) 19 juin 2006 11:14

    Merci pour cet article et pour son excellent titre et merci à notre ami Francois Cheng d’avoir honoré notre pays de sa présence.

    J’ai particulièrement apprécié (chose qui n’est pas racontée dans l’article) les circonstances dans lesquelles Chang a décidé de prendre pour prénom François (dans l’excellente suite d’entretiens de Pivot sur ces hommes et femmes qui ont choisi la France pour nouvelle patrie).

    Oui, François Chang est bien le symbole de ces émigrés qui donnent à la France ce supplément d’âme.


  • Philippe (---.---.69.67) 19 juin 2006 14:37

    Prétendre voir le beau partout est illusoire et erroné. Ce qu’il faut s’efforcer de faire, c’est de ne plus juger. Car du jugement provient l’évaluation, de l’évaluation la comparaison, et de la comparaison la tristesse.


    • Marsupilami (---.---.164.4) 19 juin 2006 17:17

      Ouaf !

      Quelle ratiocination bêtaphysique. Heureusement, la poésie de Cheng déborde cette étroitesse de partout.

      Houba houba !


    • Adolphos (---.---.59.170) 20 juin 2006 01:05

      « il faut faire « le vide » en soi, »

      Marsupilami, tu es un élus !


    • (---.---.14.34) 30 janvier 2007 23:04

      Il ne s’agit pas de voir la beauté partout,mais plutot de pouvoir la recevoir lorsqu’elle se présente.


  • monteno (---.---.179.94) 19 juin 2006 15:44

    Trés bon article... Merci !

    J’ai été trés sensible à cette citation de F. Cheng :

    <p>

    Elle me rappelle que j’ai toujours eu beaucoup de mal à comprendre ce que voulaient me sign,ifier mes amis japonais quand ils voulaient me décrire le processus de la méditation Zen...sorte de vide psychosomatique qui me semblait être un exercice infaisable pour moi...

    Soudain en vous lisant j’ai envie de donner l’interprétation personnelle suivante :

    Ce serait une recommandation ( ou un exercice) pour « débrayer » en nous, le mécanisme des catégories de l’entendement de Kant, de façon à percevoir « directement » et sans filtre, les choses telles qu’elle sont, sans laisser notre esprit les transformer pour pouvoir les percevoir... Au fond , cet exercice est-il possible ?


    • monteno (---.---.179.94) 19 juin 2006 15:47

      Trés bon article... Merci ! J’ai été trés sensible à cette citation de F. Cheng :

      Comme quoi pour sentir le « souffle » du monde, il faut faire « le vide » en soi, c’est-à-dire, a précisé François Cheng « ne pas penser à rien, ne pas être endormi, mais accueillir les choses et les êtres tels qu’ils surviennent. »

      Elle me rappelle que j’ai toujours eu beaucoup de mal à comprendre ce que voulaient me signifier mes amis japonais quand ils voulaient me décrire le processus de la méditation Zen...sorte de vide psychosomatique qui me semblait être un exercice infaisable pour moi...

      Soudain en vous lisant j’ai envie de donner l’interprétation personnelle suivante :

      Ce serait une recommandation ( ou un exercice) pour « débrayer » en nous, le mécanisme des catégories de l’entendement de Kant, de façon à percevoir « directement » et sans filtre, les choses telles qu’elle sont, sans laisser notre esprit les transformer pour pouvoir les percevoir...

      Au fond , cet exercice est-il possible ?


    • zen (---.---.155.24) 19 juin 2006 18:33

      Monteno, il y a un malentendu sur le ZEN (ce qui fait d’ailleurs sa difficulté) : la non-volonté, le non désir, l’abandon à l’instant,il m’a fallu du temps pour le réaliser...et pourtant c’est ce qu’il y a de plus simple.Je me permets de te recommander pour commencer le petit livre de AW Watts:LE BOUDDHISME ZEN (payot)..Amicalement


    • argoul (---.---.12.209) 20 juin 2006 11:43

      « Laissez être les choses », disait Heidegger. Fred Vargas en ses rom’pol dit exactement la même chose : laissez venir à vous les sensations, les choses, les êtres, la nature. Vous aurez alors une autre vision qu’a priori.


    • monteno (---.---.179.94) 20 juin 2006 15:30

      @argoul à propos de Fred Vargas...

      Même si je change de registre, en m’excusant de le faire ici, votre allusion à Fred Vargas et à sa recommandation me fait froid ds le dos...Autant j’étais sensible à la recommandation de François Cheng, autant la méthode Vargas m’inquiète si j’en juge les résultats sur son jugement à propos de Battisti ! Cet homme a été condamné par la justice d’un pays démocratique et trés proche de nous, pour 3 meurtres... La méthode ( coué ?) de Fred Vargas en fait un innocent ( n’est pas Alfred Dreyfus , qui veut)...Avoir supprimé la peine de mort est sans doute l’honneur de la gauche en France...Comment qualifier des gens qui se croient de gauche et sont responsables directement, ou même indirectement par le parti qu’ils dirigent, de 3 assassinats de gens qui ne partagent pas leurs idées politiques... Mais revenons à votre émouvant article sur françois Cheng, et laisssons Fred Vargas pour un autre post..Ne m’en veuillez pas pour ma réaction peut-être trop épidermique ...So long !


  • surfeur (---.---.76.179) 19 juin 2006 18:30

    argoul,

    Votre amour de la chine et de sa pensée, gagnerait certainement à la lecture de françois jullien.

    Avec toute ma considération.

    surfeur


    • zen (---.---.155.24) 19 juin 2006 18:36

      oui, François Julien est un bon guide, mais nuancé par J.F.Billeter,qui rend la pensée chinoise moins « exotique »...


  • (---.---.118.193) 19 juin 2006 23:09

    Houaff ! ça change drôlement du ton et des valeurs (anti-valeurs !) qu’on a l’habitude de voir mises en avant dans Agoravox ! Ca fait du bien !


  • Remo Vescia (---.---.147.186) 2 avril 2007 19:36

    Je songe à François Cheng qui sait exprimer si subtilement la vision chinoise, en se référant à la Beauté, à la peinture, à la musique, dans tous ses ouvrages, par exemple, dans « D’où jaillit le chant ». Écoutez-le plutot :

    "Seul le regard, - selon cette conception (chinoise de l’ordre du monde) - permet d’apporter lumière et sens aux choses, avec lesquelles nous sommes en naturelle résonance. Saisir leur secret, si peu que ce soit, c’est saisir le nôtre, fait d’immémoriale nostalgie et d’irrépressible désir. Nostalgie et désir d’une unité première, que l’homme se doit en tous ses actes, de retrouver. La peinture (de paysage) cherche à atteindre où les forces contraires qui se partagent la Terre semblent se fondre dans une indistinction dynamique - la brume et l’horizon vide, figurant ce lien central de transformation et de réconciliation, où le regard est convié en quelque sorte à s’évader hors de la prison des apparences. Les peintres atteignent ce but par la concentration du regard sur le cœur vivant des choses. Si évasion il y a, c’est, cette fois vers le dedans, vers le giron de toute réalité. La peinture est envisagée ici comme un acte de retrouvailles. Re-trouvailles avec ce que nous avons toujours, depuis la plus lointaine enfance, connu et pressenti. Avec tout ce qui se cache derrière les saisons et les feuillages : parfums, saveurs, murmures. Car la vérité du monde visible, présente toute entière en chaque être, en chaque objet, est à la fois lumière et musique - rythme tendu vers la primordiale Harmonie. Dès lors l’univers vivant, lorsque nous prenons conscience de cela, à l’heure de contempler ses plus fragiles manifestations sous la caresse d’un pinceau sensible, se révèle à nous comme un infini chant de l’âme".

    C’est simplement magnifique ! Amicalement, Remo Vescia


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