vendredi 14 décembre 2007 - par Argoul

La bêtise des intelligents

Je voudrais vous parler aujourd’hui d’un petit livre léger (210 pages), pétillant (36 chapitres) et qui rend joyeux. Il n’est que de voir en premier la photo de couverture, qui représente l’auteur, toute souriante et malicieuse, belle, jeune, pleine de vie. Belinda Cannone a un beau nom d’immigrée qui enfle sous la langue, qui ronfle dans le palais. Romancière et essayiste, elle analyse les mots et les attitudes. Dans ce petit livre, il s’agit de la bêtise.

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Vaste programme ! se serait écrié l’autre. Certes, mais elle cerne surtout la bêtise intelligente, bien différente de l’inintelligence ou même de la sottise. Chez tout le monde, aussi sophistiqué et cultivé qu’il soit, des mécanismes produisent de la bêtise : chez vous, chez moi, chez les autres. Pourquoi cela ?

  • pour se sentir au chaud dans un groupe ;
  • pour se sentir dépositaire de la force du nombre ;
  • pour attirer l’attention sur soi en rappelant les évidences de la mode ;
  • pour dire quelque chose alors qu’on en sait peu.

« Nous avons identifié des mécanismes bêtes ou qui incitent à penser par omission, comme le réflexe, la paresse, la pensée-mode, les bons sentiments, la réduction... - Nous avons aussi repéré des notions ou des pratiques conformistes comme le relativisme, la crainte de la censure, la pétition, le réactionnaire... » p. 204. Le réactionnaire, dont j’ai parlé abondamment, est par exemple une figure imaginaire qui sert de posture morale pour faire allégeance au ’Bon Côté’. Elle masque par son aspect d’épouvantail, bien évidemment des enjeux de pouvoir ici et maintenant : « A force de pourchasser le réac imaginaire, on ne voit pas le promoteur de l’adaptation qui, lui, nous ruine véritablement » p. 61.

Rassurez-vous ! Cette philosophie analytique n’est en rien pesante, sous la plume de Belinda (décidément, j’aime ce prénom). Elle met en scène trois personnages et quelques comparses ou faire-valoir, pour imaginer des dialogues plein de sève et ancré dans la vie vraie. « Il n’y a que l’amooûûûr ! » beuglait untel - ici, il y a de l’amour, mais aussi de la pensée. L’amour rend bête, mais d’une bêtise joyeuse, non pontifiante, qui ne fait de mal à personne - sauf à soi quand il rend malheureux. Le narrateur aime Clara, belle femme intelligente ; mais il travaille avec Gulliver, célibataire anxieux qui n’a de cesse de creuser les travers d’époque. Clin d’œil flaubertien, tous deux sont copistes, comme les célèbres Bouvard & Pécuchet, mais - modernité oblige - photocopistes (ils travaillent dans une officine de photocopies à la demande). Cela leur laisse le temps de penser, de controverser, d’analyser. Puis ils testent leurs théories dans les « dîners en ville ». Le chapitre sur les bobos (pp.103-109) est à cet égard délicieux !

Le danger de l’accord entre soi - qui fait si chaud au cœur et rend tout le monde si « sympathique » - « consisterait à privilégier l’accord aux dépens de la vérité, à penser AVEC l’autre plutôt qu’à penser juste, pour la pure jouissance de l’accord » p.15. Surtout quand cet autre fait partie « de ce relativement petit groupe - les gens intelligents - qui domine la pensée contemporaine » p.21. La pire traduction en serait dans la manifestation festive à motifs ’humanitaires’ qui cumule tout le politiquement correct de la bêtise de mode : « étalage de bons sentiments, fête et transgression, le résultat est ébouriffant » p.130. Une autre illustration est dans « l’art contemporain » : parce qu’il n’a pas d’enjeu social, parce qu’aller voir ses expositions est une démarche gratuite, parce qu’il « pose » en société (en fonction des valeurs de jeunisme, d’avant-garde, de nouveauté permanente que prône l’époque).

« Ceux-là qui se déclarent le plus résolument dérangeants aujourd’hui se signalent par le fait qu’ils ne dérangent personne et ils s’affichent d’ailleurs dans les musées nationaux et les maisons d’édition huppées. La bêtise, ici, consiste premièrement à se faire le héraut d’une idée terriblement datée en ayant l’impression d’être à la pointe avancée de la pensée - car, je te le dis sans ambages : ça date, de se prétendre dérangeant. Deuxièmement, à ne pas se rendre compte que, quand tout le monde (ministres, présidents de la République et directeurs d’affaires culturelles tout ensemble) aime le dérangement, c’est que ce dérangement ne dérange personne. Donc, aveuglement » p. 29.

Que faire pour se garder de la bêtise autant que faire se peut ? « Qui vive ? L’intelligence, selon moi, c’est d’abord cette qualité qui est à la portée de tous garder l’esprit en alerte » p. 56. « S’il avait utilisé intelligemment son intelligence, il aurait ouvert ses oreilles à la nouveauté, il aurait entendu qu’à côté du terme familier l’idée n’était pas habituelle, tandis que lui, comme un vieux crocodile dans son marigot, n’avait cessé de guetter ce qui lui paraissait connu pour le happer et le régurgiter » p. 138. N’a-t-on pas reconnu en cette attitude ce que sont souvent les ’commentaires’ des blogs ?

Désirs, peurs, fragilités, complaisances, ce ne sont que défauts véniels en démocratie apaisée. Mais que deviennent-ils en société totalitaire ? Sait-on que la majorité des Allemands ’ordinaires’ durant le nazisme n’ont en rien ’résisté’ au piétinement des valeurs d’humanisme dont ils étaient pourtant pénétrés ? C’est l’objet d’un chapitre pp.185-195 fort éclairant.

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« Voilà. La bêtise de l’intelligence tiendrait peut-être à cette fragilité qui rend l’individu incapable de résister à l’idéologie dominante et qui fait que ça REAGIT en lui au lieu qu’il pense » p. 80. Et pourtant, « qui ne prend pas le risque de dire des bêtises à toute chance de végéter » p.181. Nous ne sommes ni ange ni bête - soyons déjà, avec nos capacités, pleinement homme ! « Il ressortait de tout cela que la seule attitude responsable était la vigilance : la bêtise s’améliorant et, de ce fait, pouvant toujours nous saisir à notre insu, il fallait sans cesse réexaminer ce qu’on pensait, éventuellement balayer devant sa porte, peut-être retomber dans le conformisme, réexaminer et balayer à nouveau... » p. 207.

* Belinda Cannone, La Bêtise s’améliore, 2007, Stock collection L’autre pensée, 210 pages (trouvez le livre sur amazon.fr dans la colonne de gauche).

* Belinda est passée dans Les Nouveaux Chemins de la connaissance de Raphaël Enthoven sur France-Culture. Malheureusement, ni archives ni podcast disponibles...



7 réactions


  • TALL 14 décembre 2007 11:17

    Belle déclaration à Bellinda Cannone. smiley


  • Francis, agnotologue JL 14 décembre 2007 14:56

    S’il y a un rapport entre la bêtise et l’expression, et si Daniel Pennac a raison qui dit : « Les langues évoluent dans le sens de la paresse. », alors la bêtise a de l’avenir.


  • TTO TTO 14 décembre 2007 15:50

    Intéressant. On y retrouve la pensée fortement attaquée de Hannah Arendt sur la banalité du mal, sur sa superficialité. C’est l’incapacité à penser de Eichmann qui a permis qu’il devienne un monstrueux criminel de bureau. C’est malheureusement encore d’actualité.


    • Dégueuloir Dégueuloir 14 décembre 2007 16:06

      Dans la culture francophone, Intelligence vient du latin intellegentia (faculté de comprendre), dérivé du latin intellegere signifiant comprendre, et dont le préfixe inter (entre), et le radical legere (choisir, cueillir) ou ligare (lier) suggèrent essentiellement l’aptitude à relier des éléments qui sans elle resteraient séparés.

      Ainsi en est-il du langage qui permettrait à l’intelligence de saisir et d’exprimer le sens qui unit les mots, les phrases, les discours, etc..

      Ce serait donc la capacité à construire et utiliser des liens entre des éléments disparates, ce serait savoir interpréter au sens le plus large : lire les signes exprimés par l’homme, mais aussi les signes inscrits dans la nature, voire des signes au-delà de la nature (intelligence métaphysique), qui sont les éléments constitutifs du langage.

      il y a diverses intelligences dans la nature dont certaines nous dépassent allégrement,même chez des animaux primitifs,mais la seule réellement présente chez l’homme et, absente (ou peu développée)chez l’animal en général, est la créativité débordante (pas toujours pour le meilleur.... !) de homo-sapiens.....

      heureusement il y a Bellinda !! respect !!!


  • Dalziel 14 décembre 2007 16:25

    Pauvre Belinda, que je connais personnellement...

    Vous devez donc savoir ce qu’elle pense des cuistres...

    Parce qu’elle en pense forcément quelque chose. A en fréquenter...


  • Kobayachi Kobayachi 14 décembre 2007 22:30

    Intéressant, mais rien de bien nouveau dans ce livre, encore un autre ouvrage issue de l’analyse transactionnelle. Il a le mérite de se lire facilement et d’être de nous rappeler que les mots que nous utilisons ne sont jamais anodins. A conseiller a tous.

    PS : pour ceux qui comprennent l’anglais je vous conseil de voir ces vidéos : http://www.youtube.com/results?search_query=How+to+get+anyone+to+do+anything+&search=Search

    Dans un tout autre genre, mais essayez et vous serez surpris des résultats.


  • moebius 14 décembre 2007 22:47

    un livre qu’on ne saurait conseiller a Mr Hitler... ah ! ah ! (ici rire intelligent et sourire intelligent de Belinda Canone)


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