jeudi 10 septembre 2009 - par christian kostrubala

La démobilisation des cadres dans leur travail

Philippe Delerme nous invite avec son nouveau roman à prendre la température d’une société en réaction contre l’action, et fait l’éloge de l’épicurisme en dépit de toute logique productiviste.

« Antiaction.com ». C’est le nom qu’Arnold Spitzweg a donné à son blog, qui prône le refus du travail et de l’activité imposée.
 
A l’heure de la rentrée littéraire, nous avons nous aussi fait notre sélection, en constatant avec satisfaction que la vie au bureau entrait aussi dans un questionnement artistique, et faisait l’objet de plusieurs romans.Tandis que Serge Joncourt, dans L’homme qui ne savait pas dire non, dénonce une société de béni oui-oui, où l’on est habitué à acquiescer sans opposer de résistance ni faire preuve d’initiative personnelle, que François Marchand, dans L’imposteur, accuse les jeux d’apparences et de manipulation que fait naître le monde professionnel, Philippe Delerme nous invite, en évoquant le héros du roman éponyme de Herman Melville, à considérer les traumatismes qu’entraînent un travail porté par une idéologie de la production qui vire à l’activisme borné.
 
Quelque chose en lui de Bartleby, de P. Delerme, met donc en scène un homme « banal », un employé quelconque dont on ne relève aucune qualité particulière, et qui revendique sa normalité. Arnold Spitzweg est « l’archétype de l’homme moyen, interchangeable ». Si sa personnalité n’apporte aucune plus-value pour l’entreprise, comment alors obtenir une reconnaissance de la part de l’employeur ? C’est sans doute parce que son travail à La Poste ne lui apporte ni gloire ni satisfaction que Spitzweg ne veut rien donner pour son travail. Car la recette d’un bon management d’entreprise, c’est de reconnaître la valeur de son personnel, pour stimuler sa productivité.
 
En commun avec Bartleby, Arnold possède cette « même satisfaction morbide à exercer un travail dénué de réelle implication ». En fait, Arnold Spitzweg n’aime pas le travail. Il aime « pouvoir accueillir les choses », et fait l’éloge de l’inaction, de la contemplation, auxquelles le travail doit sans cesse le faire renoncer.
 
Son blog, « antiaction.com », apparaît alors comme un détournement de son outil de travail. Cet « appareil à tout faire », dit-il, lui sert justement à « dire qu’il ne fait rien ». On songe alors à ces employés rivés devant leur écran, présents au bureau mais débordants complètement du cadre du travail lorsqu’ils surfent sur des sites de rencontre, de voyages ou d’informations sans nul rapport avec leur tâche professionnelle.
 
A l’évidence, être là où on l’attend n’intéresse pas notre héros : il veut être seulement là où il veut. Son grand amusement est de faire des réponses déconcertantes, dignes du « I’d prefer not to » de Bartleby. Spitzweg abhorre cette obligation des usages, répondre comme il faut, utiliser les objets idoines, les formules appropriées. Mais cet anticonformisme ne se réduit pas à un pur et simple esprit de contradiction. Il s’agit pour le narrateur de lutter contre la schizophrénie engendrée par cette société de l’exigence. Il veut être lui et non pas donner une image. C’est pourquoi il est incapable de recevoir des ordres.
 
Mais au fur et à mesure qu’il écrit son blog, l’auteur se sent comme « une entité qui menace de se décoller » de l’identité du narrateur « pour vivre sa propre existence ». Faire, ce serait comme n’être plus tout à fait soi, comme si un dédoublement de sa personne s’opérait dans l’action produite. L’aliénation par le travail est toujours d’actualité, même dans les bureaux.
 
Pourtant, Spitzweg est bien acteur quand il écrit son blog. La différence, c’est qu’il se sent libre. C’est donc la contrainte qui l’aliène. A l’image de ce chien qui tient sa laisse en travers de la gueule, Spitzweg est heureux quand il est son propre maître. Arnold ne subit pas, il a une morale, des convictions. L’anti-action est sa règle de vie.
 
Le roman de Philippe Delerme nous montre que l’appréhension de l’espace est une dimension essentielle dans le sentiment de liberté. Son personnage aime à baguenauder dans la ville, il apprécie la qualité des quais, des terrasses, des jardins où il déambule. Mais au regard de Spitzweg, l’espace urbain est aujourd’hui consommé, utilisé dans un but de production, que ce soit pour les joggers qui font leurs footing comme pour les amoureux qui ont des coins préconisés… Le territoire ainsi tracé est évidemment encore plus fortement marqué dans l’espace du travail. Est-on libre dans un espace qui contient (implicitement ou non) des règles de circulation et d’utilisation ?
 
Dans la vie d’Arnold Spitzweg il n’y a pas de demain, car il n’y a pas de projet, de construction. Il parle au présent sur son blog, dont il relève la superficialité du support (on écrit sur un blog, et non dedans). Il ne vise pas un but, et dès lors qu’il s’aperçoit qu’il est attendu par ses lecteurs, il s’arrête. Il ne peut répondre à une attente, remplir une exigence. Il n’est pas stimulé par la demande, mais au contraire cela le bloque. La liberté, et le principe du plaisir, ne seraient-ils pas un moteur de travail plus efficace que la contrainte ? Si les employés d’aujourd’hui sont des Spitzweg, il faut qu’ils agissent pour eux, et pour personne d’autre. La reconnaissance n’est pas le moteur pour le héros de Delerme, qui montre le paradoxe de son succès sur Internet, qui a fait valoir une « façon d’être qui consistait précisément à s’effacer, à disparaître ».
 
Être soi-même et être avec les autres, c’est le problème de l’homme et de son « insociable sociabilité » que pointait déjà Kant. L’homme aspire à vivre seul mais ne peut se passer d’autrui : c’est cette contradiction le véritable moteur de toute action et de toute performance humaine. Le travail ne pourra jamais se défaire de cet antagonisme humain, mais il doit composer avec pour rétablir l’équilibre entre l’exigence et la liberté, la nécessité et le plaisir.
 


2 réactions


  • Ecométa Ecométa 11 septembre 2009 10:22

    « Être soi-même et être avec les autres, c’est le problème de l’homme et de son « insociable sociabilité » que pointait déjà Kant. L’homme aspire à vivre seul mais ne peut se passer d’autrui : c’est cette contradiction le véritable moteur de toute action et de toute performance humaine. Le travail ne pourra jamais se défaire de cet antagonisme humain, mais il doit composer avec pour rétablir l’équilibre entre l’exigence et la liberté, la nécessité et le plaisir. »

    L’homme n’aspire pas à vivre seul ; et la contradiction ne peut être moteur d’action ou de performance : elle ne peut qu’être que frein !

    L’individuel et collectif sont les deux faces d’une seul et même médaille qu’est l’être humain, nécessairement, tout à la fois, individuel et collectif, et en cela il est indivisible et individu ! Individu, du latin scolastique individuum, indivisible, ne signifie pas indivisible de lui-même, ce qui serait un non sens, mais indivisible de la société ; sauf à enfermer l’individu dans l’individualisme paroxysme d’individualité et plus individualité : l’être humain est un individu social !

    Pourquoi toujours raisonner en termes de dichotomie ou d’antagonisme ? Il n’y a que dans notre petite cervelle d’humain « rationaliste » que les choses s’opposent à l’antagonisme ! Dans la « Nature », les « états de nature », dont la nature humaine… à condition de l’accepter telle qu’elle est et non comme certains voudraient qu’elle soit, et sauf accident toujours possible, sauf simple réaction en fait, car la perfection n’existe pas : dans la nature tout participe, tout collabore et s’entretient !

    Pourquoi opposer l’individuel au collectif, la partie au tout ? Pourquoi réduire le tout à la partie ? Une « société individualiste », comme est caractérisée cette moderne société : avons-nous conscience de la stupidité du concept ? Avons-nous conscience du non sens de l’expression : de son antinomie ? Avons-nous conscience de cette contradiction : de cette impossibilité ? Visiblement non !

    Le vrai problème c’est l’usage paroxysmique que nous faisons des choses. De l’individualisme paroxysme d’individualité et plus réellement individualité ! Du communisme ou collectivisme paroxysme de communauté ou de collectivité et plus réellement communauté ou collectivité ! De l’économisme usage paroxysmique de l’économie et plus réellement économie ! Du capitalisme usage paroxysmique du capital qui réduit l’économie, système combien complexe, au seul capital !

    Il serait temps de bannir les termes en « isme » de notre langage, du moins de prendre conscience de leur nocivité car ils sont comme autant de paroxysmes, et considérer simplement, ceux, bien plus simple, simple concept,  dont ils sont issus et qui représentent la meilleure réalité possible   !


  • Christoff_M Christoff_M 11 septembre 2009 23:19

    Dans cette société qui se prétend société d’information et d’échanges, visiblement, il y a bcp de
    personnes qui occupent une place par défaut et qui ne cherchent pas à faire autre chose !!

    Vous pouvez mettre tous les plans qualité du monde au service d’une boite, si la moitié des gens rament et l’autre ne se sent pas investie, la barque n’avance pas ou mieux tourne en rond !!
    Et dans ce cas on demande des comptes à l’encadrement, premier échelon !!

    le problème c’est aussi que des gens totalement à coté de la plaque, passent inaperçus dans le système, ce qui n’est bon ni pour eux, qui se sentent encore plus démotivés, ni pour l’ensemble qui patit d’un ou plusieurs maillons faibles, non identifiés !!


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