jeudi 4 décembre 2014 - par Joss Doszen

« La maitresse des épices » de Chitra Banerjee DIVAKARUNI, ou le pays de la poésie relevée

"Les grands qui se tenaient à l’autre bout de la cour de l’école et faisaient que regarder ; un jour ils sont venus et ont chassé les autres en criant, foutez le camp. Ont brossé mes vêtements et m’ont payé un Coca glacé cet après-midi brulant comme une fournaise et ont déclaré, on va te défendre."

Un nom d’auteur d’un exotisme affolant. Exotisme.
Un mot qui m’a toujours posé problème tant il peut renfermer clichés et condescendance, mais c’était avant que je lise "La maitresse des épices" de Chitra Banerjee DIVAKARUNI.

Exotisme, prend ici tout son sens tant il nous pousse dans un voyage fait de féérie, d’aventure, de magie et, évidemment, d’amour impossible.

Tilottama, le nom d’une divinité indienne, une Apsara (nymphe céleste d’une grande beauté, signifie l’être dont la plus petite particule est la plus belle ou l’être qui possède les plus belles et les plus prestigieuses qualités), est le patronyme volontairement pris par notre jeune héroïne aux vies multiples. Tilo, pour les intimes, nous entraine dès le début du récit dans la poésie de ses vies qui débutent comme une vaste blague.

Puis l’éclair bleu acier zébra le ciel, et la foudre fendit en deux le vénérable banian de la place du marché. La sage-femme, à la vue du capuchon pourpre veiné qui recouvrait mon visage, poussa un cri et le devin, dans le soir empli de mouches de pluie, hocha une tête chagrine à l’adresse de mon père.

La jeune Tilo n’est pas jolie. Elle le sait, l’intériorise. Son entourage le lui rappelle, son miroir le lui cri. Enfance faite de frustration, celle qui aurait voulu être autre physiquement est une image quasi parfaite de Peccola Breedlove, le personnage à la vie dramatique de "L’œil le plus bleu" de Toni MORRISON. La différence, c’est qu’ici nous sommes en Inde, pays de toutes les magies, de tous les possibles. Alors, la jeune enfant ne peut n’être "que" pas jolie. Elle nait avec un don de prescience.

Peut-être est-ce à cause de cela que les mots me sont venus si tôt.
Et la vue.
Ou alors à cause de la solitude, le besoin né de la colère chez cette gamine noiraude qu’on laissait vagabonder sans surveillance dans le village, personne ne se souciant assez d’elle pour lui interdire quoi que se soit.

Ce don, fera d’elle un être à part, adulé des gens, faisant la richesse des siens. Vivre avec un tel « cadeau » ne peut que vous extraire de la "normalité" des vies qui vous entourent. Celle qui, déjà, était exclue de par son physique, vit une seconde exclusion de la vie des autres, de par l’adulation qu’elle suscite.

Ma renommée s’étendit. Des villes voisines et de plus loin encore, des cités qui se trouvaient de l’autre côté des montagnes, les gens se mettaient en route pour que d’une imposition de main, je change leur destin.

Ce n’est qu’une enfant. Une enfant qui aurait dû être éduquée à l’humilité mais est laissée à la vanité qu’induit toute mise sur un piédestal. Et son piédestal est haut perché.

Je coiffais mes cheveux avec des peignes façonnés dans l’écaille des grandes tortues des îles Andamans.

Tilo, malgré, à cause, de ses grands pouvoir grandit hors de l’amour des siens et se crée son monde. Monde qui aurait pu suivre ce court – particulier – mais banal d’une enfant prodigue, mais c’était sans compter sur le destin. Destin qui veut que des pirates aient eu besoin d’une présence porte-bonheur sur leur bateau, destin qui fera – dans le sang et le drame – de Tilottama la mascotte des flibustiers et, quelques années plus tard, leur capitaine et champion.

Les pirates avaient des dents comme de la pierre polie et des cimeterres dont les manches étaient des défenses d’ours. Leurs doigts étaient chargés de bagues, améthyste, émeraude et escarboucle, et à leurs cous pendaient des saphirs qui portent bonheur en mer.

Cette vie des mers de Tilo est la partie la plus frustrante du récit car il donne l’impression d’un gâchis. Chitra DIVAKARUNI survole trop vite une vie, qui semble être remplie d’aventures extraordinaires, d’une femme/enfant qui se hausse au sommet de la hiérarchie pirate grâce à ses dons de voyance. Dommage, dommage de survoler aussi vite cette partie.

La troisième vie de Tilo est celle qui lui donnera son nom. La vie auprès des prêtresses des épices. Pendant des années (siècles ?) dans un monde hors du temps, la jeune fille va apprendre ce qu’est la science des épices, à en devenir une maitresse. Là nous rentrons vraiment dans la magie et la poésie. Les mots sont beaux, les descriptions des lieux, de la vie des jeunes apprenties pleine de féérie. Et Chitra B. DIVAKARUNI nous fait rentrer dans la vie des épices. Là débute réellement notre apprentissage.

Savez-vous, Tilo, ce qu’il y a de plus triste au monde ? C’est de tenir quelqu’un que vous avez aimé si fort que la seule pensée d’elle vous traversait la tête comme un éclair de lumière, et de sentir – non, non, pas de la haine, même ça c’est quelque chose – mais ce froid immense qui enfle en vous tel un ballon ; vous savez que vous pouvez laisser votre bras autour d’elle ou bien l’enlever et partir, cela ne ferait aucune différence.

Chaque épice est étudiée, maitrisée par les apprenties. La "Vieille" leur apprend à les connaitre, les respecter, à exalter leurs pouvoirs, à en craindre la colère. La vie sur" l’île des épices" est marquée par l’apprentissage, le recueillement, la méditation. Pour la fougueuse et orgueilleuse Tilottama, la meilleure de toutes les élèves, l’épreuve la plus grande est de lutter contre cette fierté, cette vanité née de son enfance, qui pourrait provoquer sa déchéance.

Le piment chante avec la voix d’un faucon décrivant des cercles au-dessus des collines blanchies par le soleil où rien ne pousse. Moi, Lanka, je suis fils d’Agni le dieu du feu, je suis tombé du bout de ses doigts pour apporter du goût à cette terre fade.

Époque Quatre de la vie de la maitresse des épices. Oakland.
Essaimée au quatre coin du monde, chaque maitresse a choisi l’endroit où elle exercera, acceptant de délaisser jeunesse et beauté et de porter les oripeaux de vieille tenancière de gargote exotique. La grande Tilottama, vendeuse d’épice dans un de ces bouis-bouis de produits exotiques dans lequel on trouve les choses les plus improbables, venues des quatre coins du monde. Tilottama qui a accepté sa mission, celle d’aider les siens, sans tambours ni trompettes, en toute discrétion ; le sacerdoce de toutes les grandes maitresses des épices.

Une poignée de Curcuma enveloppée dans un morceau de vieux papier journal en murmurant au-dessus les formules de guérison, glissée dans ton sac à provisions pendant que tu ne regardes pas. La ficelle nouée en un triple nœud en forme de fleur, et dedans le curcuma doux comme du satin, de la couleur de la meurtrissure qui coule sur ta joue de dessous le bord noir de tes lunettes de soleil.

Mais il y a un "mais". Comme toujours, sinon la vie serait bien ennuyeuse. La maitresse des épices a fait vœux de solitude, d’engagement pour les autres mais aussi et surtout, de "chasteté émotionnelle". Le pire de vœux.
Jurer d’aider l’autre sans jamais le laisser pénétrer son cœur. L’épée de Damoclès permanente de l’implication ; aimer est interdit.

Ce serait si facile. Un Tola de racine de lotus brûlé le soir avec du prisnîparnî, une ou deux formules, et il ne pourrait pas rester à l’écart. Oui, ce serait lui qui se tiendrait maintenant en face de moi et non ce gros homme avec ses lunettes cerclées qui me dit que je n’ai plus de chana besan. Si je le voulais, ce n’est pas ce vieux corps qu’il verrait mais celui que je choisirais, la courbe d’un sein en forme de mangue pour épouser le creux de sa paume, la longue ligne fuselée comme l’eucalyptus d’une cuisse. Je ferai appel à d’autres épices, l’abhrak et l’âmalaki pour effacer les rides, foncer les cheveux et affermir la chair flasque. Et souveraine entre toutes la makaradwaj qui rend la jeunesse que les Aswhini-Kumara, médecins jumeaux des dieux, donnèrent à leur disciple Dhanwantari faisant de lui le premier des guérisseurs. Makaradwaj que l’on doit toujours utiliser avec beaucoup de prudence, car il suffit d’une mesure de trop pour donner la mort, mais je n’ai pas peur, moi Tilo qui fus la plus douée des apprenties de la Vieille.

Là est la plus grande épreuve des maitresses, épreuve dans laquelle – évidemment – Tilo va échouer. Tour à tour, elle apprend à connaitre ses clients, elle apprend à connaître leurs soucis, leurs espoirs, leurs tourments. Son pouvoir sur les épices lié à son don de vision sont des redoutables armes pour aider mais aussi pour se perdre dans l’amour qu’elle ne peut s’empêche de ressentir pour ses gens qui, tous les jours, pénètrent sa boutique. Alors, inexorablement, Tilo s’implique, Tilo s’attache, Tilo se perd.

L’épreuve pour Tilo tourne au combat. Au quotidien respecter les épices, rester soumise à leurs lois, ne pas forcer leur amour même en maîtresse.
Tous les jours, elle rencontre cet homme du commun, qui ressemble à n’importe lequel de ses chauffeurs de taxi jaune new-yorkais à l’accent de Bangalore et qui la soumet à l’épreuve de la compassion.


La femme battue, la femme humiliée, Tilo ne peut lui être indifférente. Le récit se fait là engagé, révolté. La réalité décrite est dure tout en restant circonstancié. Tilo est d’abord une observatrice, celle qui ne doit pas prendre parti sans nuance.

La femme d’Ahuja a un prénom, bien sûr. Lalitâ. La-li-tâ, trois syllabes liquides parfaitement adaptées à sa douce beauté. J’aimerai bien l’appeler par son prénom, mais comment le pourrais-je alors qu’elle ne se conçoit elle-même qu’en tant qu’épouse ?

Le gamin, Jgjit, qui subit son immigration, dont la vie est au bord du chaos, et les parents ne voient pas le gouffre. La parentalité n’est pas facile, l’enfance déracinée l’est encore moins ; à chacun ses épreuves, Tilo n’est là que pour aider, pas pour juger.

Les grands qui se tenaient à l’autre bout de la cour de l’école et faisaient que regarder ; un jour ils sont venus et ont chassé les autres en criant, foutez le camp. Ont brossé mes vêtements et m’ont payé un Coca glacé cet après-midi brulant comme une fournaise et ont déclaré, on va te défendre.

Et plusieurs personnages comme cela traversent le quotidien de Tilottama, la maitresse des épices, la mettant à l’épreuve de l’amour, quand les épices, eux, lui demandent fidélité aux promesses et respect des règles.
Chitra B. DIVAKARUNI nous brosse le portrait de vies malmenées d’immigrés indiens dans une mégalopole occidentale, avec les épreuves multiples et diverses que chacun rencontre. Le récit est ancré dans le contemporain, dans le réelle qui unit tous les déracinés du monde. Entre la modernité des arrivants des premières générations et de leurs fils et filles qui, déjà, ne sont plus vraiment leurs parents, sans en être si différent que ça.

Mais elle. Les poignets de dentelle de ses chemises de nuit, la façon dont elle s’astreignait à faire des abdominaux le matin, la colonne vertébrale cambrée juste ce qu’il faut, le parfum à l’eau de Cologne avec laquelle elle aspergeait généreusement sa gorge. Elle ne possédait pas beaucoup de vêtements, mais les achetait toujours chez de bons faiseurs. Ses chaussures, hautes avec des talons pointus, faisaient ondoyer ses robes autour de ses jambes quand elle se déplaçait dans la maison comme si elle jouait dans un film. Même son nom, pas Sue ou Molly ou Edith comme les voisines, mais Célestina, qu’elle prononçait d’une voix mélodieuse et ne permettait à personne de l’abréger.

Finissons par ce qui fâche, passons sans nous y attarder sur les scories qui empêchent ce roman d’entrer dans le cercle fermé de mes chef-d’ œuvres littéraires mais le fait flirter amoureusement avec. La chute est atroce.

Ce livre, dans l’esprit poétique et l’amour qu’il montre pour les épices et les traditions indiennes dans leur large diversité est un délice de lecture. C’est le mot qui vient instantanément ; ce livre est délicieux, fait pour les fins gourmets qui apprécient les images remplies de douceur et de magie. Mais, Dieu que sa fin est foireuse !

"Foireuse", mot choisi à dessein pour refléter la descente dans les abîmes du banal à l’américaine dans lequel Chitra Banerjee DIVAKARUNI s’est laissée aller dans le dernier quart de ce livre.
Les démangeaisons de mes doigts seront contenues et je n’en dirais pas plus ici, mais je traverse là une épreuve digne du supplice des épices. Un seul indice, l’adaptation cinématographique de ce livre, pour appâter la ménagère, débordante de sensiblerie, de moins de cinquante ans, s’est focalisée sur cet aspect du récit qui, pourtant, aurait dû être marginal.

Lisez donc ce magnifique livre pour les quatre-vingt-dix pour cent de son magnifique contenu, qui en fait une de mes plus belles (re)lectures de l’année, puis lisez-en les dernières pages et venez – dans le huis-clôt d’Internet – en discuter avec le néo-amoureux convaincu que je suis.


La maitresse des épices

Chitra Banerjee DIVAKARUNI

Éditions Picquier poche (2002)




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